Escalades dans les Alpes/CHAPITRE XXI

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Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 382-393).
Le sommet du Cervin.

CHAPITRE XXI.

ASCENSION DU CERVIN.

Le 13 juillet 1865, nous partîmes de Zermatt à 5 heures 30 minutes du matin ; le temps était superbe et le ciel sans nuages. Nous étions au nombre de huit : Croz, le vieux Pierre Taugwalder et ses deux fils[1], lord Francis Douglas, Hadow, Hudson[2] et moi. Pour plus de sécurité, chaque touriste eut son guide. Le plus jeune des Taugwalder m’échut en partage ; fier de faire partie de notre expédition, heureux de montrer sa vigueur et son adresse, il se distingua dès le départ.

J’étais chargé de porter les outres qui renfermaient la provision de vin ; chaque fois qu’on y puisa dans le courant de la journée, j’eus soin de les remplir secrètement avec de l’eau ; aussi, à la halte suivante, se trouvèrent-elles plus pleines encore qu’au départ ! Ce phénomène, qui parut presque miraculeux, fut considéré comme un heureux présage.

Notre intention n’était pas de nous élever à une grande hauteur le premier jour ; nous montâmes donc fort à notre aise. À 8 heures 20 minutes, nous recueillîmes les objets déposés dans la chapelle du Schwarzsee, puis nous continuâmes à gravir l’arête qui relie le Hörnli au Cervin[3]. À 11 heures et demie, nous arrivions ainsi à la base du pic principal ; là, quittant l’arête, nous dûmes contourner quelques saillies de rochers pour gagner le versant oriental. Parvenus alors sur la montagne même, nous constatâmes, à notre grand étonnement, que des pentes qui paraissaient absolument inaccessibles, vues du Riffel ou même du glacier de Furggen, étaient si faciles à gravir que nous pouvions presque monter en courant.

Avant midi, une position excellente avait été trouvée pour la tente, à une hauteur de 3350 mètres[4].

Croz partit en reconnaissance avec le jeune Pierre, afin d’épargner notre temps le lendemain matin. Ils traversèrent à leur extrémité supérieure, en taillant des pas, les pentes de neige qui descendent dans la direction du glacier de Furggen et disparurent derrière un angle de rochers, mais nous les vîmes bientôt reparaître à une grande hauteur sur la montagne, grimpant avec rapidité. Quant à nous, nous nous mîmes à établir une plate-forme solide dans un endroit bien abrité, pour y dresser la tente ; puis nous attendîmes impatiemment le retour des deux guides. Les pierres qu’ils faisaient tomber signalaient leur présence à une altitude déjà fort élevée ; nous pouvions donc espérer que l’ascension serait facile. Enfin, vers trois heures, nous les vîmes revenir, en apparence très-animés :

« Eh bien, Pierre, qu’en disent-ils ?

— Rien de bien bon, messieurs. »

Mais les deux guides nous tinrent un tout autre langage : « Tout était pour le mieux, il n’y avait pas le moindre obstacle, pas la plus petite difficulté ! Nous aurions pu atteindre le sommet et revenir le même jour ! »

Le reste de la soirée se passa fort paisiblement ; les uns se chauffèrent au soleil, les autres se mirent à prendre des croquis ou à recueillir divers échantillons. Quand le soleil disparut, son coucher splendide nous promit une magnifique journée pour le lendemain, et nous rentrâmes dans la tente, où nous nous préparâmes à passer la nuit. Hudson fit du thé, moi je fis du café ; puis chacun de nous s’enveloppa dans sa couverture-sac. Lord Francis Douglas et moi nous occupions la tente avec les Taugwalder ; nos compagnons avaient préféré coucher en plein air. Les échos de la montagne retentirent longtemps, après le crépuscule, de nos rires et des chansons des guides. Aucun danger n’étant à craindre, nous nous sentions tous pleins de gaieté et de sécurité.

Le 14, nous étions sur pied avant l’aube et nous partîmes dès qu’il fit assez clair pour pouvoir se diriger. Le jeune Pierre nous accompagna en qualité de guide et son frère retourna à Zermatt[5]. Suivant la direction que les guides avaient prise la veille, nous eûmes bientôt contourné la saillie qui, de la tente, nous dérobait la vue du versant oriental de la montagne. Alors seulement nous embrassâmes d’un regard cette grande arête qui se dressait devant nous comme un gigantesque escalier naturel haut de près de mille mètres. Elle n’était pas partout d’un accès également commode, mais enfin nous ne rencontrâmes aucune difficulté assez sérieuse pour nous arrêter ; quand un obstacle insurmontable se présentait de front, il nous était toujours possible de le tourner en inclinant soit à droite soit à gauche. Pendant la plus grande partie de cette première escalade, il ne nous fut pas nécessaire de recourir à la corde ; Hudson et moi nous marchâmes, à tour de rôle, en tête de la colonne. À 6 heures 20 minutes du matin, nous étions arrivés à une hauteur de 3900 mètres ; nous fîmes une première halte d’une demi-heure, puis nous continuâmes à monter sans nous arrêter jusqu’à 9 heures 55 minutes ; nous fîmes alors une seconde halte de cinquante minutes, à une hauteur de 4270 mètres.

Deux fois nous dûmes passer sur l’arête du nord-est, que nous suivîmes pendant une courte distance, mais sans rien gagner au change, car elle était beaucoup moins solide, plus escarpée et toujours plus difficile à gravir que la face orientale[6]. Cependant, craignant les avalanches de pierres, nous eûmes soin de ne pas trop nous en éloigner[7].

Nous étions arrivés alors à la base de cette partie du Cervin qui, vue du Riffelberg ou de Zermatt, paraît être absolument à pic et même surplomber la vallée ; il nous fut donc impossible de continuer à monter par le versant oriental. Nous dûmes pendant quelque temps gravir, en suivant la neige, l’arête qui descend vers Zermatt ; puis, d’un commun accord, nous revînmes vers la droite, c’est-à-dire au versant septentrional de la montagne. Nous avions alors opéré un changement dans l’ordre de la marche. Croz avait pris la tête de la colonne ; je le suivais ; Hudson venait en troisième ; Hadow et le vieux Pierre formaient l’arrière-garde. « Maintenant, dit Croz en se mettant en marche, ce sera bien différent. » À mesure que les difficultés augmentaient, les plus grandes précautions devenaient nécessaires. En certains endroits, on trouvait à peine un point d’appui, il était donc prudent de placer en tête ceux dont le pied était le plus solide. L’inclinaison générale de ce versant n’atteignait pas 40 degrés ; la neige, en s’y accumulant, avait rempli les interstices des rochers : les rares fragments qui en perçaient çà et là la surface étaient parfois recouverts d’une mince couche de glace formée par la neige qui s’était fondue et qui avait gelé presque aussitôt. C’était, sur une plus petite échelle, la contre-partie des 215 mètres qui terminent le sommet de la Pointe des Écrins, avec cette différence essentielle, cependant, que le versant des Écrins avait une inclinaison de plus de 50 degrés, tandis que celle du Cervin n’atteignait pas 40 degrés[8].

Ce passage n’offrait aucun danger à un montagnard exercé. M. Hudson, comme dans tout le reste de l’ascension, n’y réclama nulle assistance. Plusieurs fois, Croz me tendit la main pour m’aider à franchir un endroit difficile ; me retournant alors, j’offris le même secours à M. Hudson, mais il ne l’accepta jamais, disant que c’était inutile. M. Hadow, lui, n’était pas habitué à de pareilles ascensions : aussi fallait-il continuellement lui venir en aide. Mais, il est juste de l’ajouter, la peine qu’il eut à nous suivre dans ces mauvais pas venait simplement et absolument de son inexpérience.

Cette seule partie vraiment difficile de l’ascension n’avait pas une grande étendue[9]. Nous la traversâmes d’abord presque horizontalement sur une longueur d’environ 120 mètres ; nous montâmes ensuite directement vers le sommet pendant près de 20 mètres ; puis nous dûmes revenir sur l’arête qui descend vers Zermatt. Un long et difficile détour qu’il nous fallut faire pour contourner une saillie de rocher nous ramena sur la neige. À partir de ce point, le dernier doute s’évanouit ! Encore 60 mètres d’une neige facile à gravir, et le Cervin était à nous !

Reportons un instant notre pensée vers les Italiens qui avaient quitté le Breuil le 11 juillet. Quatre jours s’étaient écoulés depuis leur départ et nous craignions de les voir arriver les premiers au sommet. Pendant toute l’ascension, nous n’avions cessé de parler d’eux, et, plus d’une fois, victimes de fausses alarmes, nous avions cru voir « des hommes sur la cime de la montagne. » Notre anxiété croissait donc à mesure que nous montions. Si nous allions être distancés au dernier moment ! La raideur de la pente diminuant, on put quitter la corde ; Croz et moi nous nous élançâmes aussitôt en avant, exécutant côte à côte une course folle qui se termina ex æquo. À 1 heure 40 minutes de l’après-midi, le monde était à nos pieds, l’invincible Cervin était conquis ! Hourra ! pas une seule trace de pas ne se voyait sur la neige !

Et cependant, notre triomphe était-il bien certain ?

Le sommet du Cervin est formé d’une arête grossièrement nivelée, longue d’environ 107 mètres[10] ; les Italiens étaient peut-être parvenus à l’extrémité la plus éloignée ? Je gagnai en toute hâte la pointe méridionale, scrutant la neige d’un œil avide. Encore une fois, hourra ! pas un pied humain ne l’avait foulée. Où pouvaient être nos rivaux ? — J’avançai la tête par-dessus les rochers, partagé entre le doute et la certitude. Je les aperçus aussitôt, à une immense distance au-dessous de nous, sur l’arête ; à peine l’œil pouvait-il les distinguer. Agitant en l’air mes bras et mon chapeau, je me mis à crier :

« Croz ! Croz ! venez, venez vite !

— Où sont-ils, monsieur ?

— Là, vous ne les voyez pas, là tout en bas ?

— Ah ! les coquins[11], ils sont encore bien loin !

— Croz, il faut absolument qu’ils entendent nos cris de victoire ! »

Nous criâmes donc à tue-tête jusqu’à ce que nous fûmes enroués. Les Italiens semblaient regarder de notre côté, mais nous n’en étions pas bien sûrs. « Croz, je veux qu’ils nous entendent ! ils nous entendront. » Saisissant alors une grosse pierre, je la poussai de toutes mes forces dans l’abîme et sommai mon compagnon d’en faire autant au nom de l’amitié. Employant nos bâtons en guise de levier, nous soulevâmes d’énormes blocs de rochers, et bientôt un torrent de pierres roula le long de la montagne. Cette fois il n’y avait plus de méprise possible. Les Italiens épouvantés battirent en retraite au plus vite[12].

Eh bien, je regrettais vivement que le chef de cette expédition n’eût pas été avec nous à ce moment, car nos cris de triomphe durent lui porter un coup terrible. L’ambition de toute sa vie se trouvait déçue par notre victoire. De tous les hardis montagnards qui avaient tenté l’ascension du Cervin, c’était certes celui qui méritait le mieux d’arriver le premier au sommet. Le premier, il avait eu la gloire de croire au succès, et seul il avait persisté dans son opinion. Son rêve était d’atteindre le point culminant par le versant qui regarde l’Italie, en l’honneur de sa vallée natale. Une fois il eut tous les atouts en main, il joua de son mieux, mais une seule faute lui fit perdre la partie. Les temps ont bien changé pour Carrel. Sa suprématie, jadis incontestée, est fortement ébranlée dans le Val Tournanche ; de nouveaux guides ont fait leurs preuves ; on ne le considère plus comme le chasseur par excellence. Pour moi, il restera ce qu’il est encore aujourd’hui ; on aura de la peine à trouver son maître.

Mes amis nous ayant rejoints, nous retournâmes à l’extrémité septentrionale de l’arête. Croz saisit alors le bâton de la tente[13], et le planta dans la neige à l’endroit le plus élevé.

« Bon, dîmes-nous, voilà bien la hampe, mais où est le drapeau ?

— Le voici, » répondit-il, en ôtant sa blouse qu’il attacha au bâton.

C’était la un bien pauvre étendard et pas un souffle de vent ne le faisait flotter ; cependant on le vit de partout à la ronde, — de Zermatt, — du Riffel, — du Val Tournanche. Au Breuil, ceux qui guettaient l’arrivée des guides au sommet se mirent à crier : « La victoire est à nous ! » Les « bravos » pour Carrel et les « vivats » pour l’Italie éclatèrent de toutes parts ; chacun célébra le glorieux événement. Ils furent bien désabusés le lendemain matin. Tout était changé ; les guides revinrent tristes, humiliés, abattus, sombres et découragés[14]. — « Ce n’est que trop vrai, dirent-ils, nous les avons vus de nos propres yeux,

Le premier drapeau planté sur le Cervin.


ils ont fait rouler des pierres sur nous ! L’ancienne tradition est vraie, la cime du Cervin est défendue par des esprits ! »

Nous retournâmes à l’extrémité méridionale du sommet, pour élever une petite pyramide de pierres, puis nous admirâmes la vue qui se déroulait à nos yeux[15].

C’était une de ces journées pures et tranquilles qui précèdent d’ordinaire le mauvais temps. L’atmosphère, profondément calme, n’était troublée par aucun nuage, par aucune vapeur. Les montagnes situées à soixante-quinze kilomètres, que dis-je ? à cent kilomètres de nous, se voyaient avec une telle netteté qu’on les eût crues à la portée de la main ; tous leurs détails, leurs vives arêtes, leurs escarpements abrupts, leurs neiges immaculées, leurs glaciers étincelants, s’étalaient sous nos yeux sans un défaut. Celles dont les formes nous étaient familières évoquaient en foule dans notre mémoire les heureux souvenirs de nos courses des années précédentes. — Pas un des grands pics des Alpes ne nous était caché[16].

Je la revois encore, aussi nettement qu’à cette heure solennelle, cette grande ceinture de cimes géantes dominant les chaînes et les massifs qui leur servaient de base. Je revois d’abord la Dent Blanche au grand sommet blanc ; le Gabelhorn, le Rothhorn à la pointe aiguë ; l’incomparable Weisshorn ; les Mischabelhœrner, semblables à d’énormes tours, flanquées par l’Allalinhorn, le Strahlhorn et le Rimpfischhorn ; puis le Mont-Bose avec ses nombreuses Aiguilles (Spitzen), le Lyskamm et le Breithorn. Par derrière se dressent le groupe superbe de l’Oberland bernois, dominé par le Finsteraarhorn ; les groupes du Simplon et du Saint-Gothard ; la Disgrazia et l’Orteler. Au sud, nos regards plongent bien au delà de Chivasso dans la plaine du Piémont. Le Viso, éloigné de cent soixante kilomètres, paraît tout près de nous ; à deux cents kilomètres de distance se montrent les Alpes Maritimes que ne voile aucune brume. En me tournant du côté de l’ouest je reconnais ma première passion, le Pelvoux, les Écrins et la Meije ; puis après avoir contemplé les massifs des Alpes Grecques, j’admire le roi des Alpes, le magnifique Mont-Blanc, splendidement éclairé par les rayons dorés du soleil. À 3300 mètres au-dessous de nous s’étendent les champs verdoyants de Zermatt, parsemés de chalets d’où s’échappent lentement des filets d’une fumée bleuâtre. De l’autre côté, à une profondeur de 2700 mètres, s’étalent les pâturages du Breuil. Je vois encore d’épaisses et tristes forêts, de fraîches et riantes prairies, des cascades furieuses, des lacs tranquilles, des terres fertiles et des solitudes sauvages, des plaines fécondées par le soleil et des plateaux glacés ; les formes les plus abruptes, les contours les plus gracieux, des rochers escarpés et à pic, des pentes doucement ondulées ; des montagnes de pierre ou des montagnes de neige, les unes sombres, solennelles, ou bien étincelantes de blancheur, ornées de hautes murailles, de tours, de clochetons, terminées en pyramides, en dômes, en cônes, en aiguilles, semblables aux flèches hardies des cathédrales gothiques ! Toutes les combinaisons de lignes que l’univers peut offrir, tous les contrastes que l’imagination peut rêver !

Nous restâmes une heure entière sur le sommet.

« One crowded hour of glorious life. »
« Une heure bien remplie de vie glorieuse. »

Cette heure passa trop vite, et nous nous préparâmes à descendre.



  1. Les deux jeunes Taugwalder, engagés en qualité de porteurs, suivant le désir de leur père, portaient des provisions pour plus de trois jours, dans le cas où l’ascension nous prendrait plus de temps que nous ne l’avions prévu.
  2. Je me rappelle une conversation que j’eus il y a quelques années avec un amateur bien connu de courses de montagnes ; nous parlions des voyages à pied : je hasardai l’opinion qu’un homme capable de faire 40 kilomètres par jour en moyenne pouvait être regardé comme un bon marcheur. « Un beau marcheur, reprit-il, — un beau marcheur. » — « Alors qui qualifierez-vous de bon marcheur ? » — « Eh bien, reprit-il, je vais vous le dire. Il y a quelque temps, j’avais résolu de faire un voyage en Suisse avec un ami ; il m’écrivit peu après pour m’avertir qu’il devait emmener avec lui un très-jeune homme assez délicat, incapable de soutenir de grandes fatigues, et de faire à pied plus de 80 kilomètres par jour ! » — « Qu’est devenu ce jeune garçon si délicat ? » — « Il vit et se porte fort bien. » — « Et qui était votre ami extraordinaire ? » — « Charles Hudson. » — Les deux gentlemen dont je viens de parler étaient parfaitement en état, j’en suis persuadé, de faire à pied plus de 80 kilomètres par jour, mais c’étaient des marcheurs exceptionnels et non de bons piétons.

    Charles Hudson, vicaire de Skillington dans le Lincolnshire, était regardé comme le plus fort amateur de son temps par la confrérie des touristes-montagnards. Il avait organisé et guidé l’expédition anglaise qui fit en 1865 l’ascension du Mont-Blanc par l’Aiguille du Goûter et descendit par les Grands Mulets, le tout sans aucun guide. Une longue pratique avait rendu son pied parfaitement sûr ; sous ce rapport, il était peu inférieur à un montagnard de naissance. C’était un homme bien constitué, d’une taille moyenne et d’un âge moyen, ni gros ni maigre, d’une figure agréable, quoique plutôt sérieuse, et de manières parfaitement simples. Bien qu’il ne fût pas très-grand, sa force était athlétique ; quoiqu’il eût exécuté avec un succès complet les tours de force les plus extraordinaires dans ses excursions alpestres, il était certes le dernier à parler de ses exploits, dont il ne tirait pas la moindre vanité. M. Hadow, son ami, jeune homme de dix-neuf ans, avait l’air et les manières d’un homme plus âgé. C’était aussi un marcheur remarquable, mais il faisait en 1865 sa première campagne dans les Alpes. Lord Francis Douglas était à peu près du même âge que M. Hadow. Il avait sur lui l’avantage d’avoir passé plusieurs étés dans les Alpes ; agile et souple comme un daim, il fût devenu sous peu un parfait montagnard. Il venait justement, avant notre rencontre, d’escalader l’Ober Gabelhorn (accompagné du vieux Pierre et de Jos. Viennin) ; cette expédition m’avait donné une haute idée de sa force et de son adresse, car, peu de semaines auparavant, j’avais examiné l’Ober Gabelhorn sous toutes ses faces, et les obstacles qu’il présentait m’avaient fait renoncer à son ascension.

    Personnellement, je connaissais fort peu M. Hudson ; cependant je me serais très-volontiers placé sous ses ordres, s’il lui eût convenu de réclamer la position, à laquelle il avait tous les droits, de chef de l’expédition. Ceux qui l’ont connu ne seront aucunement surpris d’apprendre que, loin de se poser en chef, il saisit toutes les occasions de consulter les goûts et les opinions de ses compagnons. Plusieurs fois nous eûmes à délibérer ensemble sur le meilleur parti à prendre, et les autres membres de l’expédition sans exception s’inclinèrent devant notre autorité. Toute la responsabilité pesait donc sur nous deux. Je me rappelle du reste avec une grande satisfaction qu’il n’y eut jamais entre nous la moindre divergence d’opinion, et que l’harmonie la plus parfaite ne cessa de régner parmi nous tous, tant que nous fûmes réunis.

  3. Arrivée à la chapelle à 7 h. 30 min. du matin ; départ à 8 h. 20 min. ; halte à 9 h. 30 min. pour examiner la route ; départ à 10 h. 25 min. ; arrivée à 11 h. 20 min. au cairn élevé par M. Kennedy en 1862 (v. p. 97) et marqué sur la carte à 3298 mètres de hauteur. Halte de 10 min. Du Hörnli jusqu’à ce point, nous avions suivi autant que possible la crête de l’arête. La plus grande partie du chemin fut extrêmement facile, mais il fallut pourtant se servir de la hache dans quelques endroits.
  4. Jusqu’à ce point aucun des guides ne tint la tête. Hudson et moi nous remplîmes l’office de guide-chef, et lorsqu’il fallut tailler des pas, nous les taillâmes nous-mêmes. Nous en agîmes ainsi pour ménager les guides et pour leur prouver que nous prenions notre rôle au sérieux. Le lieu où nous campâmes, situé juste au niveau du Furggengrat, était à 4 heures de marche de Zermatt.
  5. Notre intention était d’abord de les renvoyer tous les deux ; mais, ne pouvant diviser facilement les provisions de bouche, nous dûmes modifier l’arrangement primitif.
  6. Voyez aux pages 290 et 291 les remarques sur les arêtes et les faces du Cervin. Il n’y a guère à choisir entre les arêtes qui conduisent au sommet du Cervin, soit du Hörnli (arête du nord-est), soit du col du Lion (arête du sud-ouest). Ces deux arêtes sont tellement ébréchées et dentelées que tout montagnard expérimenté les éviterait avec soin s’il pouvait trouver une autre route. Du côté de Zermatt, la face orientale offre une autre route, ou même plusieurs autres routes, car on peut monter presque partout ; du côté du Breuil, l’arête seule, généralement parlant, peut être suivie, et, lorsqu’elle devient impraticable, le grimpeur, forcé de s’en écarter à droite ou à gauche, rencontre les difficultés les plus sérieuses.
  7. Il ne tomba qu’un très-petit nombre de pierres, pendant les deux jours que je restai sur la montagne, et aucune ne tomba près de nous ; d’autres touristes qui ont suivi la même route n’ont pas été aussi heureux, mais peut-être n’avaient-ils pas pris les mêmes précautions. Il est à remarquer que la moraine latérale de la rive gauche du glacier de Furggen est à peine plus large que celle de la rive droite, bien qu’elle reçoive tous les débris tombés des 4000 mètres de rochers à pic qui forment le versant oriental du Cervin, tandis que celui de la rive droite n’est alimenté que par des pentes parfaitement insignifiantes. La faible largeur de ces deux moraines prouve qu’il ne tombe pas une grande quantité de pierres de la face orientale ; l’inclinaison intérieure de ces couches retient les détritus en place. Aussi la face orientale paraît-elle subir une décomposition plus rapide que les autres versants ; en réalité, les ruines qui la recouvrent, en arrêtent, en quelque sorte, la destruction. Sur la face méridionale, les rochers tombent à mesure qu’ils se détachent. L’œuvre de chaque jour est liquidée chaque jour, et les parties dénudées de la montagne sont exposées à de nouvelles attaques.
  8. Cette partie de la montagne était moins escarpée et moins inclinée que l’ensemble du versant oriental.
  9. Je n’ai pas pris note du temps que nous demanda cette partie du trajet ; l’estime à peu près à une heure et demie.
  10. Les points les plus élevés sont situés vers les deux extrémités de cette arête. En 1865, l’extrémité septentrionale était un peu plus haute que celle du sud. Bien des années avant, Carrel et moi nous disions que nous pourrions arriver un jour au sommet et nous trouver séparés du point le plus élevé par une dépression que l’on voit du col Saint-Théodule et du Breuil dans l’arête du sommet. D’en bas, cette dépression est très-apparente, mais, quand on est parvenu au sommet, elle est insignifiante, et on la franchit sans la moindre difficulté.
  11. Ce mot est en français dans le texte anglais.
  12. J’ai su depuis par J. A. Carrel qu’ils avaient entendu notre premier appel. Ils étaient alors sur l’arête du sud-ouest, près de « la Cravate », à 380 mètres au-dessous de nous.
  13. À notre départ, les guides, pleins de confiance dans le succès de notre entreprise, avaient emporté un des bâtons de la tente. J’eus beau leur dire que c’était tenter la Providence, ils n’en persistèrent pas moins dans leur idée.
  14. M. Giordano fut naturellement très-désappointé de cet insuccès et voulut faire repartir les guides. Tous refusèrent, excepté Jean-Antoine. Le 16 juillet, il repartit avec trois autres guides ; le 17, il atteignit le sommet, en montant d’abord par l’arête du sud-ouest, puis par le Z’Mutt, ou arête du nord-ouest. Il redescendit au Breuil le 18.

    Pendant le temps que nous passâmes sur l’extrémité méridionale de l’arête qui forme le sommet, nous examinâmes avec attention la partie de la montagne qui se trouvait entre nous et les guides italiens. D’après son aspect, il semblait qu’ils ne dussent pas avoir la plus faible chance de succès, s’ils tentaient d’escalader le sommet en montant directement de l’extrémité de « l’Épaule ». Ils ne pouvaient que suivre la route dont j’avais si souvent parlé avec Carrel, c’est-à-dire, ils devaient monter d’abord directement à partir de l’extrémité de « l’Épaule », puis faire un détour à gauche sur le côté du glacier de Z’Mutt et achever l’ascension par l’arête nord-ouest. Cette idée nous fit rire, quand nous étions sur la cime. La partie de la montagne que nous avions gravie n’était pas facile à escalader, bien que la pente en fût modérée. Inclinée de dix degrés de plus, elle eût offert de grandes difficultés ; de vingt, elle eût été impraticable. Aussi ne pensions-nous pas qu’on pût monter au sommet par les pentes du nord-ouest. Cependant, l’indomptable Carrel l’atteignit de ce côté. D’après la connaissance que j’ai de cette dernière pente gravie par le hardi chasseur, et d’après le récit de M. F. C. Grove, le seul touriste qui l’ait escaladée, je n’hésite pas à dire que l’ascension exécutée, en 1865, par Carrel et par Bich est bien l’entreprise la plus désespérée qu’on ait jamais accomplie dans les montagnes. Je demandai à Carrel, en 1869, s’il avait jamais fait rien de plus difficile. Il me répondit tranquillement : « On ne saurait guère exécuter une chose plus difficile ! »

  15. L’arête du sommet était très-décomposée, moins cependant que les arêtes du sud-ouest et du nord-est. Le rocher le plus élevé en 1865 était un bloc de micaschiste, et le fragment que je brisai possède non-seulement à un degré remarquable le caractère du pic, mais il en imite d’une manière étonnante les détails de la forme. Voir la gravure de la page 394.
  16. Il est très-rare que la moitié de ce panorama qui regarde le sud ne soit pas cachée par les nuages.