Escalades dans les Alpes/CHAPITRE XXII

La bibliothèque libre.
Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 394-408).

Le sommet du Cervin en 1865.

CHAPITRE XXII.

DESCENTE DU CERVIN.

Nous nous concertâmes de nouveau, Hudson et moi, sur les meilleures mesures que nous avions à prendre. Nous décidâmes d’un commun accord que Croz descendrait le premier[1], suivi par Hadow ; Hudson, qui pour la sûreté du pied valait presque un guide, désirait être le troisième ; lord Douglas viendrait ensuite, précédant le vieux Pierre, le plus fort des autres membres de l’expédition. Je proposai à Hudson d’attacher une corde aux rochers quand nous arriverions aux passages les plus difficiles, afin d’y chercher au besoin un point d’appui supplémentaire. Il approuva cette idée, mais il ne fut pas expressément convenu entre nous de la mettre à exécution. On s’était disposé dans l’ordre que je viens de décrire pendant que je prenais un croquis du sommet ; tout était prêt et l’on m’attendait pour m’attacher à la corde, quand une voix s’écria que nous n’avions pas laissé nos noms dans une bouteille. Je fus prié de les écrire au plus vite et l’on se mit en marche pendant que je m’acquittais de cette tâche.

Peu d’instants après, je m’attachai au jeune Pierre, et, courant après nos compagnons, je les rejoignis juste au moment où ils allaient commencer à descendre le passage le plus difficile[2]. Les plus grandes précautions étaient prises. Un seul de nous marchait à la fois. Quand il avait trouvé un point d’appui solide, celui qui le suivait s’avançait à son tour et ainsi de suite. On n’avait cependant pas attaché aux rochers la corde supplémentaire, et personne n’en parla. Comme je n’avais pas fait cette proposition pour assurer ma propre sécurité, je ne suis pas même certain d’y avoir pensé en ce moment. Nous suivîmes pendant quelques instants, Pierre et moi, nos compagnons sans y être attachés ; nous aurions probablement continué à descendre ainsi si lord Douglas ne m’avait demandé vers trois heures et demie de m’attacher au vieux Pierre, craignant, dit-il, que Taugwalder n’eût pas assez de force pour se retenir tout seul si l’un d’entre nous venait à glisser[3].


Peu de minutes après, un jeune garçon, doué d’une vue perçante, courut à l’hôtel du Mont-Rose dire à M. Seiler qu’il venait de voir une avalanche tomber du sommet du Cervin sur le glacier. On le gronda de venir faire un conte aussi absurde. Hélas ! il avait raison ! Voici ce qu’il avait vu.

Michel Croz venait de poser sa hache à côté de lui, et, pour assurer une sécurité plus complète à M. Hadow, il s’occupait uniquement de diriger sa marche en plaçant l’un après l’autre les pieds du jeune touriste dans la position qu’ils devaient occuper[4]. Autant que j’ai pu en juger, personne ne descendait à ce moment. Je ne puis l’affirmer, parce que Croz et Hadow m’étaient en partie cachés par un bloc de rochers ; je crois cependant en être sûr. Au mouvement de leurs épaules, je jugeais que Croz, après avoir fait ce que je viens de dire, se retournait pour descendre lui-même d’un ou de deux pas ; à ce moment, M. Hadow glissa, tomba sur Croz et le renversa. J’entendis Croz pousser un cri d’alarme et presque au même moment je les vis glisser tous deux avec une rapidité effrayante ; l’instant d’après, Hudson se trouva entraîné à leur suite, ainsi que lord F. Douglas[5]. Tout ceci se passa avec la vitesse de l’éclair. À peine le vieux Pierre et moi eûmes-nous entendu l’exclamation que nous nous cramponnâmes de toutes nos forces au rocher ; la corde, subitement tendue, nous imprima une violente secousse. Nous tînmes bon le plus possible ; mais par malheur elle se rompit entre Taugwalder et lord Francis Douglas, au milieu de la distance qui les séparait. Pendant quelques secondes nous pûmes voir nos infortunés compagnons glisser sur le dos avec une vitesse vertigineuse, les mains étendues pour tâcher de sauver leur vie en se cramponnant à quelque saillie du rocher. Ils disparurent un à un à nos yeux sans avoir reçu la moindre blessure et roulèrent d’abîme en abîme jusque sur le glacier du Cervin, à 1200 mètres au-dessous de nous. Du moment où la corde s’était brisée, nous ne pouvions plus les secourir.
La corde rompue le jour de l’accident.

Ainsi périrent nos malheureux compagnons ! Nous restâmes immobiles pendant plus d’une demi-heure, osant à peine respirer. Paralysés par la terreur, les deux guides pleuraient comme des enfants et tremblaient tellement que nous étions menacés à tout instant de partager le sort de nos amis.

Le vieux Pierre ne cessait de s’écrier : « Chamonix ! Oh ! que va dire Chamonix ! » ce qui signifiait dans sa pensée : Comment croire que Croz eût jamais pu tomber ? Le jeune homme ne faisait que sangloter et répéter en poussant des cris aigus : « Nous sommes perdus ! mon Dieu ! nous sommes perdus ! »

Attaché entre eux deux à la corde, je ne pouvais faire un seul mouvement tant qu’ils ne changeraient pas de position. Je priai donc le jeune Pierre de descendre ; il n’osait pas. Impossible pour moi et pour son père d’avancer avant qu’il s’y fût décidé. Le vieux Pierre, comprenant le danger, se mit aussi à crier : « Nous sommes perdus ! perdus ! » La terreur du vieux père était bien naturelle ; il tremblait pour son fils ; celle du jeune homme était de la lâcheté, car il ne pensait qu’à lui. Le vieillard finit par se remettre et s’approcha d’un rocher auquel il parvint à attacher une corde ; le jeune guide se décida alors à descendre et nous nous trouvâmes réunis tous les trois. Je demandai immédiatement la corde qui s’était rompue, et je m’aperçus avec une profonde surprise, que dis-je, avec horreur, que cette corde maudite était la plus faible des trois. Elle n’aurait dû jamais être employée au service qu’elle avait fait, et n’avait pas été apportée dans ce but. C’était une vieille corde, faible même en comparaison des autres. On devait la garder en réserve, pour le cas où il eût fallu en laisser une attachée aux rochers. Je compris de suite qu’il y avait là une question sérieuse à résoudre et je me fis donner le bout qui restait. Cette corde s’était rompue nettement et ne paraissait pas avoir subi, avant l’accident, la plus petite altération.

Pendant les deux heures qui suivirent, je crus à chaque minute toucher à mon dernier moment, non seulement les Taugwalder, entièrement énervés, étaient incapables de me prêter la moindre assistance, mais ils avaient tellement perdu la tête qu’à chaque pas je craignais de les voir glisser. Nous finîmes pourtant par faire ce qui eût dû être fait dès le commencement de la descente, c’est-à-dire par fixer des cordes aux rochers les plus solides pour aider notre marche ; ces cordes furent coupées et abandonnées[6]. Nous restâmes en outre attachés l’un à l’autre. Les guides terrifiés n’osaient presque pas avancer, même avec ce secours supplémentaire ; le vieux Pierre se tourna vers moi à plusieurs reprises, me répétant avec emphase, la figure blême et tremblant de tous ses membres : Je ne puis pas !

Vers six heures du soir, nous arrivâmes à la neige sur l’arête qui descend vers Zermatt, et nous fûmes dès lors à l’abri de tout danger. Nous fîmes souvent de vaines tentatives pour découvrir quelques traces de nos infortunés compagnons ; penchés par-dessus l’arête, nous les appelâmes de toutes nos forces ; aucune voix ne nous répondit. Convaincus à la fin qu’ils étaient hors de la portée de la vue et du son, nous cessâmes d’inutiles efforts. Trop abattus pour parler, nous recueillîmes en silence tout ce qui nous avait appartenu, à nous et à ceux que nous avions perdus, et nous nous préparions à descendre quand soudain un arc immense se dessina dans le ciel, s’élevant à une très-grande hauteur au-dessus du Lyskamm. Pâle, incolore, silencieuse, cette mystérieuse apparition présentait des lignes parfaitement nettes et arrêtées, excepté aux extrémités, qui se perdaient dans les nuages ; on eût dit une vision d’un autre monde. Frappés d’une terreur superstitieuse, nous suivions avec stupéfaction le développement graduel des deux grandes croix placées de chaque côté de cet arc étrange. J’aurais douté de mes propres sens si les Taugwalder n’avaient aperçu les premiers ce phénomène atmosphérique ; ils lui attribuèrent une relation surnaturelle avec l’accident. Pour moi, je pensai presque aussitôt que c’était peut-être un mirage où nous jouions notre rôle ; mais nos mouvements n’y apportaient aucun changement. Les formes spectrales restèrent immobiles. C’était un phénomène terrible, merveilleux, unique pour moi qui avais vu tant de choses curieuses. Dans les circonstances où nous nous trouvions, l’impression qu’il produisit sur nous ne saurait se décrire[7]. (Voyez la gravure du frontispice.)

J’étais prêt à partir et j’attendais les deux guides. Ils avaient su retrouver l’appétit et la parole. Comme ils causaient entre eux en patois, je ne les comprenais pas. À la fin, le fils me dit en français :

« Monsieur.

— Eh bien ?

— Nous sommes de pauvres gens ; nous avons perdu notre maître ; personne ne nous payera ; c’est bien dur pour nous.

— Taisez-vous, lui dis-je en l’interrompant, c’est absurde ce que vous dites la ; je vous payerai, moi, tout comme si votre maître était là. »

Ils se consultèrent encore un instant dans leur patois, puis le fils reprit :

« Nous ne vous demandons pas de nous payer. Nous désirons seulement que vous écriviez sur le livre de l’hôtel à Zermatt, ainsi que dans vos journaux, que nous n’avons pas été payés.

— Quelles absurdités me contez-vous ? Je ne vous comprends pas. Qu’est-ce que ça signifie ? »

Il continua :

« C’est que… l’année prochaine, il viendra une quantité de touristes à Zermatt, et nous aurons à coup sûr une belle clientèle[8]. »

Qui aurait pu répondre à une pareille proposition ? Je gardai le silence ; mais ils comprirent à merveille l’indignation qui me suffoquait. Leur cynisme avait fait déborder la coupe d’amertume. Dans mon désespoir, je faisais voler avec une telle rage des éclats de rochers dans l’espace qu’ils se demandèrent tout bas plus d’une fois si je n’allais pas les mettre en pièces, eux aussi. La nuit vint ; pendant une heure nous continuâmes à descendre dans l’obscurité. À neuf heures et demie, nous trouvâmes une espèce d’abri où nous passâmes six mortelles heures, sur une misérable dalle à peine assez large pour pouvoir nous étendre tous les trois. Dès l’aube, nous nous remîmes en route ; nous descendîmes en courant de l’arête du Hörnli aux chalets de Buhl, et de là à Zermatt. Seiler, que je rencontrai à sa porte, me suivit en silence dans ma chambre.

« Qu’est-il donc arrivé, monsieur ? me demanda-t-il.

— Je suis revenu avec les Taugwalder. »

Il me comprit et se mit à fondre en larmes, puis, sans perdre un instant en lamentations inutiles, il courut réveiller tout le
M. Alexandre Seiler.
village. En peu de temps, une vingtaine d’hommes étaient rassemblés pour monter sur les hauteurs du Hohlicht, au-dessus de Kalbermatt et de Z’Mutt, hauteurs qui commandent le glacier du Cervin. Six heures après, ils étaient de retour, nous apprenant qu’ils avaient aperçu les corps de nos malheureux amis, gisant immobiles sur la neige. C’était le samedi. Ils nous proposèrent de partir le dimanche soir, de manière à atteindre le plateau du glacier le lundi à l’aube du jour. Ne voulant négliger aucune chance, même la plus légère, nous résolûmes, le Rév. J. M. Cormick et moi, de partir dès le dimanche matin. Les guides de Zermatt n’osèrent nous accompagner, parce que leurs prêtres les menacèrent d’excommunication s’ils n’assistaient pas à la première messe. Ce fut pour plusieurs d’entre eux une dure épreuve ; Pierre Perrn déclara même, les larmes aux yeux, que cette défense seule pouvait l’empêcher de se joindre à nous pour aller à la recherche de ses anciens camarades. Mais nos compatriotes vinrent à notre aide. Le Rév. J. Robertson et M. Phillpotts voulurent nous accompagner avec leur guide Franz Andermatten[9] ; un autre Anglais nous prêta Joseph-Marie et Alexandre Lochmatter. Frédéric Payot et Jean Tairraz, de Chamonix, s’offrirent à nous comme volontaires.

Nous partîmes donc le dimanche 16, à deux heures du matin, et nous suivîmes jusqu’au Hörnli la même route que nous avions prise le jeudi précédent. De la, nous descendîmes à droite de l’arête, puis nous montâmes à travers les séracs du glacier du Cervin. À 8 heures 30 minutes, nous étions arrivés sur le plateau supérieur du glacier, en vue de l’endroit fatal où devaient se trouver les restes de nos infortunés compagnons.

Chaque guide prit alors à son tour le télescope et le passa en silence à son voisin, le visage couvert d’une pâleur livide. Tout espoir était perdu. Nous nous approchâmes. Ils gisaient sur la neige, dans le même ordre où ils avaient glissé, Croz
La corde de Manille.
un peu en avant, Hadow près de lui, puis Hudson à quelque distance en arrière ; mais on ne découvrit aucune trace de lord F. Douglas[10]. Nous les ensevelîmes dans la neige, à la place même où ils étaient tombés, au pied de la plus haute arête de la grande montagne des Alpes.

Tous ceux qui étaient tombés avaient été attachés avec la corde de Manille, ou avec la seconde corde, qui était également forte ; par conséquent, la corde la plus faible n’avait été employée qu’entre le vieux Pierre et lord F. Douglas. Ce fait singulier était une fort mauvaise note pour Taugwalder ; comment pouvait-on supposer que les victimes eussent autorisé l’emploi d’une corde si inférieure, quant à sa solidité,
La seconde corde.
lorsqu’il y en avait plus de soixante-quinze mètres disponibles et de la meilleure qualité[11] ?

Il était donc fort à désirer, dans l’intérêt du vieux guide, dont la réputation était d’ailleurs très-bonne, que ce mystère fût éclairci. Dès que j’eus fait ma déposition devant une commission d’enquête instituée par le gouvernement du Valais, je remis aux membres de cette commission une série de questions rédigées de manière à fournir au vieux Pierre l’occasion de se disculper des graves soupçons qui pesaient sur lui. Ces questions furent posées, m’a-t-on affirmé, et des réponses y furent faites ; mais bien qu’elles m’aient été promises, ces réponses ne m’ont jamais été adressées[12].

Cependant, l’administration avait envoyé des ordres très

précis pour que les cadavres fussent descendus à Zermatt ; le 19 juillet, vingt et un guides de Zermatt partirent pour accomplir cette triste et périlleuse tâche. Ils coururent de grands dangers à la descente, car ils faillirent être engloutis par la chute d’un sérac. Ils ne trouvèrent non plus aucun fragment du corps de lord Douglas, qui était sans doute resté accroché sur quelque rocher. Les restes de Hudson et de Hadow furent enterrés dans la partie septentrionale de l’église de Zermatt, en présence d’une foule émue et sympathique. Le corps de Michel Croz a été inhumé du côté opposé ; sa tombe, plus simple, porte une inscription qui rappelle, dans les termes les plus honorables, sa droiture, son courage et son dévouement[13].

La tradition qui représentait le Cervin comme absolument inaccessible était donc détruite ; des légendes d’un caractère plus réel venaient la remplacer. D’autres touristes essayeront à leur tour d’escalader ses orgueilleuses arêtes ; mais la terrible montagne ne sera pour aucun d’eux ce qu’elle fut pour ceux qui les premiers en atteignirent le sommet. D’autres pourront fouler sa cime glacée, nul n’éprouvera l’impression que ressentirent ceux qui, pour la première fois, contemplèrent ce panorama merveilleux ; nul, je l’espère, ne sera condamné à voir sa joie se changer en désespoir, ses éclats de rire devenir des cris de douleur.

Le Cervin s’est montré pour nous un adversaire acharné ; longtemps il a résisté ; il nous a porté plus d’un coup redoutable. Vaincu avec une facilité qui n’eût pu être prévue, comme un impitoyable ennemi terrassé, mais non anéanti, il a tiré une terrible vengeance de sa défaite. Un jour viendra où le Cervin lui-même aura disparu ; seul, un amas de débris informes marquera la place où s’élevait la belle montagne : atome par atome, centimètre par centimètre, mètre par mètre, elle subit peu à peu l’action destructive de forces éternelles auxquelles rien ne saurait résister. Ce jour est bien éloigné encore ; avant qu’il arrive, des siècles passeront, et bien des générations futures viendront contempler les effrayants précipices du Cervin, admirer sa forme qui n’a pas d’égale dans toutes les Alpes. Si exaltées que soient ses idées, si exagérées qu’aient été ses espérances, nul de ceux qui auront le bonheur de le voir ne s’en retournera déçu par la réalité.

Le drame est fini ; le rideau va bientôt tomber. Avant de nous séparer, un dernier mot sur les plus sérieux enseignements des montagnes. Voyez cette sommité ! Elle est bien loin ; involontairement on ajoute : « impossible de l’escalader ! impossible ! » — « Mais non ! » dit le montagnard. « Le chemin est bien long, je le sais ; il est difficile, dangereux peut-être ; mais l’ascension est possible, j’en suis certain ; je chercherai la meilleure route ; je prendrai l’avis de mes frères les montagnards, je saurai comment ils ont gravi des sommets aussi élevés ; ils m’apprendront à éviter les dangers de pareilles courses. » Il part quand tout dort encore dans la plaine ; le sentier est glissant, très-pénible même. La prudence et la persévérance finissent par remporter la victoire ; la montagne est escaladée ! et ceux qui le voient d’en bas s’écrient : « C’est incroyable ! c’est une action surhumaine ! »

Pour nous, habitués aux grimpades dans les montagnes, nous savons quelle supériorité donnent sur la force brutale la volonté d’atteindre un but bien déterminé et la persévérance. Nous savons que chaque pas accompli, chaque hauteur gravie ne peut l’être qu’au prix d’efforts patients et laborieux, et que le désir ne saurait remplacer l’action ; nous savons apprécier les bienfaits de l’assistance mutuelle ; bien des difficultés surgiront, bien des obstacles devront être tournés ou combattus ; mais pour nous, vouloir c’est pouvoir. Instruits à cette rude école, nous revenons à nos occupations journalières plus forts et mieux armés pour soutenir le combat de la vie, et pour surmonter les obstacles du chemin ; fortifiés et ranimés que nous sommes par le souvenir des tâches accomplies et des victoires remportées sur d’autres champs de bataille.

Je n’ai pas eu la prétention de me faire l’apologiste passionné des courses de montagnes et je ne veux pas m’ériger ici en moraliste ; cependant, je me serais fort mal acquitté de ma tâche si je l’achevais sans rappeler les bienfaits plus sérieux qu’on peut retirer de ces exercices virils. Nous sommes fiers de la régénération physique qu’ils produisent en nous ; nous nous extasions sur les scènes grandioses qui se déroulent à nos yeux, sur les splendeurs des levers et des couchers de soleil, sur les beautés incomparables des collines, des vallons, des lacs, des bois, des cascades : mais, ce que nous évaluons à un prix bien supérieur, c’est notre progrès comme homme, et, grâce à notre lutte incessante avec les difficultés, le développement de ces nobles qualités de notre nature, le courage, la patience, et la force d’âme.

Certaines personnes tiennent ces vertus en fort petite estime et attribuent même des motifs bas et méprisables à ceux qui s’adonnent aux exercices innocents des montagnes. Mais le poëte l’a dit :

« Sois chaste comme la glace, pur comme la neige, et malgré cela tu n’échapperas pas à la calomnie. »

D’autres encore, sans se montrer envers nous de violents détracteurs, prétendent ne rien comprendre au plaisir que l’on éprouve à escalader les montagnes. Pourquoi s’en étonner ? nous n’avons pas tous la même constitution. Les courses de montagnes sont un exercice essentiellement réservé aux hommes jeunes et robustes ; les vieillards et les infirmes en sont forcément exclus. Pour ces derniers, la peine ne saurait être un plaisir. Que de fois ils s’écrient : « Cet homme fait du plaisir une fatigue ! » Comme l’a dit un écrivain de l’antiquité, une sorte de rapport nécessaire relie, malgré leurs natures opposées, le plaisir et la peine. Celui qui veut parcourir les montagnes doit être averti qu’il s’expose à de grandes fatigues ; mais la fatigue donne la force (non-seulement la force musculaire, mais la force morale) ; elle éveille toutes les facultés, et de la force naît le plaisir. Souvent on vous demande, d’un ton qui implique une réponse dubitative : « Mais le plaisir vaut-il la peine ? » À la vérité, nous ne pouvons pas estimer notre plaisir comme vous mesurez votre vin ou comme vous pesez votre plomb. Quand bien même je pourrais effacer de ma mémoire tous mes souvenirs, je dirais encore que mes escalades dans les Alpes m’ont bien payé des mes peines, car elles m’ont donné deux des meilleures choses que l’homme puisse posséder ici-bas : de la santé et des amis.

Les souvenirs des plaisirs passés ne sauraient s’effacer. Au moment même où je trace ces lignes, ils se pressent en foule devant moi. Voici d’abord une série infinie de tableaux magnifiques par la forme, par l’effet, par la couleur. Je vois les grands pics avec leurs sommets entourés de nuages, qui semblent monter toujours comme dans l’infini ; j’entends les concerts des troupeaux éloignés, les chants des paysans et les tintements solennels des cloches des églises ; j’aspire les émanations odorantes des pins. Ensuite arrivent en foule des pensées d’un autre ordre. Je songe à ceux qui ont été honnêtes, braves et loyaux, aux cœurs dévoués et aux actions hardies, aux politesses que j’ai reçues d’étrangers, et qui bien qu’insignifiantes en elles-mêmes, témoignaient de cette bienveillance envers l’humanité qui est l’essence de la charité.

À la fin, de tristes souvenirs planent autour de moi, et, s’amassant quelquefois comme des brouillards flottants, me cachent les rayons du soleil, et me font tristement oublier les jours heureux. J’ai éprouvé des joies trop grandes pour pouvoir les décrire avec des paroles, j’ai subi des chagrins si profonds que je n’ai pas osé m’y appesantir. En me rappelant toutes ces impressions, je dis à mes lecteurs : Grimpez, si vous le voulez, mais souvenez-vous que le courage et la force ne sont rien sans la prudence, et qu’un moment de négligence peut détruire le bonheur de toute une vie. Ne faites rien précipitamment, surveillez bien chacun de vos pas, et, en commençant une expédition, songez à ce que peut en être la fin !




  1. Si tous les membres de l’expédition avaient été également expérimentés, Croz eût été place à l’arrière-garde.
  2. Décrit à la page 387.
  3. Au moment de l’accident, Croz, Hadow et Hudson étaient très-rapprochés l’un de l’autre. La corde n’était pas tendue du tout entre eux et lord F. Douglas ; il en était de même entre tous ceux qui se trouvaient au-dessus d’eux. Croz était debout près d’un rocher qui offrait, à la main comme au pied, des appuis excellents ; s’il avait pu prévoir qu’un accident pouvait arriver, il se serait accroché à ce rocher, assez solidement pour arrêter Hadow dans sa chute. Mais il fut absolument pris au dépourvu. M. Hadow glissa sur le dos, les pieds en avant, heurta Croz sur les reins et le renversa la tête la première. La hache de Croz était hors de la portée de sa main ; quand il disparut à nos yeux, il s’efforçait même sans ce secours de reprendre sa position naturelle ; s’il avait tenu sa hache, je ne doute pas qu’il ne fût parvenu à s’arrêter ainsi que M. Hadow.

    Quand M. Hadow glissa, il occupait une position qui n’était nullement défavorable. Elle lui eût permis de remonter ou de descendre et il pouvait toucher de la main le rocher dont j’ai parlé. Hudson n’était pas aussi bien placé, mais tous ses mouvements étaient libres. La corde n’était pas tendue entre Croz et Hadow ; ils eurent le temps de tomber d’une hauteur de 3 à 4 mètres avant qu’il ressentît la secousse. Lord F. Douglas n’était pas dans une situation favorable, car il ne pouvait ni monter ni descendre. Le vieux Pierre, solidement posé, se trouvait juste au-dessous d’un bloc de rochers qu’il étreignit dans ses bras. J’entre dans tous ces détails pour faire mieux comprendre que la position occupée par tous les membres de l’expédition au moment de l’accident n’était en aucune façon dangereuse. Force nous fut de passer dans les mêmes pas où le malheureux Hadow avait glissé ; et, bien que nous fussions singulièrement nerveux, nous constatâmes que ce passage n’offrait aucune difficulté. J’ai décrit cette pente raide comme étant difficile à gravir en général ; elle l’est assurément pour la plupart des touristes ; mais j’insiste particulièrement sur ce fait que M. Hadow glissa dans un endroit facile à monter ou à descendre.

  4. Ce procédé s’emploie fréquemment, même entre montagnards exercés. Mon intention est de faire bien comprendre que Croz prenait toutes les précautions exigées par la prudence la plus sévère, et non de mettre en doute, je ne dirai pas le courage, mais l’expérience de M. Hadow.
  5. Par malheur, nous ne pouvions changer de position.
  6. Ces bouts de corde sont, je le crois, restés attachés aux rochers ; ils marquent ainsi la ligne que nous avons suivie en montant et en descendant.
  7. Je n’accordai pas une grande attention à cette remarquable apparition, et je fus bien aise de la voir disparaître, car elle donnait aux deux guides de fâcheuses distractions. Dans des circonstances ordinaires, j’eusse été plus tard fort contrarié de ne pas avoir observé avec plus de soin un phénomène aussi rare et aussi singulier. Je n’ai presque rien à ajouter à ce que je viens de dire. Le soleil était juste derrière nous, c’est-à-dire l’arc et les croix se trouvaient placés vis-à-vis du soleil. Il était six heures trente minutes du soir ; les formes étaient nettes et délicates, peu colorées ; elles se développèrent graduellement et disparurent presque subitement. Les brouillards très-transparents, c’est-à-dire peu épais, se dissipèrent dans le courant de la soirée.

    On a pensé que les croix étaient figurées d’une manière incorrecte dans la gravure, et qu’elles étaient probablement formées par l’intersection de plusieurs cercles ou ellipses, comme on le voit dans le dessin ci-joint. Cette explication est vraisemblablement exacte ; cependant j’ai préféré suivre mes notes originales. (Voyez l’Appendice.)

  8. Transcrit dans mon livre de notes.
  9. Voir son portrait dans la gravure de la page 285.
  10. On trouva une paire de gants, une ceinture et une botte qui lui avaient appartenu. Ce fait donna lieu à des bruits ridicules qui n’eussent pas été répandus si l’on eût su que les autres cadavres avaient été également déchaussés dans leur horrible chute, et que leurs bottes gisaient près d’eux sur la neige.
  11. J’étais moi-même à plus de trente mètres de mes compagnons au moment où ils furent attaches à la corde ; je ne puis donc éclaircir ce point en aucune façon. Ce furent sans doute Croz et le vieux Pierre qui attachèrent les autres voyageurs.
  12. Ce n’est pas la seule occasion où M. Clémenz, président de l’enquête, ait manqué à sa promesse de faire connaître les réponses qu’il avait promises. Il est fort regrettable qu’il n’ait pas senti combien la suppression de la vérité est à la fois nuisible aux intérêts des voyageurs et à ceux des guides. Si les guides ne méritent pas la confiance du public, celui-ci doit le savoir ; s’ils ne sont pas coupables, pourquoi les laisser exposés à des accusations imméritées ?

    Le vieux Pierre est toujours sous le coup d’une imputation injuste. Malgré ses dénégations répétées, ses voisins et ses camarades de Zermatt persistent à insinuer et même à affirmer qu’il a coupé la corde qui l’attachait à lord Francis Douglas. Quant à moi, je puis assurer qu’il n’a pas pu la couper au moment où l’accident eut lieu ; et le bout de corde qui est en ma possession prouve qu’il ne l’avait pas coupée avant. Il reste cependant à sa charge ce fait fort suspect : c’est que la corde qui se rompit était la plus mince et la plus faible de toutes celles que nous avions. C’est fort suspect à un double titre : d’abord, il est peu vraisemblable que mes quatre compagnons qui marchaient en tête eussent choisi de préférence une corde vieille et faible, quand il y en avait d’autres fortes et neuves ; ensuite, si Taugwalder prévoyait la possibilité d’un accident, il était tout à fait de son intérêt de se servir de la corde la plus faible là où elle fut employée.

    Je serais heureux d’apprendre qu’il a répondu d’une manière satisfaisante aux questions qui lui ont été posées. Sa conduite au moment fatal fut un véritable tour de force, admirablement exécuté. On m’a dit qu’il était devenu presque incapable d’aucun travail ; il n’est pas absolument fou, mais son esprit est dérangé et son corps valétudinaire ; doit-on s’en étonner ? qu’il soit rongé par le remords d’avoir commis une mauvaise action, ou qu’il se débatte sous le poids d’une accusation aussi horrible qu’injuste.

    Je ne saurais rendre un témoignage aussi favorable à l’égard du jeune Pierre. J’ai raconté l’odieuse proposition qu’il me fit (et je suis persuadé qu’elle émanait de lui seul) ; il a depuis essayé d’exploiter notre malheureux accident, quoique son père eût reçu pour eux deux une large rémunération, en présence de plusieurs témoins. Quelle que soit sa valeur comme guide, je ne lui confierais plus ma vie et je ne voudrais plus avoir aucun rapport avec lui.

  13. Sur l’initiative de M. Alfred Wills, une souscription fut ouverte au profit des sœurs de Michel Croz, auxquelles il faisait une pension nécessaire. Cette souscription produisit en peu de temps 280 livres (6000 fr.). Elle fut alors fermée comme étant suffisante. Les 6000 francs furent placés en rente française à la recommandation de M. Dupuy, alors maire de Chamonix.