Escales au Japon (1902)/01

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Escales au Japon (1902)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 721-748).
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ESCALES AU JAPON
(1902)

PREMIÈRE PARTIE


AVANT-PROPOS

A mes chers compagnons du Redoutable, en souvenir de leur bonne camaraderie pendant nos deux mois de campagne, je dédie ces pages, où j’ai voulu seulement noter quelques-unes des choses qui nous ont amusés, sans insister jamais sur nos fatigues et nos peines.

Ce n’est qu’un long badinage, écrit au jour le jour, il y a trois ans bientôt, alors que les Japonais n’avaient pas commencé d’arroser de leur sang les plaines de la Mandchourie. Aujourd’hui, malgré la brutalité de leur agression première, leur bravoure, incontestablement, mérite que l’on s’incline, et je veux saluer ici, d’un salut profond et grave, les héroïques petits soldats jaunes. Mais il ne me semble pas que le respect dû à tant de morts m’oblige d’altérer l’image qui m’est restée de leur pays.

P. LOTI.


Samedi, 8 décembre 1900. — L’horreur d’une nuit d’hiver, par coup de vent et tourmente de neige, au large, sans abri, sur la mer échevelée, en plein remuement noir. Une bataille, une révolte des eaux lourdes et froides contre le grand souffle mondial qui les fouaille en hurlant ; une déroute de montagnes liquides, soulevées, chassées et battues, qui fuient en pleine obscurité, s’entre-choquent, écument de rage. Une aveugle furie des choses, — comme, avant les créations d’êtres, dans les ténèbres originelles ; — un chaos, qui se démène en une sorte d’ébullition glacée…

Et on est là, au milieu, ballotté dans la cohue de ces masses affreusement mouvantes et engloutissantes, rejeté de l’une à l’autre avec une violence à tout briser ; on est là, au milieu, sans recours possible, livré à tout, de minute en minute plongeant dans des gouffres, plus obscurs que la nuit, qui sont en mouvement eux aussi comme les montagnes, qui sont en fuite affolée, et qui chaque fois menacent de se refermer sur vous.

On s’est aventuré là dedans, quelques centaines d’hommes ensemble, sur une machine de fer, un cuirassé monstre, qui paraissait si énorme et si fort que, par temps plus calme, on y avait presque l’illusion de la stabilité ; on s’y était même installé en confiance, avec des chambres, des salons, des meubles, oubliant que tout cela ne reposerait jamais que sur du fuyant et du perfide, prêt à vous happer et à vous engloutir… Mais, cette nuit, comme on éprouve bien l’instinctive inquiétude et le vertige d’être dans une maison qui ne tient pas, qui n’a pas de base… Rien nulle part, aux immenses entours, rien de sûr, rien de ferme où se réfugier ni se raccrocher ; tout est sans consistance, traître et mouvant… Et en dessous, oh ! en dessous, vous guettent les abîmes sans fond, où l’on se sent déjà plonger à moitié entre chaque crête de lame, — et où la grande plongée définitive serait si effroyablement facile et rapide !…

Dans la partie habitée et fermée du navire, — où, bien entendu, les objets usuels, en lamentable désarroi, se jettent brutalement les uns sur les autres, avec des poussées et des repoussées stupides, — on était jusqu’à cette heure à peu près à couvert de la mouillure des lames, et le grand bruit du dehors, atténué par l’épaisseur des murailles de fer, ne bourdonnait que sourdement, avec une monotonie sinistre. Mais voici, au cœur même de ce pauvre asile, si entouré d’agitation et de fureur, un bruit soudain, très différent de la terrible symphonie ambiante, un bruit qui éclate comme un coup de canon et qui s’accompagne aussitôt d’un ruissellement de cataracte ; un sabord vient d’être défoncé par la mer, et l’eau noire, l’eau froide, entre en torrent dans nos logis.

Pour nous, peu importe ; mais, tout à l’arrière du cuirassé, il y a notre pauvre amiral, cette nuit-là entre la vie et la mort. Après les longues fatigues endurées dans le golfe de Petchili, pendant le débarquement du corps expéditionnaire, on l’emmenait au Japon pour un peu de repos dans un climat plus doux ; et l’eau noire, l’eau froide envahit aussi la chambre où presque il agonise.

Vers une heure du matin, là-bas, là-bas apparaît un petit feu, qui est stable, dirait-on, qui ne danse pas la danse macabre comme toutes les choses ambiantes ; il est très loin encore ; à travers les rafales et la neige aveuglantes on le distingue à peine, mais il suffit à témoigner que dans sa direction existe du solide, de la terre, du roc, un morceau de la charpente du monde. Et nous savons que c’est la pointe avancée de l’île japonaise de Kin-Sin, où nous trouverons bientôt un refuge.

Avec la confiance absolue que l’on a maintenant en ces petites lueurs, inchangeables et presque éternelles comme les étoiles, que les hommes de nos jours entretiennent au bord de tous les rivages, nous nous dirigeons d’après ce phare, dans la tourmente où les yeux ne voient que lui ; sur ses indications seules, nous contournons des caps menaçans, qui sont là, mais que rien ne révèle, tant il fait noir, et des îlots, et des roches sournoises qui nous briseraient comme verre.

Presque subitement nous voici abrités de la fureur des lames, la paix s’impose sur les eaux, et, sans avoir rien vu, nous sommes entrés dans la grande baie de Nagasaki. Les choses aussitôt retrouvent leur immobilité, avec la notion de la verticale qu’elles avaient si complètement perdue ; on se tient debout, on marche droit sur des planches qui ne se dérobent plus ; la danse épuisante a pris fin, — on oublie les abîmes obscurs, dont on avait si bien le sentiment tout à l’heure,

A l’aveuglette, le grand cuirassé avance toujours dans les ténèbres, dans le vent d’hiver qui siffle et dans les tourbillons de neige ; transis de froid et de mouillure, nous devons être à présent à mi-chemin de cet immense couloir de montagnes qui conduit à la ville de Mme Chrysanthème.

En effet, d’autres feux par myriades commencent à scintiller, de droite et de gauche sur les deux rives, et c’est Nagasaki, étagée là en amphithéâtre, — Nagasaki singulièrement agrandie, à ce qu’il me semble, depuis quinze ans que je n’y étais venu.

Le bruit et la secousse de l’ancre qui tombe au fond, et la fuite de l’énorme chaîne de fer destinée à nous tenir : c’est fini, nous sommes arrivés ; dormons en paix jusqu’au matin.

Demain donc, au réveil, quand le jour sera levé, le Japon, après quinze années, va me réapparaître, là tout autour et tout près de moi. Mais j’ai beau le savoir de la façon la plus positive, je ne parviens pas à me le figurer, sous cette neige, dans ce froid et ces ténèbres de décembre, — mon arrivée de jadis, ici même, ne m’ayant laissé que des souvenirs de voluptueux été, de chaude langueur : tout le temps des cigales éperdument bruissantes, une ombre exquise, une nuit verte criblée de rayons de soleil, d’admirables verdures partout suspendues et retombant des hauts rochers jusque sur la mer…


Dimanche, 9 décembre 1900. — Réveillé tard, après une telle nuit de grande secouée, j’ouvre mon sabord, pour saluer le Japon.

Et il est bien là, toujours le même, à première vue du moins, mais uniformément feutré de neige, sous un pâle soleil qui me déroute et que je ne lui connaissais point. Les arbres verts, qui couvrent encore les montagnes comme autrefois, cèdres, camélias et bambous, sont poudrés à blanc, et les toits des maisonnettes de faubourg, qui grimpent vers les sommets, ressemblent dans le lointain à des myriades de petites tables blanches.

Aucune mélancolie de souvenir, à revoir tout cela, qui reste joli pourtant sous le suaire hivernal ; aucune émotion : les pays où l’on n’a ni aimé ni souffert ne vous laissent rien. Mais c’est étrange, au seul aspect de cette baie, quantité de choses et de personnages oubliés se représentent à mon esprit : certains coins de la ville, certaines demeures, et des figures de Nippons et de Nipponnes, des expressions d’yeux ou de sourire. En même temps, des mots de cette langue, qui semblait à jamais sortie de ma mémoire, me reviennent à la file ; je crois vraiment qu’une fois descendu à terre je saurai encore parler japonais.

Au soleil de deux heures, la neige est partout fondue. Et on voit mieux alors toutes les transformations qui se dissimulaient ce matin sous la couche blanche.

Çà et là des tuyaux d’usine ont coquettement poussé, et noircissent de leur souffle les entours. Là-bas, là-bas, au fond de la baie, le vieux Nagasaki des temples et des sépultures semble bien être resté immuable, — ainsi que ce faubourg de Dioudjendji que j’habitais, à mi-montague ; — mais, dans la concession européenne, et partout sur les quais nouveaux, que de bâtisses modernes, en style de n’importe où ! Que d’ateliers fumans, de magasins et de cabarets !

Et puis, où sont donc ces belles grandes jonques, à membrure d’oiseau, qui avaient la grâce des cygnes ? La baie de Nagasaki jadis en était peuplée ; majestueuses, avec leur poupe de trirème, souples, légères, on les voyait aller et venir par tous les vents ; de petits athlètes jaunes, nus comme des antiques, manœuvraient lestement leurs voiles à mille plis, et elles glissaient en silence parmi les verdures des rives. Il en reste bien encore quelques-unes, mais caduques, déjetées, et que l’on dirait perdues aujourd’hui dans la foule des affreux batelets en fer, remorqueurs, chalands, vedettes, pareils à ceux du Havre ou de Portsmouth. Et voici de lourds cuirassés, des « destroyers » difformes, qui sont peints en ce gris sale, cher aux escadres modernes, et sur lesquels flotte le pavillon japonais, blanc orné d’un soleil rouge.

Le long de la mer, quel massacre ! Ce manteau de verdure, qui jadis descendait jusque dans l’eau, qui recouvrait les roches même les plus abruptes, et donnait à cette baie profonde un charme d’Éden, les hommes l’ont tout déchiqueté par le bas ; leur travail de malfaisantes fourmis se révèle partout sur les bords ; ils ont entaillé, coupé, gratté, pour établir une sorte de chemin de ronde, que bordent aujourd’hui des usines et de noirs dépôts de charbon.

Et très loin, très haut sur la montagne, qu’est-ce donc qui persiste de blanc, après que la neige est fondue ? Ah ! des lettres, — japonaises, il est vrai, — des lettres blanches, longues de 10 mètres pour le moins, formant des mots qui se lisent d’une lieue : un système d’affichage américain ; une réclame pour des produits alimentaires !


Mardi, 11 décembre. — Un soleil d’arrière-automne, chaud sans excès, lumineux comme avec nostalgie, tel, à cette saison, le soleil au midi de l’Espagne ; un soleil idéal, s’attardant à dorer les vieilles pagodes, à mûrir les oranges et les mandarines des jardinets mignards…

De peur d’être trop déçu, j’ai préféré attendre ce beau temps-là, pour quitter mon navire et faire ma première visite au Japon.

Donc, aujourd’hui seulement, surlendemain de mon arrivée, me voici errant au milieu des maisonnettes de bois et de papier, un peu désorienté d’abord par tant de changement survenus dans les quartiers voisins de la mer, et puis me reconnaissant davantage aux abords des grands temples, au fin fond du vieux Nagasaki purement japonais.

Quoi qu’on en ait dit, il existe bien toujours, ce Japon lointain, malgré le vent de folie qui le pousse à se transformer et à se détruire. Quant à la mousmé, je la retrouve toujours la même, avec son beau chignon d’ébène verni, sa ceinture à grandes coques, sa révérence et ses petits yeux si bridés qu’ils ne s’ouvrent plus ; son ombrelle seule a changé : au lieu d’être à mille nervures et en papier peint, la voici, hélas ! en soie de couleur sombre, et baleinée à la mode occidentale. Mais la mousmé est encore là, pareillement attifée, aussi gentiment comique, et d’ailleurs innombrable, emplissant les rues de sa grâce mièvre et de son rire. Du côté des hommes, les gracieux chapeaux melons et les petits complets d’Occident ne sont pas sensiblement plus nombreux que jadis : on dirait même que la vogue en est passée.

Comme c’est drôle ! j’ai été quelqu’un de Nagasaki, moi, il y a longtemps, longtemps, il y a beaucoup d’années… Je l’avais presque oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je m’enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de souvenirs, — mille choses : les cèdres centenaires penchés autour des pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse.

Des bonjours mélancoliques, disais-je… Mélancolie des quinze ans écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par ailleurs, pas plus d’émotion que le jour de l’arrivée : c’était donc bien sans souffrance et sans amour que j’avais passé dans ce pays.

Ces quinze années pourtant ne pèsent guère sur mes épaules. Je reviens au pays des mousmés avec l’illusion d’être aussi jeune que la première fois, et, ce que je n’aurais pu prévoir, bien moins obsédé par l’angoisse de la fuite des jours ; j’ai tant gagné sans doute en détachement que, plus près du grand départ, je vis comme s’il me restait au contraire beaucoup plus de lendemains. En vérité, je me sens disposé à prendre gaiement notre séjour imprévu dans cette baie, qui est encore, à ce qu’il semble, l’un des coins les plus amusans du monde…

Sur le soir de cette journée, presque sans l’avoir voulu, je suis ramené vers Dioudjendji, le faubourg où je demeurais : l’habitude peut-être, ou bien quelque attirance inavouée des sourires de Mme Prune… Je monte, je monte, me figurant que je vais arriver tout droit. Mais qui croirait que, dans ces petits chemins jadis si familiers, je m’embrouille comme dans un labyrinthe ?… et me voici tournant, retournant, incapable de reconnaître ma demeure…

Tant pis ! ce sera pour un autre jour peut-être. Et puis, j’y tiens si peu !


Jeudi, 13 décembre. — J’ai eu le plaisir de rencontrer ce matin au marché Mme Renoncule, ma belle-mère, à peine changée ; ces quinze ans n’ont pour ainsi dire pas altéré les beaux restes que je lui connaissais, et nous nous sommes salués sans la moindre hésitation.

Elle a été on ne peut plus aimable, et m’a convié à un grand dîner, où je dois revoir quantité de belles-sœurs, de nièces et de cousines. En outre, elle m’a appris que sa fille, Mme Chrysanthème, était très avantageusement établie, dans une ville voisine, mariée en justes noces à un M. Pinson, fabricant de lanternes en gros ; toutefois, le ciel se refuse, hélas ! à bénir cette union, qui demeure obstinément stérile, et c’est le seul nuage à ce bonheur.

Le dîner de famille, auquel je n’ai pas cru devoir refuser de prendre part, promet d’être nombreux et cordial. Mon fidèle serviteur Osman, que j’ai présenté comme un jeune cousin, y assistera aussi. Mais ma belle-mère qui, dans les situations les plus délicates, ne perd jamais le sentiment des nuances, a jugé plus convenable que M. et Mme Pinson n’y fussent point conviés.


Samedi, 15 décembre. — Je m’ennuyais aujourd’hui dans Motokagomachi, — qui est la rue élégante et un peu modernisée de la ville, la rue où quelques boutiques s’essaient à avoir des glaces, des étalages à l’européenne, — je m’ennuyais, et l’idée m’est venue, pour me distraire, de recourir aux geishas, comme nous faisions jadis…

Des geishas, pour sûr il devait y en avoir encore, bien que, au Japon, tout s’en aille. Et je m’en suis ouvert à l’homme-coureur qui, depuis un moment, me voiturait de toute la vitesse de ses jambes musclées et trapues :

— Monsieur, m’a-t-il répondu, je vais vous conduire dans une de nos maisons de thé les plus, élégantes, et l’on s’empressera de contenter votre caprice.

C’est tout à côté de Motokagomachi, dans une ruelle ; on entre par un petit portique d’apparence comme il faut ; on traverse un bijou de petit jardin où il y a des montagnes naines, des rocailles de poupée, de vieux arbres en miniature ; et la maison de la grue est au fond, très accueillante et très discrète. Comme les Européens n’y fréquentent guère, elle a conservé sa minutieuse propreté japonaise ; je me déchausse en entrant, et deux servantes, à mon aspect, tombent à quatre pattes, le nez contre le plancher, suivant la pure étiquette d’autrefois, que je croyais perdue. Au premier étage, dans une grande pièce blanche qui est vide et sonore, on m’installe par terre, sur des coussins de velours noir, et on se prosterne à nouveau pour attendre mes ordres.

Voici. Je désire louer pour une heure une geisha, c’est-à-dire une musicienne, et une maïko, c’est-à-dire une danseuse. — C’est très bien : on va prévenir deux de ces dames, qui habitent le quartier et travaillent d’ordinaire pour la maison.

En attendant qu’elles viennent, la dînette obligatoire m’est apportée avec mille grâces, sur des amours de petits plateaux… Décidément, il existe encore, mon Japon de jadis, celui du temps de Chrysanthème et du temps de ma jeunesse ; je reconnais tout cela, les tasses minuscules, les bâtonnets en guise de fourchette, le réchaud de bronze dont les poignées figurent des têtes de monstre, — et surtout les révérences, les petits rires engageans, les continuelles minauderies des servantes.

Mais j’avais connu ces choses à la splendeur de l’été ; or, je les retrouve en décembre, et l’hiver de l’année, — peut-être aussi l’hiver de ma vie, — me rendent leur mièvrerie par trop triste, intolérablement triste…

Qu’on se dépêche de m’amener ces dames. Je gèle et je m’ennuie, là tout seul, pieds nus sur ces nattes blanches. Un petit vent, rafraîchi à la neige, passe en gémissant entre les panneaux de papier qui servent de murailles ; à part ma dînette, posée à terre, et mes coussins de velours noir, rien dans cette vaste chambre, rien qu’un frôle bouquet là-bas, dans un vase, sur un trépied de laque, — un bouquet d’un goût exquis, j’en conviens ; mais c’est égal, cette nudité absolue est pour me geler davantage encore. J’ai froid, froid jusqu’à l’âme ; je me sens ridicule et pitoyable, accroupi au milieu de la solitude qu’est cette chambre. Vite, qu’on m’amène ces dames, ou je m’en vais !

— Patience, monsieur, me dit-on avec mignardise ; patience, on lisse leur chignon, elles se parent ! — Pour me donner le change sur la lenteur de cette toilette, on m’apporte un par un divers accessoires : d’abord la guitare à long manche, enveloppée d’une housse en crépon rouge, et la spatule d’ivoire pour en gratter les cordes ; ensuite un coffre léger, — en laque, il va sans dire, — contenant les masques variés de la danseuse, ses fleurs en papier de riz, ses banderoles de soie ; tout son petit bagage de saltimbanque raffinée, exotique, extra-lointaine.

Enfin, des froufrous dans l’escalier, des rires d’enfant, des pas légers qui montent : « Les voilà, monsieur, les voilà ! » Il était temps, j’allais me lever pour partir.

Entre d’abord une frêle créature, un diminutif de jeune fille, en longue robe de crépon gris souris, avec une ceinture rose fleur-de-pêcher, nouée par derrière, et dont les coques ressemblent aux ailes d’un papillon géant qui se serait posé là. C’est Mlle Matsuko, la musicienne, qui se prosterne ; le hasard m’a bien servi, car elle est fine et jolie.

Ensuite paraît le plus étrange petit être que j’aie jamais vu dans mes courses par le monde, moitié poupée et moitié chat, une de ces figures qui, du premier coup se gravent, par l’excès même de leur bizarrerie, et que l’on n’oublie plus. Elle s’avance, en souriant du coin de ses yeux bridés ; sa tête, grosse comme le poing, se dresse invraisemblable, sur un cou d’enfant, un cou trop long et trop mince, et son petit corps de rien se perd dans les plis d’une robe extravagante, à grands ramages, à grands chrysanthèmes dorés. C’est Mlle Pluie-d’Avril, la danseuse, qui se prosterne aussi.

Elle avoue treize ans, mais, tant elle est petite, menue, fluette, on lui en donnerait à peine huit, n’était parfois l’expression de ses yeux câlins et drôles où passe furtivement, entre deux sourires très enfantins, un peu de féminité précoce, un peu d’amertume. Telle quelle, délicieuse à regarder dans ses falbalas d’Extrême-Asie, déroutante, ne ressemblant à rien, indéfinissable et insexuée,

Je ne m’ennuie plus, je ne suis plus seul ; j’ai rencontré le jouet que j’avais peut-être vaguement désiré toute ma vie : un petit chat qui parle.

Avant que la représentation commence, je dois faire les honneurs de ma dînette à mes impayables petites invitées ; donc, sachant depuis longtemps les belles manières nipponnes, je lave moi-même, dans un bol d’eau chaude, apporté à cet usage, la tasse en miniature où j’ai bu, j’y verse quelques gouttes de saki, et les offre successivement aux deux mousmés ; elles font mine de boire, je fais mine de vider la coupe après elles, et nous échangeons de cérémonieuses révérences : l’étiquette est sauve.

Maintenant, la guitare prélude. Le petit chat s’est levé, dans les plis de sa robe mirifique ; du fond de sa boîte de laque, il retire des masques, se choisit une figure qu’il ne me montre pas, l’attache sur son minois comique en me tournant le dos, et brusquement se refait voir !… Oh ! quelle surprise !… Où est-il, mon petit chat ?… Il est devenu une grosse bonne femme, à l’air si étonné, si naïf et si bête que l’on ne se tient pas d’éclater de rire. Et il danse, avec une bêtise voulue, qui est vraiment du grand art.

Nouvelle volte-face, nouveau plongeon dans la boîte à malice, choix d’un nouveau masque attaché prestement, et réapparition à faire frémir… Maintenant c’est une vieille, vieille goule, au teint de cadavre, avec des yeux à la fois dévorans et morts dont l’expression est insoutenable. Cela danse tout courbé, comme en rampant ; cela conserve des bras de fillette qui, tout le temps fauchent dans l’air, de grandes manches qui s’agitent comme des ailes de chauve-souris. Et la guitare, sur des notes graves, gémit en trémolo sinistre…

Quand la mousmé ensuite, sa danse finie, laisse tomber son masque affreux pour faire la révérence, on trouve d’autant plus exquise, par contraste, son amour de petite figure.

C’est la première fois qu’au Japon je suis sous le charme…


18 décembre. — J’ai revu aujourd’hui ce jardinet de Mme Renoncule, ma belle-mère, dont le seul aspect suffisait jadis à me donner le spleen.

Et je l’ai revu tout pareil, aussi maladif, dans sa pénombre, entre ses vieux murs. Ses arbres nains, qui paraissaient déjà centenaires, n’ont ni changé, ni grandi d’une ligne. Tel bouquet de petits cèdres avortons, que je me rappelle si bien, de petits cèdres qui n’ont pas deux pieds de haut, se mire toujours dans le lac en miniature, dont la surface est ternie de poussière. La même teinte, verdâtre et comme moisie, est restée aux rocailles nostalgiques, dans les recoins sans soleil…

Il y a toujours un étonnement à retrouver, dans des pays très éloignés, et après de longues années qui ont été remplies pour vous d’agitations et de courses par le monde, à retrouver de pauvres petites choses demeurées immuables, d’infimes petites plantes qui continuent à végéter aux mêmes places.


20 décembre. — A mon précédent séjour, il y a quinze ans, on ne voyait d’ivrognes au Japon que les matelots d’Europe. Maintenant les matelots japonais s’y sont mis, à l’alcool ; à peu près semblables à ceux de chez nous, sauf leur figure plate et jaune, portant le même col bleu et le même bonnet, ils vont bras dessus bras dessous, chantant et titubant par les rues. Quantité d’autres personnages, en robe nipponne, se grisent aussi le dimanche et se battent dans les cabarets.

En fait de maisons de thé, celles-là seules qui sont très élégantes et très fermées, qui n’admettent que de purs Japonais et quelques étrangers de marque, celles-là seules ont gardé la tradition : minutieuse propreté blanche, grandes salles où il n’y a rien, raffinement extrême dans l’absolue simplicité.

Mais toutes les autres, ouvertes à qui veut entrer, sont devenues sales et empestent l’absinthe. On y est admis sans se déchausser, en gros souliers boueux ; plus de nattes immaculées par terre, plus de coussins pour s’asseoir ; des chaises et des tables de cabaret ; sur les étagères, au lieu des gentilles porcelaines pour dînettes de poupées, aujourd’hui des alignemens de bouteilles, du wisky, du brandy, du pale-ale ; tous les poisons d’Angleterre et d’Amérique, déversés chaque jour à pleins paquebots, sur le vieil empire du Soleil Levant.

Et pourtant le Japon existe encore. A certaines heures, dans certains lieux, on le retrouve si intact et si japonais, qu’il semblé n’avoir subi qu’une atteinte superficielle. Cette grande baie singulière où nous sommes, entre ses hautes montagnes aux dentelures excessives, ne cesse point d’être un réceptacle d’inépuisables étrangetés. Nagasaki, malgré ses lampes électriques et la fumée de ses usines, est encore, au fond, une ville très lointaine, séparée de nous par des milliers de lieues, par des temps et des âges.

Si son port est ouvert à tous les navires et à toutes les importations d’Occident, du côté de la montagne elle a gardé ses petites rues des siècles passés, sa ceinture de vieux temples et de vieux tombeaux. Les pentes vertes qui l’entourent sont hantées par ces milliers d’âmes ancestrales, auxquelles on brûle tant d’encens chaque jour ; elles n’ont pas cessé d’être le tranquille royaume des morts ; les mystérieux symboles, les stèles de granit, les bouddhas en prière s’y pressent du haut en bas, parmi les cèdres et les bambous. Et tout cet immense lieu de recueillement et d’adoration, comme suspendu au-dessus de la ville, jette son ombre sur les drolatiques petites choses qui se passent en bas. Dans Nagasaki, n’importe où l’on se promène et l’on s’amuse, toujours au-dessus de soi l’on sent cet amas de pagodes et de cimetières, étages parmi la verdure ; chaque rue qui s’éloigne de la rive, chaque rue qui monte finit toujours par y aboutir, et on rencontre fréquemment d’extraordinaires cortèges qui s’y rendent, accompagnant quelque Nippon défunt que l’on conduit là-haut, là-haut, dans une gentille chaise à porteurs…


23 décembre. — J’ai retrouvé Mme Prune, et je l’ai retrouvée libre et veuve !… Ça, par exemple, ç’a été une émotion…

J’étais monté par hasard vers Djioudjendji, ne pensant point à mal, quand tout à coup un tournant de sentier, un vieil arbre, une pierre, m’ont reconnu au passage d’une façon saisissante : ces choses avaient été jadis quotidiennement inscrites dans mes yeux ; j’étais à deux pas de mon ancienne demeure…

J’y suis allé tout droit, et je l’ai revue toujours la même, malgré cet air de vétusté qu’elle n’avait point encore au temps où je l’habitais. Sans hésiter, glissant la main entre les barreaux du portail, j’ai fait jouer la fermeture à secret pour entrer dans le jardin… Mme Prune était là, dans un négligé qui lui a été pénible, la pauvre chère âme que je n’aurais pas dû surprendre, le chignon sans apprêts, vaquant à quelques menus soins de ménage. Et tel a été son trouble de me revoir, qu’il ne m’est plus possible de mettre en doute la persistance de son sentiment pour moi.

Voici trois années, paraît-il, que M. Sucre a payé son tribut à la nature ; à quelque cent mètres au-dessus de sa maison, il repose dans l’un des cimetières de la montagne. La veuve conserve pieusement les reliques de l’époux qui sut puiser dans son art tant de détachement et de philosophie : l’encrier de jade, que j’ai tout de suite reconnu, avec la maman crapaud et les jeunes crapoussins ; les lunettes rondes ; et enfin la dernière étude qui sortit, inachevée, de cet habile pinceau, — un groupe de cigognes, il va sans dire.

Quant à Mlle Oyouki, depuis plus de dix ans elle est mariée, établie à la campagne, et mère d’une charmante famille.

Et Mme Prune, en baissant les yeux, a insisté sur cette liberté et cette solitude du cœur, que sa nouvelle situation lui laisse…


26 décembre. — Ceux-là seuls qui ont le sens du chat pourront me suivre et me comprendre dans le développement de ma passion pour la petite Mlle Pluie-d’Avril, professionnelle de danse nipponne.

On a le sens du chat ou on ne l’a pas ; il n’y a point à raisonner sur la question. J’ai vu des gens, qui par ailleurs ne donnaient aucun autre signe d’aliénation mentale, embrasser des chats irrésistiblement, avec frénésie, sans que l’affection et encore moins l’amour fussent en cause. Et ces gens n’étaient pas toujours des raffinés, des névrosés, mais souvent aussi des êtres sains et primitifs ; ainsi je me rappelle que certaine petite chatte grise, de six mois, à bord d’un de mes derniers navires, causait de véritables transports à bon nombre de matelots ; ils lui donnaient les noms les plus délirans, la pétrissaient de caresses, se fourraient longuement la moustache dans son pelage doux et propre, l’embrassaient à la manger, — tout comme j’étais capable de faire moi-même, quand par hasard je l’attrapais, cette moumoutte, dans un coin propice et sans témoins indiscrets.

Inutile de dire que je ne vais pas aussi loin avec Mlle Pluie-d’Avril en falbalas, qui sans doute serait très choquée du procédé ; mais les jeunes chats et elle me causent des sensations du même ordre, c’est incontestable, et il y a des instans où des velléités me prennent de la pétrir, — ce que je pourrais faire d’ailleurs sans plus de trouble intime que si c’était Mlle Moumoutte en fourrure grise.

Je viens donc souvent m’asseoir sur les nattes immaculées, dans les grands appartemens vides et sonores de la maison de thé. On y gèle, par ces froids de décembre, — jamais bien sérieux au Japon, il est vrai, mais attristans à subir, — entre des parois de papier, loin du clair soleil qui rayonne dehors, et sans autre feu qu’une braise dans un minuscule réchaud.

Et puis Mlle Pluie-d’Avril n’en finit plus de sa toilette. On court la prévenir dès que j’arrive, mais il faut chaque fois compter une heure avant qu’elle paraisse, une heure à s’ennuyer devant la dînette posée par terre, et à échanger de niais propos avec deux ou trois servantes prosternées.

Quand il entre enfin, mon petit chat habillé, c’est toujours la surprise d’atours nouveaux, d’un dessin extravagant et d’un coloris chimérique. Du fond de la grande salle un peu en pénombre, elle s’avance éclatante, avec une majesté de marionnette ; elle est presque une petite naine, mais surtout elle est une petite fée ; et le corps, négligeable par lui-même, se noie dans les plis de la robe, qui est garnie, en bas d’un bourrelet très dur, pour que la traîne s’étale de tous côtés trompeusement. Ce qui fait surtout l’invraisemblance du personnage, c’est, je crois bien, la longueur du cou et l’extrême petitesse de la tête. Mais le charme, l’air vraiment chat, est dans les yeux ; des yeux bridés, retroussés, câlins, spirituels et tout le temps narquois.

Mlle Matsuko, la geisha, suit à quelques pas derrière, très jolie aussi, mais boudeuse, avec une moue de dignité offensée, ayant trop bien compris que je ne viens point pour elle, et affectant de plus en plus de s’habiller sans recherche, en des nuances éteintes.

Non seulement elle danse mais elle chante aussi, Mlle Pluie-d’Avril, ou elle déclame, tout en exécutant les pas que Mlle Matsuko lui joue sur sa longue mandoline. Et ce sont des séries de petits miaulemens tout à fait chatiques, mais à peine perceptibles, avec, de temps à autre, en baissant la tête, des sons impayables, tirés du fond du gosier, et visant aux notes de basse-taille, — comme quand les moumouttes sont très en colère.

Elle m’a exécuté aujourd’hui la « danse des roues de fleurs, » qui exige un jeu de plusieurs cerceaux garnis de camélias rouges, et le « pas de la source » avec deux bandes de soie blanche, qu’elle parvenait à agiter d’un continuel et inexplicable mouvement d’ondulation, rappelant l’eau des torrens.


27 décembre. — Malgré la discrétion parfaite avec laquelle la chose m’a été insinuée, il a été clair aujourd’hui pour moi que Mme Renoncule me verrait sans déplaisir renouveler mon titre de gendre par une union morganatique avec Mlle Fleur-de-Sureau, la plus jeune de ses filles. J’ai feint de ne point entendre, et ma belle-mère, avec son tact habituel, sans insister davantage, m’a conservé ses bonnes grâces. J’ai cru convenable toutefois de prétexter un empêchement de service, le soir de son grand dîner, ne me trouvant vraiment plus assez de la famille pour y prendre part.


31 décembre. — L’immense et formidable escadre qui s’était réunie cet été, de tous les coins du monde, dans le golfe de Petchili, vient forcément de se disperser à l’approche des glaces. Les monstres en fer, qui ne peuvent plus rôder aux abords de Pékin, sont allés s’abriter un peu partout, dans des régions moins froides, pour attendre le printemps où l’on s’assemblera de nouveau comme une troupe de bêtes de proie.

Plusieurs de ces monstres ont cherché asile comme nous dans la grande baie de Nagasaki, tiède et fermée. Nous sommes là quantité de cuirassés et de croiseurs, immobilisés pour quelques mois, et attendant.

Des centaines de marins, fort divers d’allure et de langage, animent donc chaque soir de leurs chansons ou de leurs cris les quartiers de la ville où l’on s’amuse, les innombrables bars à l’américaine remplaçant les maisons de thé d’autrefois. Les nôtres fraternisent un peu avec ceux de la Russie, mais beaucoup plus avec ceux de l’Allemagne, qui sont d’ailleurs remarquables de bonne tenue et d’élégance. C’était imprévu, cette sympathie entre matelots français et allemands, qui vont par les rues bras dessus bras dessous, toujours prêts à tomber ensemble à coups de poing sur les matelots anglais dès qu’ils se montrent.

Au milieu de tout ce monde, les petits matelots japonais, vigoureux, lestes, propres, font très bonne figure. Et les cuirassés du Japon, irréprochablement tenus, extra-modernes et terribles, paraissent de premier ordre.

Combien de temps resterons-nous dans cette baie ? Vers quelle patrie serons-nous dirigés ensuite ? Et quelle sera la fin de l’aventure ?… La guerre d’abord, entre la Russie et le Japon, la guerre s’affirme inévitable et prochaine ; sans déclaration peut-être, elle risque d’éclater demain, par quelque bagarre impulsive aux avant-postes, tant elle est décidée dans chaque petite cervelle jaune ; le moindre portefaix dans la rue en parle comme si elle était commencée, et compte effrontément sur la victoire.

Malgré toute l’incertitude de l’avenir en ce moment nous nous amusons de la vie ; après notre séjour sur les eaux chinoises, qui fut si austère, si fatigant et si dur, cette baie nous semble un agréable jardin, où l’on nous aurait envoyés en vacances, parmi des bibelots délicats et des poupées.

Bien que le retour soit encore si douteux et éloigné, vraiment oui, nous nous amusons de la vie, pendant que notre amiral, amené ici mourant, reprend ses forces de jour en jour, sous ce climat presque artificiel, entre ces montagnes qui arrêtent les rafales glacées. Un soleil, qui a l’air de passer à travers des vitres, surchauffe presque chaque jour les pentes délicieusement boisées entre lesquelles Nagasaki s’enferme. Sur les versans au midi, les oranges mûrissent ; les énormes cycas de cent ans, qui, au seuil des vieilles pagodes, semblent des bouquets d’arbres antédiluviens, baignent dans la lumière leurs plumes vertes ; contre les murs des jardins, les camélias fleurissent, avec les dernières roses, et on peut s’asseoir dehors comme au printemps, devant les petites maisons de thé qui sont perchées au-dessus de la ville, à différentes hauteurs, parmi les temples et les milliers de tombeaux.

Vers la fin de la journée, quand le soleil s’en va et quand c’est l’heure de rentrer à bord, il fait juste assez froid pour que l’on trouve hospitalière et aimable la petite salle aux murs de tôle, bien chauffée par la vapeur, le « carré » où l’on dîne avec de bons camarades.

Et aujourd’hui, dernier jour de l’an et du siècle, par un temps tiède, suave, tranquille, je suis allé chez messieurs les horticulteurs nippons qui, de père en fils, torturent longuement les arbres, dans des petits pots, parmi des petites rocailles, pour obtenir des nains vieillots qui se vendent très cher. Au soleil de la Saint-Sylvestre, se chauffaient là, tout le long des allées, des alignemens de potiches où l’on voyait des chênes, des pins, des cèdres centenaires, la mine vénérable et caduque, pas plus hauts que des choux. Mais je ne voulais que des fleurs coupées, des roses d’arrière-saison, des branches de camélias à pétales rouges, de quoi remplir deux pousse-pousse, qui ont traversé la ville à ma suite.

Ce soir donc, toute cette moisson était dans ma chambre du Redoutable, qui ressemblait à la cabane d’un fleuriste. Deux braves matelots en composaient des gerbes sous ma direction, et, à l’heure du thé, je les ai portées à notre amiral, — qui était mourant il y a trois semaines, mais qui a presque repris sa figure des bons jours, qui est ressuscité comme par miracle, au milieu de ce calme que le Japon lui donne.


1er janvier. — Éveillé par une aubade bruyante, alerte et joyeuse, qui éclate avant jour dans les flancs de l’énorme cuirassé endormi : c’est le « branlebas » de l’équipage, la musique pour faire lever les matelots. Mais cette fois, à ce premier matin de l’année et du siècle, clairons et tambours, dans l’obscurité, n’en finissent plus de jouer toutes les dianes de leur répertoire ; jamais les hommes du Redoutable au réveil n’ont eu ce long tapage de fête.

Où suis-je ? J’ai si souvent dans ma vie changé de place, qu’il m’arrive plus d’une fois de ne pas savoir, comme ça tout de suite, au sortir du sommeil… La lumière, que machinalement j’ai fait jaillir, la lumière électrique, me montre un étroit réduit tendu de peluche rouge, et rempli de camélias rouges ; de longues branches, presque des buissons de camélias, dans des vases de bronze. Et des déesses en robe d’or, au visage très doux, sont là assises près de moi, les yeux baissés, — comme dans les temples de la ville interdite, où elles habitèrent trois fois cent ans…

Ah ! oui… Ma chambre à bord du Redoutable… Je reviens de Chine, et je suis au Japon…

On frappe à ma porte, discrètement : l’un après l’autre, quatre ou cinq matelots, qui viennent de se lever, entrent pour me souhaiter la bonne année et le bon siècle, avec des petits complimens naïfs. C’est donc bien aujourd’hui, le commencement du XXe. Je m’étais figuré le commencer l’an dernier, pendant la nuit du 1er janvier 1900, sur la lagune indienne, alors qu’une barque du Maharajah de Travancore m’emmenait au clair des étoiles, entre deux rideaux sans fin de grands palmiers noirs ; mais non, je m’étais trompé, affirment les chronologistes, et ce matin, seulement, je verrai l’aube de ce siècle nouveau.

Aube de janvier, lente à paraître ; une heure se passe encore avant que les deux déesses, gardiennes de ma chambre, s’éclairent d’un peu de jour.

Mais quand enfin j’ouvre ma fenêtre, le Japon qui m’apparaît alors, indécis et comme chimérique, moitié gris perle et moitié rose, est plus étrange, plus lointain, plus japonais que les peintures des éventails ou des porcelaines ; un Japon d’avant le soleil levé, un Japon syndiquant à peine, sous le voile des buées, dans le mystère des nuages. Tout auprès de moi, des eaux luisent, semblent des miroirs reflétant de la lumière rose, et puis, en s’éloignant, cette surface de la mer tranquille devient de la nacre sans contours, se perd dans l’imprécision et la pâleur. Des flocons de brume, des ouates colorées comme des touffes d’hortensias, enveloppent et dissimulent tout ce qui est rivage ; plus haut seulement, et toujours en rose, en rose très atténué de grisailles, s’esquissent des bouquets d’arbres suspendus, des rochers à peine possibles tant ils ont de hardiesse ou de fantaisie, et enfin des montagnes, plutôt des reflets de montagnes, n’ayant pas de base, rien que des cimes, des dentelures, des pointes érigées dans le ciel vague. Ces choses transparentes, on n’est pas sûr qu’elles existent ; en soufflant dessus, on risquerait sans doute de changer tout ce décor imaginaire. Il fait idéalement doux ; dans l’air presque tiède on sent l’odeur de la mer et un peu le parfum de ces baguettes que les gens brûlent ici perpétuellement sur les tombes, ou sur les autels des morts. Voici maintenant une grande jonque, une d’autrefois, qui passe avec sa voilure archaïque et sa poupe de trirème ; dans le site irréel, devant cette sorte de trompe-l’œil qui a des nuances de nacre et de fleur, elle glisse sans que l’on entende l’eau remuer, et la brume enveloppante l’agrandit ; on croirait un navire fantôme, si elle n’était toute rose elle-même, sur ces fonds roses.

Dix heures : toutes les buées du matin ont fondu au soleil, qui est chaud aujourd’hui comme un soleil de mai.

L’amiral me délègue pour aller, en épaulettes et en armes, présenter au gouverneur japonais ses vœux de bonne année, et une baleinière du Redoutable m’emmène, à l’aviron, sur l’eau devenue très bleue.

La foule nipponne dans les rues est déjà en habits de fête.

Il me faudra deux coureurs à ma « djinricha, pour la vitesse, et surtout pour le décorum, en tant qu’officier français ; — or, c’est difficile, à recruter un jour de premier de Fan, car messieurs les coureurs font leurs visites et déposent leurs cartes. Quand j’ai trouvé cependant mon équipe, nous partons à toutes jambes, avec des cris pour écarter le monde.

Et un monde si drolatique ou si gracieux ! Un monde à sourires et à révérences, qui s’empresse vers mille devoirs de civilité, et se complimente tout le long du chemin, avec un affairement bien inconnu aux premiers de l’an chez nous. Des mousmés vont par bandes, aussi vite que permettent leurs sandales attachées entre le pouce et les doigts ; elles sont habillées de clair, de nuances tendres, et des piquets de fleurs artificielles rehaussent leur chignon aux coques parfaites. Des bébés adorables, aux yeux de chat, trottinent, se donnant la main, l’air important, en longue robe de cérémonie, coiffés d’une manière très apprêtée, avec des petites touffes, des petits pinceaux de cheveux s’érigeant dans diverses directions. Enfin messieurs les portefaix et messieurs les coureurs sont eux-mêmes en tenue de gala, en robe de coton bleu bien neuve et bien raide, ornée de larges inscriptions blanches sur le dos et la poitrine ; ils tiennent à la main les cartes de visite qu’ils vont au pas de course distribuer à leurs brillantes relations. Une maison neuve, à peu près européenne, dont les abords sont encombrés par les djinrichas d’innombrables visiteurs : c’est chez le gouverneur de la ville, qui nous reçoit avec le frac brodé et le sourire officiel des préfets d’Occident.

Après un grand déjeuner d’officiers, à la table de l’amiral, vite je quitte ma tenue de marin pour retourner à terre, me mêler à la foule japonaise.

Nagasaki, d’un bout à l’autre de ses rues, est enguirlandée d’une manière uniforme. Tout le long des maisonnettes de bois, vieilles ou neuves, court une interminable frange verte, faite de touffes en roseau alternant avec de longues feuilles de fougère pendues par la tige. Et, devant l’entrée de chaque demeure, au cordon qui soutient cette frange, est attachée une pendeloque toujours pareille, qui se compose d’une carapace rouge de homard, de deux coquilles d’œuf et d’un peu de feuillage. Tout cela, paraît-il, est traditionnel, symbolique, inchangeable décoration du premier jour de chaque année.

Entre ces guirlandes ininterrompues, l’agitation souriante de la foule bat son plein, sous le soleil d’hiver ; gentilles mousmés, pâlottes et mièvres, vieilles duègnes aux sourcils rasés, aux dents laquées de noir, se saluent et se resaluent au passage, comme si, de se rencontrer, c’était chaque fois une joie et une surprise à n’en plus revenir ; des dames, qui se trouvent nez à nez à un carrefour, stationnent une heure en face les unes des autres, cassées en deux pour les plus profondes révérences, et c’est à qui n’osera pas se redresser la première. Du côté des hommes, même de ceux qui restent vêtus à la japonaise, les chapeaux melon sévissent en ce jour avec fureur, et quelques grands élégans, fidèles encore à la robe de soie des ancêtres, ont fait cependant une concession au goût moderne en se coiffant d’un haut de forme.

Très empressés, les visiteurs, les visiteuses, en général sont reçus dans le vestibule de la maison, — le petit vestibule tapissé de nattes blanches, où se trouve aujourd’hui un plateau rempli de sucreries cocasses, à côté de l’inévitable vase de bronze contenant la braise pour allumer les pipes en miniature des dames. Ils dégoisent avec volubilité leurs complimens, ces visiteurs si polis, leurs complimens, entrecoupés de révérences, saisissent du bout des doigts, après mille cérémonies et mille grâces, un de ces petits bonbons en forme de fleur ou d’oiseau, tout à fait immangeables pour nous, puis reprennent leur course, en se retournant plusieurs fois dans la rue pour saluer encore.

Oh !… Mon petit chat qui fait ses visites lui aussi !… Mon petit chat vêtu de couleurs presque sévères, pour la rue, et s’empressant comme les grandes personnes à remplir ses devoirs de civilité !… Non, qui n’a pas vu la petite Mlle Pluie-d’Avril assise avec dignité dans son pousse-pousse, et tenant en main ses cartes de visite, lilliputiennes comme elle-même ; qui n’a pas rencontré ça, et n’en a pas reçu au passage un cérémonieux salut, n’imaginera jamais la grâce et le charme d’une mousmé de douze ans, diplômée pour la danse et le beau maintien…

Tant de remuement comique, et un si clair soleil sur la bigarrure des costumes, chassaient la tristesse que chaque premier de l’an traîne à sa suite ; mais elle n’était pas loin, elle rôdait dans l’air, cette tristesse à laquelle on n’échappe pas ce jour-là, et bientôt nous nous retrouvons, elle et moi, comme d’anciens amis, fatigués de s’être trop connus : c’est au milieu des quartiers caducs, aujourd’hui silencieux, qui confinent à l’immense ville des morts et où passe à peine, de temps à autre, quelque mousmé furtive, jetant l’éclat de sa robe de fête au milieu des antiques boiseries et des vénérables pierres. Nagasaki finit à la montagne abrupte, qui s’élève chargée de temples et de sépultures, qui forme tout alentour un seul et même cimetière, étage au-dessus de la ville des vivans, un cimetière un peu dominateur, mais tellement doux et ombreux…

Au pied même de cette nécropole, passe une rue délaissée, où demeure la vieille et maigre Mme l’Ourse, ma fleuriste habituelle. C’est une rue très ancienne ; d’un côté, il y a des maisonnettes d’autrefois, des échoppes centenaires où l’on vend des fleurs pour les tombes, et, de rencontre, des petits dieux domestiques, ou des autels en laque pour ancêtres ; de l’autre, il y a le flanc même de la montagne, le rocher presque vertical, interrompu de distance en distance par les grands portiques sans âge, les grands escaliers qui conduisent aux pagodes, ou bien par les petits sentiers de chèvre, tapissés de capillaires et de mousses, qui vont se perdre là-haut chez messieurs les morts et mesdames les mortes. J’y viens souvent, dans cette rue, non pas seulement à cause de Mme l’Ourse, mais pour prendre ensuite quelqu’un de ces sentiers grimpans et monter dans l’immense et délicieux cimetière. Surtout par un soleil nostalgique, d’une tiédeur d’orangerie, comme celui de ce soir, je ne sais pas s’il existe au monde un lieu plus adorable : c’est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s’élevant, on domine bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne comme pour servir d’atrium aux quartiers aériens où dorment les générations antérieures ; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués, leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au-delà, toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d’oiseau, étale ses milliers de maisonnettes drôles, couleur vieux bois et de poussière ; au-delà encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe bleue, la tourmente géologique d’alentour, l’escarpement des cimes, tout cela lointain et comme apaisé par la distance. L’apaisement, la paix c’est surtout ce que l’on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce lieu et plus on monte ; mais pour nous elle est très étrange, la paix que cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée de ses baguettes d’encens : paix de ces milliers d’âmes défuntes qui perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres dont la cendre se mêle ici à la terre ; les bornes tombales, inscrites de lettres inconnues, se groupent par familles, se pressent sur le flanc de la montagne comme une multitude assemblée pour un spectacle : il en est de si anciennes, de si usées qu’elles n’ont plus de forme. Et tout ce versant regarde le Sud et l’Ouest, de façon à être constamment baigné de rayons, le soir surtout, attiédi et doré même quand décline le soleil d’hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd’hui semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois devant des alignemens de gnomes assis sous la retombée des fougères, bouddhas en granit de la taille d’un enfant, la plupart brisés par les siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d’étoffe rouge, nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de personnages vivans, on n’en rencontre guère ; un bûcheron, de temps à autre, un rêveur ; une mousmé qui par hasard ne rit pas, ou une vieille dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de ces baguettes parfumées qui donnent à l’air d’ici une senteur d’église. Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres ; il y a des cèdres qui penchent au-dessus de l’abîme leurs énormes ramures, noueuses comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui ont la tiédeur et l’humidité des serres. Mais ce qui envahit surtout les tombes et les terrasses des morts, c’est une certaine plante de muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante charmante aux feuilles en miniature, qui est l’amie inséparable de toutes les pierres japonaises.

On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les hauts cimetières tranquilles ; les feuilles mortes, le long des chemins, semblent une jonchée d’or, — en attendant qu’elles se décomposent pour féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les bruits d’en bas arrivent à peine jusqu’ici ; la ville, aperçue dans un gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n’envoie point sa clameur vers le quartier de ses morts : dans ce calme idéal, dans cette tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil d’hiver, les âmes d’ancêtre, même les plus dissoutes par le temps, doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir.

Quant à moi, qui suis né sur l’autre versant du monde, voici qu’au milieu de ces ambiances étranges je songe très mélancoliquement à mon pays, à l’année qui vient de finir, au siècle tombé ce matin dans l’abîme et qui fut celui de ma jeunesse…

Maintenant une cloche sonne, en bas dans une pagode, une cloche lointaine, formidable et lente, — quelqu’une de ces cloches énormes qui sont couvertes d’inscriptions mystérieuses ou de figures de monstre, et que l’on fait vibrer au choc d’une poutre suspendue ; — elle sonne à intervalles très espacés, comme chez nous pour les agonies. Elle ne trouble rien ; plutôt elle accentue, elle souligne cet exotique silence. En l’entendant, je me sens plus loin encore de la terre natale ; je regarde avec plus de tristesse ce rouge soleil au déclin, qui, à cette heure même, se lève là-bas, pour un matin sans doute glacé, sur ma maison familiale…


2 janvier. — Un seigneur japonais, un véritable, — un qui se souvient encore d’avoir été, au temps de son adolescence, un Samouraï à deux sabres, mais qui porte aujourd’hui tunique de colonel et casquette galonnée à la russe, — nous a conviés ce soir à faire la fête avec lui, dans la maison de thé la plus élégante de la ville et la plus fermée, où l’on dédaignerait de nous recevoir si nous n’étions ses hôtes.

C’est tout au fond du vieux Nagasaki, près de la grande pagode du « Cheval de Jade, » et nous nous y rendons en djinricha, au coup de neuf heures du soir, par une nuit froide et pure, éclairée d’une belle lune d’hiver.

Dans ce quartier où brillent à peine quelques lanternes, la maison qui nous attend, comme pour les rendez-vous de noble compagnie, est sombre, close, silencieuse, immense : elle a deux étages, très hauts de plafond, et se dresse plutôt tristement sur le ciel étoilé. Nos coureurs nous déversent à la porte, au pied d’un escalier, dans un vestibule minutieusement propre où nous devons dès l’abord quitter nos chaussures.

Aussitôt, des mousmés, qui sans doute nous guettaient à travers les châssis de papier mince, se précipitent du haut de l’escalier sur nos personnes, s’abattent comme un vol de petites fées éclatantes. Il y en a juste autant que d’invités, — et honni soit qui mal y pense, car tout se passera comme dans le monde ; — ces dames, des geishas de renom, que le seigneur à deux sabres nous offre pour la soirée, ont seulement accepté charge de nous distraire, de partager notre dînette, de charmer nos yeux ; rien de plus. Chacun de nous aura la sienne ; chacun de nous, dans le moment même qu’il se déchausse, est accaparé par une de ces gentilles créatures, qui ne le quittera plus ; du premier coup, les couples se forment dans le brouhaha de l’arrivée, presque sans choix, comme au hasard, et c’est deux par deux, la main dans la main, que nous gravissons l’escalier, avec une musique de petits rires voulus, puérils sans naïveté, mais jolis quand même.

Au premier étage, la salle de réception, — où nous sommes juste douze, les geishas comprises, contiendrait facilement deux cents convives ; nous y avons l’air perdu, au milieu de l’immaculée blancheur du papier mural, ou des nattes couvrant le plancher. Et il n’y a rien pour orner cette blanche solitude : ce serait une faute d’élégance ; rien qu’un grand bouquet frêle qui s’élance d’un vase ancien et rare, posé sur un haut socle d’ébène ; tout le luxe du lieu consiste dans les vastes proportions, l’espace, et aussi dans la finesse des boiseries, l’impeccable netteté des choses.

Le Seigneur, pour nous recevoir, a repris ses longues robes de soie ; n’étaient ses cheveux coupés court, il serait redevenu un Japonais du vieux temps. Quant au décor, il est aussi très pur, sauf la lumière électrique, la trop moderne lumière, qui tombe çà et là du plafond, mais d’une manière discrète cependant, et voilée de verre dépoli.

Quand nous sommes tous accroupis par terre, bien en rang au fond de la salle, sur des coussins de velours noir, six servantes pareillement vêtues apparaissent à la porte, dans le lointain de ce petit désert de nattes et de papier, se prosternent et font une première entrée tout à fait rituelle pour venir d’abord placer, devant chacun des couples assis, l’inévitable réchaud de bronze. Ce sont des personnes entre deux âges, et d’aspect respectable, ces servantes, pâles, distinguées, les cheveux lissés en ailes de corbeau ; elles ont arboré la tenue et la couleur de grand apparat, qui sont spéciales aux fêtes du nouvel an et ne doivent se porter que la première semaine de chaque année : robe de crépon noir, d’un noir mat et profond comme le voile de la nuit, avec un blason blanc au milieu du dos ; robe qui traîne derrière, traîne sur les côtés, traîne devant, et qui, grâce à un jeu de bourrelets intérieurs, reste toujours majestueusement étalée autour de la mièvre petite bonne femme.

Et la dînette commence par terre, tous les services apportés en bon ordre et en rang par les six servantes correctes, dont la noire théorie s’avance chaque fois comme pour le deuil très officiel de quelque personnage lointain et saugrenu.

C’est la même dînette japonaise que l’on a déjà faite partout : les petites soupes aux algues, les énigmatiques et minuscules choses pour poupées. Mais tout est d’un raffinement extrême, servi dans des porcelaines diaphanes, dans des laques légères, légères, presque impondérables. Et il y a d’étonnantes pâtisseries imitant des paysages, des sites de rêve nippon, rocailles en sucre brun, vieux cèdres en sucre verdâtre très délicatement feuillus.

Après souper, ces dames, qui sont haut cotées et se font payer fort cher, consentent à retirer de leurs étuis de crépon les longues guitares à voix de sauterelle et les spatules d’ivoire qui servent d’archets. Elles chantent, comme de jeunes chats qui miauleraient le soir du haut d’un mur. Et enfin elles dansent, avec des masques divers : la danse de la goule, celle de la grosse dame joufflue et bête, la danse des roues de fleurs, le pas de la source, tout ce que Mlle Pluie-d’Avril, mon amie, m’a déjà fait connaître et qui est de tradition infiniment ancienne, m’est réédité ici, dans un cadre plus vaste, plus distingué et plus vide encore.

Ces dames ont des robes adorablement nuancées, qui passent du bleu cendré de la nuit au rose de l’aube, et que traversent de grandes fleurs imaginaires, ou bien des vols de cigognes au plumage d’or. A force de grâce et d’artifices, elles sont presque jolies, et on subirait leur charme apprêté s’il faisait moins froid. Mais on gèle sur ces nattes, dans la salle trop grande où les braises des gentils réchauds nous entêtent sans donner de chaleur. Et la lune de janvier, dont on perçoit, à travers les carreaux de papier de riz, la pâleur spectrale, en concurrence avec la lumière électrique, nous rappelle que dehors la gelée blanche de l’extrême matin doit commencer de se déposer sur la ville endormie. Il est temps de quitter ce lieu d’élégance étrange.

Pour finir, un jeu puéril sans gaieté. Par terre, dans la salle très vide, on forme un cercle avec les coussins de velours funéraire, espacés d’une longueur de mousmé, et là-dessus nous voici tous courant à la file et en rond, d’un pas que rythme une chanson de cent ans. — Les Japonais s’amusaient à ce jeu dans la nuit des âges : de vieilles images en font foi. — A perdu qui n’est pas perché sur le velours d’un coussin noir, quand brusquement la chanson s’arrête, et les geishas alors font entendre des petits rires, comme une dégringolade de perles fausses.

Oh ! la niaiserie et la tristesse de cela, au milieu de cet exotisme extrême, au pied de la pagode du Cheval de Jade, dans le grand silence des en tours et dans la froidure d’un minuit de janvier !…

Allons-nous-en ! — Nos coureurs, en bas, nous attendent, endormis dans des couvertures, à côté de nos souliers. Enfin rechaussés, nous nous installons sur nos petits chars, et l’air vif nous saisit, la nuit du dehors nous enveloppe, tandis que les geishas, restées dans l’escalier, en groupe lumineux, étourdissant de couleur, s’inclinent pour des révérences charmantes. Sur le ciel tout bleui de rayons de lune, les vieux cèdres sacrés du temple voisin découpent en noir leurs branches tordues, aux rares bouquets de feuillage, d’un dessin très japonais. Et peu à peu nous prenons de la vitesse, à mesure que s’éveillent mieux nos coureurs ; nous voilà partis pour une longue course aux lanternes, traversant un Nagasaki bleuâtre, vaporeux et lunaire, qui dort tout baigné de brume hivernale.


Mardi, 8 janvier. — Oh ! les étonnantes petites personnes que j’ai rencontrées aujourd’hui à la campagne ! Je les voyais de loin cheminer devant moi, une cinquantaine, presque en rang comme un peloton de soldats, toutes pareilles et toutes blanches. Des peignoirs de calicot blanc, aux manches plates, attachés à la taille par une ceinture, sans corset, — en faisaient des bonnes femmes bien rondes, à tournure de grosse paysanne inélégante. Des bonnets de calicot, tout simples et tout raides, mais trop majestueux et comme gonflés de vent, semblaient des cloches à melon sur les têtes… Qu’est-ce que ça pouvait bien être, ce monde-là ? Des Japonaises, fagotées ainsi, lourdement et sans grâce ? — Pas possible.

J’ai pressé le pas pour vérifier. Et, sous les hauts bonnets comiques, j’ai bien vu des figures plates de mousmés ou de jeunes femmes nipponnes ; mais ces dames avaient l’air sérieux, pénétré, ne riaient point ; l’habituel badinage des rencontres n’eût pas été de circonstance, évidemment, et j’ai passé, sans rire moi non plus.

Ensuite je me suis informé : c’était l’école des ambulancières pour l’armée, qui faisait une promenade hygiénique d’entraînement !… Tout est à la guerre, en ce moment-ci, tout est préparatifs pour cette grande tentative contre la Russie, — qui, du reste, ne constituera que la manifestation initiale de l’immense Péril Jaune.

On m’a assuré que, dans les rangs de ces petites créatures empaquetées en tenue d’hôpital, il se trouvait des dames nobles, des descendantes de ces vieilles familles dans lesquelles nous autres étrangers ne pénétrons pas encore. Et des officiers, mes camarades, qui ont déjà été soignés et pansés par elles, gardent le meilleur souvenir de leurs mains si petites, douces, adroites, aux patiences inlassables.

Mais ces énormes bonnets gonflés d’air, ces espèces de coiffes à la Cauchoise, qui dira pourquoi ?…


Samedi, 12 janvier. — Mme Renoncule, ma belle-mère, a vraiment toutes les délicatesses. Malgré ma réserve si marquée vis-à-vis de Mlle Fleur-de-Sureau, ma belle-sœur, elle m’avait de nouveau convié hier soir à un repas de famille, que j’aurais eu trop mauvaise grâce de refuser encore. J’espérais toutefois m’y amuser davantage, et je dois reconnaître que l’attitude générale a été plutôt guindée. On gelait, en chaussettes, sur les nattes du plancher. On disait des choses cherchées et vides, galantes avec réserve, dont on essayait de rire. Les petites soupes étaient froides dans les bols en miniature. Tout était froid.

Et tout serait resté incolore si, vers la fin du repas, une de mes cousines mariée depuis peu, Mme Fleur-de-Cerisier, — jeune personne très distinguée, mais qui dès l’âge le plus tendre a été maintes fois victime d’un tempérament trop inflammable, — ne s’était éprise d’Osman au point de lui proposer d’oublier pour lui tous ses devoirs. A la suite de cet incident, que l’on ne saurait trop déplorer, une gêne très notable s’est glissée dans mes rapports avec ma belle-famille.

Toutefois mes relations avec Mme Prune n’en ont point souffert, et ce matin je J’ai accompagnée jusqu’à la tombe de feu ce pauvre M. Sucre, où elle avait senti le besoin d’aller déposer avec moi quelques fleurs. Son culte est vraiment touchant pour la mémoire de cet époux débonnaire, qui ne suffisait peut-être pas à la fougue de sa nature, mais que paraient tant de qualités discrètes, et qui possédait comme pas un le tact de s’éclipser à propos.

C’étaient de tardifs chrysanthèmes, couleur de rouille, gracieusement entremêlés à des branchettes de cryptomeria, que Mme Prune avait choisis pour sa fidèle offrande.

Il m’a paru un peu à l’abandon, le coin de cimetière où M. Sucre repose, mais situé fort aimablement sur la montagne, avec une vue attrayante. Aux quatre coins de la tombe, des tubes de bambou fichés en terre forment de naïfs porte-bouquets où nous avons disposé nos fleurs, non sans quelque recherche d’arrangement. Une courte invocation aux Esprits des ancêtres ; quelques baguettes d’encens allumées dans le petit brûle-parfum funéraire, et la veuve, avec un soupir, s’est arrachée à ce lieu mélancolique ; il fallait se hâter, car la pluie menaçait de nous surprendre au milieu de nos pieux devoirs.

Cette averse a d’ailleurs rendu plus intime notre retour, car, dans les chemins de descente, tout de suite glissans et dangereux, Mme Prune, chaussée de socques en bois, a dû chercher le secours de mon bras, et nous sommes revenus ensemble sous son large parapluie.

Il était très vaste, ce parapluie de Mme Prune, à mille nervures et garni de papier gommé ; tout autour, peintes en transparent, folâtraient des cigognes, — interprétées un peu à la manière du cher défunt, qui restera toutefois le peintre incomparable de ce genre d’oiseau.


PIERRE LOTI.