Aller au contenu

Escales en Méditerranée/À bord du Nirvana

La bibliothèque libre.


Paris : Ernest Flammarion (p. 235-242).

À BORD DU NIRVANA


Le Comte Primoli a braqué sur nous son objectif. La Comtesse de Behague s’est prêtée une fois de plus à la fringale photographique de « Gégé ». Auprès d’elle sont venus se placer Gérard d’Houville et son fils, le jeune « Tigre » que ses sept ans font le plus jeune matelot du bord et qui porte fièrement sur le ruban de son béret le nom de Nirvana inscrit en lettres d’or. À mon côté figure dans le groupe l’aimable Didier Verdé-Delisle. Au déclic, Gégé a relevé la tête et quitté de l’œil le viseur de son appareil qu’il tend à son domestique romain, le sympathique Nereo. Ensuite, souriant dans sa belle barbe qui commence à grisonner, il regagne la chaise longue sur laquelle sa paresse tout italienne aime à s’étendre, tandis que la Comtesse de Behague, en son élégante et gracieuse sveltesse, se dirige, suivie de son chien pékinois, vers la chambre des cartes, pour y décider, avec le Commandant, de la prochaine escale.




Le Nirvana fait route vers Corfou à destination de Venise où nous quitterons son bord, après la longue croisière de deux mois que nous y aurons accomplie.




Nous sommes ancrés devant Corfou. Corfou est dominé par la masse jaune de sa vieille forteresse vénitienne et nous entrons en ville par une longue rue bordée de boutiques, et d’une joyeuse animation. Comment ne pas s’arrêter devant les magnifiques étalages de fruits où s’entassent des raisins aux grappes majestueuses et des amoncellements de pastèques aux écorces lisses ou boursouflées, les unes luisantes, d’autres rugueuses ? Que peuvent bien contenir ces gros œufs végétaux ? En sortirait-il d’étranges lézards ou de fluides couleuvres ? Mais non, sous le couteau qui les fend apparaissent des chairs de neige rose ou de givre opalin, des chairs fondantes et fraîches, délicieuses à voir et surprises en leurs savoureuses virginités.




Pour aller de Corfou à l’Achilléion, on traverse une partie de l’île. La voiture suit une assez mauvaise route que bordent des haies de figuiers de Barbarie aux raquettes piquantes, le long de champs dont le sol est crevassé, car l’été doit être brûlant à Corfou, si l’on en juge par la chaleur de cette journée de fin de septembre. Cependant l’air s’allège un peu à mesure que l’on monte vers l’Achilléion. C’est en effet sur un des points élevés de l’île que l’Impératrice Élisabeth d’Autriche a bâti la villa corfiote qui est maintenant la propriété de l’Empereur d’Allemagne. Elle est située au faîte d’un cap, parmi des jardins qui l’entourent de beaux ombrages et d’où l’on découvre un vaste horizon marin, d’une terrasse à balustre de marbre. C’est sur cette terrasse qu’est placée la statue d’Achille mourant, symbole d’une destinée héroïque atteinte d’un trait perfide, car nulle vie, si divine qu’elle paraisse, n’est invulnérable au malheur ! La mélancolique souveraine savait mieux que personne que les plus hautes fortunes sont sujettes à cette loi cruelle et c’est dans cette solitude achilléenne qu’elle venait méditer sur la mystérieuse fatalité de l’astre sous lequel elle était née.

Nous avons visité rapidement l’intérieur de l’Achilléion qui ne présente guère d’intérêt. Plusieurs des salles que nous traversons sont décorées en style pompéien. Extérieurement l’Achilléion est une grande villa construite à l’italienne et peinturlurée de polychromies. Une de ses façades s’orne d’un portique sous lequel se dressent les statues des Muses. Tout cela est d’assez mauvais goût munichois. La vraie beauté de l’Achilléion ce sont ses jardins de feuillages et de fleurs, où poussent des roses, où des lauriers abritent des bancs de marbre qui ont des dauphins pour accoudoirs, ses jardins qui descendent vers la mer jusqu’à une crique où le flot caresse les marches en marbre blanc d’un petit quai.

Quand nous sommes revenus à Corfou, la vedette, par suite d’un ordre mal compris, n’était pas venue nous attendre. Nous avons regagné en barque le Nirvana. Avec le soir, un vent violent s’était levé, la mer était mauvaise. Nos deux rameurs corfiotes peinaient sur leurs avirons. Nous finîmes par atteindre le Nirvana. La mer avait la couleur qu’elle a dans la Barque de Don Juan, de Delacroix.




Nous entrons dans les Bouches de Cattaro. Entre les hautes montagnes qui ceignent la première des baies, une fois l’étroite passe franchie, s’étale un vaste miroir d’eau immobile, de la couleur bleuâtre de l’acier poli, d’une eau que l’on sent profonde et où tout se reflète avec une sorte de silence et de vertige. Sur cette eau le Nirvana navigue avec lenteur vers une autre baie qui s’ouvre à lui. Au fond se dresse le mont Lovcen. Cattaro apparaît avec ses maisons peintes, son église baroque, son port.




J’aime Raguse, les murs jaunis de ses vieux remparts vénitiens que renflent des rondeurs de tours, sa rue bordée de palais, au bout de laquelle s’ouvre un silencieux petit cloître. Raguse a aussi une amusante église baroque. Derrière Raguse, la montagne se dresse, toute proche, abrupte.




Nous sommes allés passer la journée à l’île Lacroma qui fut un des séjours préférés de l’Archiduc Rodolphe de Habsbourg. La vedette atterrit à un débarcadère où des piliers de fer soutiennent un toit métallique, mais, à peine quelques pas faits loin de cette horreur moderne, on est au milieu des pins, dans leur senteur résineuse, dans leur ombre traversée de rais de soleil, sous le murmure marin de leurs cimes sonores. Nous avons suivi d’étroits sentiers, tapissés d’aiguilles, nous nous sommes étendus sur l’herbe et des heures ont passé ainsi. Silence, solitude, vols d’oiseaux, frémissements d’insectes, rumeurs aériennes, odeurs végétales et terrestres, solitude, silence.

Nous sommes ainsi arrivés jusqu’au couvent bâti sur le point le plus élevé de l’île dalmate. Un moine dont la robe de bure était du brun des pommes de pin nous a conduits dans un cloître ombreux et frais. Une fontaine y murmurait doucement dans sa vasque usée. Une porte basse s’est ouverte sur une longue terrasse toute fleurie de roses. De là, on dominait l’île forestière que dorait un soleil déclinant sur l’étincellement bleu de l’Adriatique.




Nous avons laissé Raguse enturbanée de ses vieux remparts vénitiens et nous voici ancrés devant Spalato. Dans les ruines du Palais bâti par l’empereur Dioclétien, Spalato entre-croise ses ruelles étroites et caillouteuses et entasse ses maisons. L’enceinte des vieux murs romains l’entoure et l’abrite. On en distingue les hautes portes qui ressemblent à des arcs de triomphe. Nous avons erré longtemps au hasard dans cette singulière petite cité marine qui sera notre dernière escale avant Venise.




La courte et rude houle de l’Adriatique a fortement secoué le Nirvana. Vers l’aube, le roulis s’est un peu apaisé et je suis monté sur le pont. La mer verdâtre se hérissait de petites vagues. Un vent vif et presque aigu soufflait, chassant des brumes et des vapeurs déchirées, dans la lumière terne et triste du jour naissant. Bientôt apparut une côte basse dont nous nous rapprochâmes peu à peu. Cette côte c’était le Lido vénitien, ses plages, ses murazzi derrière lesquels s’étendait la Lagune. Nous allions y pénétrer par la Passe de Malamocco.

Maintenant le yacht naviguait lentement sur une eau unie et suivait avec précaution un chenal balisé de gros pali. Le vent était tombé ; une brume légère, finement grise, voilait l’espace. Nous étions comme entourés d’une douceur silencieuse. Une île apparut, puis une autre, puis soudain, du ras de l’eau, montèrent des formes qui devinrent des toitures, des campaniles, des coupoles se détachant sur un ciel doucement lumineux, en une sorte de vapeur dorée. La Lagune nous offrait en matinale bienvenue la prodigieuse ascension de sa ville marine : Venise, fille de la mer et du ciel…

Le Nirvana est ancré dans le bassin de Saint-Marc, non loin de la Dogana di Mare. L’hélice a cessé de tourner. Un clair soleil de septembre tiédit l’air. Nous sommes réunis sur le pont. La belle croisière est terminée. Les belles heures vagabondes que nous venons de vivre sont tombées dans le passé. Elles y prennent déjà la figure mystérieuse et nostalgique du souvenir.