Escales en Méditerranée/À bord du Velleda

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Paris : Ernest Flammarion (p. 222-234).

À BORD DU VELLEDA


Il a été convenu, quand nous avons embarqué à Marseille, au commencement du mois de juin de l’année 1904, sur le Velleda appartenant au Duc Decazes, que le yacht nous ramènerait jusqu’à Alger d’où nous regagnerions Marseille par le paquebot, tandis que Velleda irait désarmer au Havre, après la longue croisière que nous venions d’accomplir en Méditerranée et dont le point extrême avait été Constantinople. Nous voici donc en route pour Tunis.




La côte d’Afrique vient d’apparaître, d’abord lointaine, puis, peu à peu, elle se rapproche et bientôt nous distinguons la Goulette et l’entrée de la Lagune de Tunis. Le yacht navigue lentement sur ses eaux plates. Parfois s’élève au ciel le vol d’une troupe de flamants roses. Enfin Velleda vient s’amarrer au quai. Ce premier aspect de Tunis n’est pas très séduisant, malgré le large boulevard qui nous offre ses trottoirs et ses magasins. Une odeur empestée emplit et corrompt l’air, une odeur fétide et bitumineuse, venue de la Lagune. Cependant cette fâcheuse impression se dissipe, à mesure que nous quittons les quartiers européens pour les quartiers arabes. Là, nous errons dans des ruelles pittoresques, entre des murs blanchis à la chaux où s’ouvrent des portes mystérieuses. Des passages étroits font communiquer entre elles les rues anguleuses qui parfois aboutissent à des impasses, parfois à de petites places, animées d’étalages en plein vent et de cafés. On y croise des Tunisiens en gandoura, coiffés de la chéchia, des Arabes drapés dans leurs burnous de laine blanche, des juives grasses, aux vestes soutachées ou pailletées et qui enferment leurs formes opulentes en des culottes bouffantes, d’un rose fané ou d’un vert pistache. Quelques-unes de ces juives sont belles en leurs oripeaux de soie ou de satin qu’ennoblissent leurs beaux yeux de Sulamites. Parfois, au détour d’une ruelle, une bouffée de musique ou un colloque de voix rauques. Dans le ciel se dresse la colonne quadrangulaire d’un minaret à revêtement de faïences vernissées.




Les bazars de Constantinople, de Brousse, de Damas nous les retrouvons dans les souks de Tunis avec les mêmes odeurs d’étoffes, de cuir, d’essences, leur même assemblage de commerces disparates. Là aussi on vend des babouches et des harnais, des gandouras de soie, des satins à paillettes, des sucreries, dattes luisantes et loukoums gélatineux, des fioles de parfums où vit l’âme odorante du jasmin et de la rose. Là aussi il y a des marchands d’armes et de tapis.

Nous sommes entrés chez l’un d’eux. C’est un gros homme obséquieux et barbu. Il nous fait apporter de petites tasses d’exquis café, puis deux serviteurs déroulent devant nous les tapis qu’on nous propose. Dans le nombre il y en a de fort beaux, mais dont l’homme demande un prix exagéré. Alors commence la scène comique du marchandage. Comme elle nous amuse nous nous prêtons au débat. Enfin nous voici presque d’accord sur une des pièces, mais à la demande d’un dernier rabais, le gros marchand fait des gestes de protestation désespérée dans un flot de paroles qui ne nous convainc guère. Alors il s’éloigne et revient un instant après avec un sabre nu qu’il nous présente. Puisque l’on veut sa mort qu’on lui coupe donc la tête et qu’on prenne le tapis ! Comme nous ne voulons ni sa mort, ni payer le prix qu’il demande nous nous en allons.




Les exhalaisons saumâtres de la Lagune répandent une odeur si forte et si nauséabonde que nous décidons pour la fuir d’aller passer deux jours à Kairouan. Dans le train qui nous y conduit la chaleur est excessive, mais c’est une chaleur saine, brûlante, sèche. L’air est du feu. Ce n’est qu’à partir de Sousse que le paysage prend un aspect vraiment africain. Peu à peu la végétation devient rare. Le sol déroule sa stérilité sablonneuse. Des plis de terrain sillonnent sa lumineuse uniformité. Çà et là, loin, on aperçoit les tentes noires d’un campement de Bédouins, puis, à l’horizon, se dessinent, rougeâtres, les murs crénelés de l’enceinte qui enveloppe Kairouan. De loin, la Ville Sainte présente un aspect assez rébarbatif.

L’hôtel est situé en dehors des murailles, non loin de la gare. Les chambres sont spacieuses et habitables et ouvrent sur des corridors à revêtements de faïences communes, mais de vives couleurs. La nuit est venue. Les milliers de mouches qui dormaient dans la salle à manger se sont éveillées à la lueur des lampes et c’est à leur bourdonnement que nous dégustons un admirable plat de piments jaunes et rouges.




Nous sommes entrés dans Kairouan par une haute porte à créneaux qui donne accès à une rue où se tient un marché. Elle est très animée à cette heure et une véritable foule s’y coudoie. Les chéchias rouges et les turbans blancs coiffent des visages noirs ou bruns. On y est regardé par des yeux ardents ou dédaigneux. Des hommes noblement drapés exhalent au passage une odeur de laine chaude. Des officiers et des soldats de la garnison circulent. Des voix gutturales s’interpellent et se croisent. L’air brûle.

Nous avons gagné la grande Mosquée de Sidi-Okba. Sa vaste cour rectangulaire est déserte. Au fond se dresse un haut minaret. Beaucoup des colonnes antiques soutenant les arcades qui bordent trois des côtés de cette esplanade reposent en guise de socles sur leurs chapiteaux. Ce sont aussi d’antiques fûts de marbre qui font la beauté de la mosquée. Leurs rangées s’alignent, entre-croisent leurs rondeurs luisantes. Les ans ont poli leur matière marmoréenne. Certaines de ces colonnes sont si rapprochées l’une de l’autre que l’on peut à peine se glisser entre elles. Il y en a qui semblent vivantes comme des corps. Leur foule mystérieuse semble en prière, debout dans un silence que protègent contre tout bruit profane de lourdes portes, d’un bois incorruptible aussi dur et aussi solide que du bronze.




Il y a d’autres mosquées dans Kairouan. Celle « des Sabres » n’offre rien de bien curieux. En dehors de la ville, à quelque distance, il en est une qui s’appelle, je crois, la mosquée du Barbier et que décorent des faïences de médiocre qualité. Alentour s’étendent des espaces de sable nu. La mosquée semble endormie dans la chaude solitude qui l’environne. En revenant nous sommes retournés à la grande Mosquée et nous sommes montés jusqu’à la première galerie du minaret. Le jour déclinait et dans le ciel pur tourbillonnait un vol frénétique d’hirondelles. Au lointain une sonnerie de clairon militaire a retenti. La nuit a été brûlante. Il fait chaud à Kairouan.




Nous avons retrouvé à Tunis le yacht qui se préparait à appareiller. Au moment où, l’ancre levée, l’hélice donnait ses premiers tours, une barque s’est approchée d’où un paquet est venu s’abattre sur le pont. C’est le tapis que nous avions marchandé au bazar et que le marchand se décidait à nous céder à notre prix…




Bizerte-Bougie-Alger.




Nous sommes mouillés dans la rade, assez loin du quai. Devant nous Alger se développe en amphithéâtre et c’est très beau. Il a, vu de la mer, je ne sais quoi de théâtral et de triomphant. J’aime cet air de ville de conquête qu’a Alger. N’a-t-elle pas, en effet, peu à peu dévoré l’antique cité barbaresque dont il ne reste que quelques vestiges, de jour en jour diminués, sur le port la vieille mosquée de la Pêcherie, et là-haut les blanches maisons de la Kasbah, dont nous apercevons d’ici la tache orientale ? Nous y avons retrouvé les rues étroites de Tunis et de Kairouan, pleines d’angles mystérieux, de passages secrets, mais auxquels s’ajoutent ici les surprises de leurs pentes roides, de leurs escaliers inattendus. Nous y avons marché à l’ombre des murs blanchis à la chaux, nous y avons rôdé, frôlés par la laine d’un burnous ou le poil d’un ânon, effleurés par la gaze d’un voile. Nous nous y sommes promenés en tenant à la main des chapelets de fleurs de jasmins liées par un fil. Il faisait beau et chaud. Les fleurs odorantes se balançaient à nos doigts. L’air était plein d’une odeur de pierre chaude, de suint, de friture, à laquelle se mêlaient de vagues senteurs de jasmin.




Une fois descendus de la barque qui les amenait ils se sont groupés sur le pont. Ils étaient cinq, d’âges différents. Ils appartiennent à une compagnie de pieuses gens exerçant des métiers honorables, à une association religieuse, ce qui ne les empêche pas, à l’occasion, de tirer profit de leurs pratiques et de leurs cérémonies. Ils avaient apporté avec eux les accessoires nécessaires et se sont accroupis autour d’un brasero dans lequel l’un d’eux a jeté des grains d’encens, tandis qu’un autre frappait sur une sorte de tambour. Ensuite ils ont commencé leurs incantations en psalmodiant une espèce de chant rauque et nasillard. Quand ces litanies et ces fumigations eurent duré un certain temps, ils ont ouvert une boîte de carton qui contenait des scorpions et l’un des gaillards a offert sa lèvre inférieure aux pinces de la bête venimeuse. L’homme semblait ne ressentir aucune douleur, pas plus que son camarade qui se larda les bras de longues aiguilles. Cependant nos dévots préparaient une expérience plus sérieuse. Le sujet était un grand diable brun et barbu. Lorsqu’il eut enlevé sa chéchia, son crâne, rasé de près, apparut et, dans ce crâne, l’un de ses compagnons se mit à enfoncer à coups de marteau un gros et long clou. Cette fois le jeu n’était pas seulement répugnant. L’homme au marteau frappait vigoureusement. Des filets de sang commençaient à couler sur le visage et dans la barbe du patient qui paraissait insensible. Autour de lui ses compagnons se trémoussaient aux sons redoublés du tambour. Lorsque le clou fut bien enfoncé, on a appelé un des matelots pour l’arracher, à quoi il ne parvint qu’avec effort. Une fois délivré, l’encloué tout sanglant est allé s’asseoir sur ses talons, tandis que les matelots se passaient le clou de mains en mains.

La séance était terminée. Alors ces énergumènes ont remballé leurs scorpions, leur brasero, leur tambourin, et la barque qui les avait amenés à bord les a emmenés sur l’eau noire et silencieuse, vers Alger illuminé au fond de la rade et d’où nous venaient, à travers l’air chaud, de molles senteurs de jasmin.




On ne saurait quitter Alger sans avoir, comme l’on dit, « un aperçu des femmes du pays ». Aussi nous a-t-on organisé une visite à l’une de ces dames. Nous avons longé la mosquée de la Pêcherie et nous nous sommes engagés dans un lacis d’étroites ruelles. Ce quartier du vieil Alger était presque désert à cette heure nocturne. Parfois, à travers un rideau, on apercevait les lumières d’un cabaret, de quelque bouge à matelots. La proximité du port imprégnait l’air de senteurs marines. Dans une de ces ruelles, notre guide qui répondait au nom de Hassan nous arrêta devant une porte qu’il heurta à grands coups. Cette porte était garnie de gros clous et de lourdes ferrures. La maison se trouvait au fond d’une impasse sordide. Nous attendions, les pieds dans le ruisseau. Au bout d’un certain temps, la porte s’entre-bâilla. Hassan prononça quelques mots en arabe. La porte s’ouvrit tout à fait. Une vieille femme s’effaça contre le mur pour nous laisser passer. Hassan lui avait pris des mains une lampe de cuivre qu’elle tenait et nous précédait pour nous éclairer. Nous montâmes ainsi à la file un mauvais escalier. Au haut de l’escalier, une draperie écartée, nous pénétrâmes dans une salle assez spacieuse. Des divans, recouverts de tapis et garnis de coussins, en faisaient le tour. La vieille femme parlementait de nouveau en arabe avec Hassan. Au plafond se balançait une lanterne.

Cependant la vieille avait disparu. Hassan empilait des coussins derrière nos dos. Quand il eut fini de nous installer confortablement, il alla s’accroupir dans un coin, ramassa une sorte de tambourin qui gisait là et se mit à en tirer une rumeur barbare, basse, sourde et rauque qu’il accompagnait d’un chant guttural si abrutissant que j’en fermai les yeux de fatigue. Quand je les rouvris la vieille femme reparaissait avec un plateau supportant des tasses de café, en même temps que sa maîtresse faisait son entrée.

Elle était jolie et bizarre, cette petite Kabyle. Elle était vêtue d’une chemisette de gaze pailletée, à travers laquelle on distinguait sa peau obscure et lisse et que recouvrait une courte veste brodée. Un large pantalon de mousseline bouffait autour de ses chevilles. Elle s’approcha du divan en faisant claquer à ses talons ses babouches de cuir jaunes puis, sans façon, elle s’assit. Je voyais ainsi de tout près son visage sombre et fardé, ses yeux éclatants, son nez aux narines larges, son sourire humide et charnu où luisait la blancheur des dents. Elle riait en agitant les grandes boucles qui pendaient à ses oreilles et en faisant tinter les bracelets qui cerclaient ses poignets, tandis que Hassan faisait gronder de plus belle son tambourin et que nous dégustions le café des petites tasses filigranées…

Ce fut tout. La jeune Kabyle Aïssa a dû nous trouver bien cérémonieux. Aussi, quand nous partîmes, m’étant retourné, je vis la jolie moricaude, pelotonnée boudeusement au milieu des coussins, me faire une grimace de mépris dans le miroir de poche où elle regardait avec complaisance son petit visage cynique et fardé.




Nous sommes réunis sur le pont du Velleda pendant que, par l’échelle, les matelots descendent nos bagages dans le canot qui va les transporter à bord du paquebot en partance pour Marseille et sur lequel nous allons nous embarquer. C’est la dernière heure de la belle croisière qui, pendant près de deux mois, nous a promenés en Méditerranée, dans une parfaite entente d’amitié, grâce à la généreuse et charmante hospitalité marine que nous a donnée le Duc Decazes sur son Velleda. Nous voici tous assemblés autour de lui : René-Raoul Duval et sa charmante femme Georgie, lui, si bon, si serviablement cordial ; elle en sa grâce spirituelle et malicieuse de créole louisianaise ; l’aimable et courtois Raoul Johnston et vous, cher Gérard d’Houville qui, bien que votre père fût venu jadis en France des lointaines Antilles, n’aviez pas le pied très marin et préfériez les indolentes rêveries des calmes nuits étoilées aux hâtes curieuses des escales. Nous voici tous une fois encore autour du maître de Velleda qui, bien que la journée ne soit pas très avancée, allume au moins son dixième cigare.