Escales en Méditerranée/Avant-propos

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Paris : Ernest Flammarion (p. 5-8).

AVANT-PROPOS



Je m’embarque, ce soir, pour la plus belle des croisières, celle que l’on accomplit sur les mers de la mémoire, en compagnie du souvenir, celle où l’on retrouve un peu de soi-même dans la figure des nuages, la couleur des flots, la courbe des horizons, dans le goût de l’air que l’on respire, dans la lumière, dans le vent, dans le silence. Je m’embarque, ce soir, pour la croisière du souvenir.

Depuis longtemps, je rêvais ce voyage et je ne sais vraiment ce qui m’empêchait de l’entreprendre puisque il ne dépend pas des conditions matérielles qui, d’ordinaire, selon leur bienveillance ou leur malice, mettent obstacle à nos projets ou les favorisent. Je n’avais donc pas à compter avec les circonstances variables qui tantôt nous retiennent où nous sommes, tantôt nous permettent d’être où nous voudrions, mais la liberté n’a-t-elle pas ses contraintes et est-il si facile qu’on le croit de disposer de soi-même et d’amener à l’entente son désir et sa volonté ? Il faut, pour que cet accord se produise, l’intervention d’une puissance mystérieuse qui nous convainque que l’heure est venue de ne pas tarder davantage à nous résoudre à ce que rien ne nous oblige de différer, sinon l’obscure appréhension que l’accomplissement d’un dessein longtemps remis à demain nous prive du plaisir de le tenir en réserve pour une occasion indéterminée, car on redoute malgré soi de raviver des réalités dont on a fait des songes et n’est-ce pas aux résurrections du souvenir qu’il me faudra confier les images que je vais demander au passé ?

Nous sommes ainsi faits. Cependant, nous disons-nous, est-il si prudent de tergiverser ainsi et ne risquons-nous pas, à force d’atermoiements, de n’être plus, un jour, en état de donner au souvenir le solide et vivant appui des réalités dont il est le dépositaire et dont il doit être l’interprète ? N’est-il pas un moment où nous serons incapables de lui fournir la matière qu’il lui appartient de mettre en jeu ? N’en est-il pas un autre, au contraire, qui sera spécialement propice à ce qu’il saisisse et fixe le spectacle que lui propose notre mémoire ? N’est-il pas un instant où s’y mélangent en parties égales ce que nos yeux ont retenu du réel et ce que notre esprit y a ajouté en se le représentant ? Mais cet instant favorable, qui nous l’indiquera ? Qui nous fera le signe du départ et ce signe sera-t-il un geste du hasard ou quelque imperceptible mouvement venu du plus secret de nous-même, remous mystérieux de l’eau du port, montée sournoise de la marée, léger souffle du vent dans la mâture ?

Je ne pourrais dire exactement d’où m’est venu l’avertissement auquel je vais obéir et qui a presque le caractère d’un ordre, mais soudain j’ai senti que j’étais prêt à laisser se réveiller toutes les images conservées au fond de moi, du temps où, par deux fois, j’ai goûté l’enchantement de vivre entre la mer et le ciel, au rythme de la vague, dans la saine pureté de l’air salin, dans la libre et magnifique oisiveté du voyage. Ce fut, en effet, par deux fois que de chères amitiés m’offrirent le plaisir de croiser en Méditerranée, la première, en 1904, sur le Velléda du duc Decazes, la seconde, en 1906, avec la comtesse de Behague, sur son Nirvana. La durée et les itinéraires de ces deux croisières furent à peu près les mêmes. L’une et l’autre eurent lieu durant les mois d’été et c’est de ce qu’elles m’ont laissé dans les yeux et dans l’esprit que se composera celle que j’entreprends, ce soir, et qui sera faite d’impressions et de souvenirs superposés librement. Je ne m’y astreindrai pas aux parcours accomplis jadis, pas plus que je n’observerai l’ordre de leurs escales. À travers ma mémoire je naviguerai selon ma fantaisie. C’est elle qui me conduira, qui me guidera, m’arrêtera. C’est elle qui me dira de jeter l’ancre ou de larguer l’amarre. C’est à elle que je me confie pour la plus belle des croisières, la croisière du souvenir…