Esprit des lois (1777)/L10/C13

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CHAPITRE XIII.

CHARLES XII.


Ce Prince, qui ne fit usage que de ses seules forces, détermina sa chute en formant des desseins qui ne pouvoient être exécutés que par une longue guerre ; ce que son royaume ne pouvoit soutenir.

Ce n’étoit pas un état qui fût dans la décadence, qu’il entreprit de renverser, mais un empire naissant. Les Moscovites se servirent de la guerre qu’il leur faisoit, comme d’une école. À chaque défaite, ils s’approchoient de la victoire ; &, perdant au dehors, ils apprenoient à se défendre au dedans.

Charles se croyoit le maître du monde dans les déserts de la Pologne, où il erroit, & dans lesquels la Suede étoit comme répandue ; pendant que son principal ennemi se fortifioit contre lui, le serroit, s’établissoit sur la mer Baltique, détruisoit ou prenoit la Livonie.

La Suede ressembloit à un fleuve, dont on coupoit les eaux dans sa source, pendant qu’on les détournoit dans son cours.

Ce ne fut point Pultava qui perdit Charles : s’il n’avoit pas été détruit dans ce lieu, il l’auroit été dans un autre. Les accidens de la fortune se réparent aisément : on ne peut pas parer à des évenemens qui naissent continuellement de la nature des choses.

Mais la nature ni la fortune ne furent jamais si fortes contre lui que lui-même.

Il ne se régloit point sur la disposition actuelle des choses, mais sur un certain modele qu’il avoit pris : encore le suivit-il très-mal. Il n’étoit point Alexandre ; mais il auroit été le meilleur soldat d’Alexandre.

Le projet d’Alexandre ne réussit que parce qu’il étoit sensé. Les mauvais succès des Perses dans les invasions qu’ils firent de la Grece, les conquêtes d’Agésilas, & la retraite des dix mille avoient fait connoître au juste la supériorité des Grecs dans leur maniere de combattre, & dans le genre de leurs armes ; & l’on savoit bien que les Perses étoient trop grands pour se corriger.

Ils ne pouvoient plus affoiblir la Grece par des divisions : elle étoit alors réunie sous un chef, qui ne pouvoit avoir de meilleur moyen pour lui cacher sa servitude, que de l’éblouir par la destruction de ses ennemis éternels, & par l’espérance de la conquête de l’Asie.

Un empire cultivé par la nation du monde la plus industrieuse, & qui travailloit les terres par principe de religion, fertile & abondant en toutes choses, donnoit à un ennemi toutes sortes de facilité pour y subsister.

On pouvoit juger, par l’orgueil de ces rois, toujours vainement mortifiés par leurs défaites, qu’ils précipiteroient leur chute, en donnant toujours des batailles ; & que la flatterie ne permettroit jamais qu’ils pussent douter de leur grandeur.

Et non seulement le projet étoit sage, mais il fut sagement exécuté. Alexandre, dans la rapidité de ses actions, dans le feu de ses passions même, avoit, si j’ose me servir de ce terme, une saillie de raison qui le conduisoit, & que ceux qui ont voulu faire un roman de son histoire, & qui avoient l’esprit plus gâté que lui, n’ont pu nous dérober. Parlons-en tout à notre aise.