Esprit des lois (1777)/L10/C14

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CHAPITRE XIV.

ALEXANDRE.


Il ne partit qu’après avoir assuré la Macédoine contre les peuples barbares qui en étoient voisins, & achevé d’accabler les Grecs : il ne se servit de cet accablement que pour l’exécution de son entreprise : il rendit impuissante la jalousie des Lacédémoniens : il attaqua les provinces maritimes : il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer, pour n’être point séparé de sa flotte : il se servit admirablement bien de sa discipline contre le nombre : il ne manqua point de subsistances : & s’il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire.

Dans le commencement de son entreprise, c’est-à-dire, dans un temps où un échec pouvoit le renverser, il mit peu de chose au hasard : quand la fortune le mit au-dessus des événemens, la témérité fut quelquefois un de ses moyens. Lorsqu’avant son départ il marche contre les Triballiens & les Illyriens, vous voyez une guerre[1] comme celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu’il est de retour dans la Grece[2], c’est comme malgré lui qu’il prend & détruit Thebes : campé auprès de leur ville, il attend que les Thébains veuillent faire la paix, ils précipitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu’il s’agit de combattre[3] les forces maritimes des Perses, c’est plutôt Parménion qui a de l’audace ; c’est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes de la mer, & de les réduire à abandonner eux-mêmes leur marine, dans laquelle ils étoient supérieurs. Tyr étoit par principe attachée aux Perses, qui ne pouvoient se passer de son commerce & de sa marine ; Alexandre la détruisit. Il prit l’Egypte, que Darius avoit laissée dégarnie de troupes, pendant qu’ils assembloit des armées innombrables dans un autre univers.

Le passage du Granique fit qu’Alexandre se rendit maître des colonies Grecques ; la bataille d’Issus lui donna Tyr & l’Egypte ; la bataille d’Arbelles lui donna toute la terre.

Après la bataille d’Issus, il laisse fuir Darius, & ne s’occupe qu’à affermir & à régler ses conquêtes : après la bataille d’Arbelles, il le suit de si près[4], qu’il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius n’entre dans ses villes & dans ses provinces, que pour en sortir : les marches d’Alexandre sont si rapides, que vous croyez voir l’empire de l’univers plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grece, que le prix de la victoire.

C’est ainsi qu’il fit ses conquêtes : voyons comment il les conserva.

Il résista à ceux qui vouloient qu’il traitât[5] les Grecs comme maîtres, & les Perses comme esclaves : il ne songea qu’à unir les deux nations, & à faire perdre les distinctions du peuple conquérant & du peuple vaincu : il abandonna, après la conquête, tous les préjugés qui lui avoient servi à la faire : il prit les murs des Perses, pour ne pas désoler les Perses, en leur faisant prendre les murs des Grecs ; c’est ce qui fit qu’il marqua tant de respect pour la femme & pour la mere de Darius, & qu’il montra tant de continence. Qu’est-ce que ce conquérant, qui est pleuré de tous les peuples qu’il a soumis ? Qu’est-ce que cet usurpateur, sur la mort duquel la famille qu’il a renversée du trône, verse des larmes ? C’est un trait de cette vie, dont les historiens ne nous disent pas que quelqu’autre conquérant puisse se vanter.

Rien n’affermit plus une conquête, que l’union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu’il avoit vaincue ; il voulut que ceux de sa cour[6] en prissent aussi ; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs & les Bourguignons[7] permirent ces mariages : les Wisigoths les défendirent[8] en Espagne, & ensuite ils les permirent : les Lombards ne les permirent pas seulement, mais même les favoriserent[9] : quand les Romains voulurent affoiblir la Macédoine, ils y établirent qu’il ne pourroit se faire d’union par mariages entre les peuples des provinces.

Alexandre, qui cherchoit à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies Grecques : il bâtit une infinité de villes, & il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu’après sa mort, dans le trouble & la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune Province de Perse ne se révolta.

Pour ne point épuiser la Grece & la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs[10] : il ne lui importoit quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu’ils lui fussent fideles.

Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs ; il leur laissa encore leurs lois civiles, & souvent même les rois & les gouverneurs qu’il avoit trouvés. Il mettoit les Macédoniens[11] à la tête des troupes, & les gens du pays à la tête du gouvernement ; aimant mieux courir le risque de quelqu’infidélité particuliere (ce qui lui arriva quelquefois) que d’une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes, & tous les monumens de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avoient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens & des Egyptiens ; il les rétablit[12] : peu de nations se soumirent à lui, sur les autels desquelles il ne fît des sacrifices : il sembloit qu’il n’eût conquis, que pour être le monarque particulier de chaque nation, & le premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout, pour tout détruire ; il voulut tout conquérir, pour tout conserver : & quelque pays qu’il parcourût, ses premieres idées, ses premiers desseins furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité & la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie ; les seconds dans sa frugalité & son économie particuliere[13] ; les troisiemes dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermoit pour les dépenses privées ; elle s’ouvroit pour les dépenses publiques. Falloit-il régler sa maison ? c’étoit un Macédonien ; falloit-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée ? il étoit Alexandre.

Il fit deux mauvaises actions ; il brûla Persépolis, & tua Clitus. Il les rendit célebres par son repentir : de sorte qu’on oublia ses actions criminelles, pour se souvenir de son respect pour la vertu ; de sorte qu’elles furent considérées plutôt comme des malheurs, que comme des choses qui lui fussent propres ; de sorte que la prospérité trouve la beauté de son ame presque à côté de ses emportemens & de ses foiblesses ; de sorte qu’il fallut le plaindre, & qu’il n’étoit plus possible de le haïr.

Je vais le comparer à César : Quand César voulut imiter les rois d’Asie, il désespéra les Romains pour une chose de pure ostentation ; quand Alexandre voulut imiter les rois d’Asie, il fit une chose qui entroit dans le plan de sa conquête.


  1. Voyez Arrien, de expedit. Alexandri, lib. I.
  2. Ibid.
  3. Ibid.
  4. Voyez Arrien, de expedit. Alexandri, lib. III.
  5. C’étoit le conseil d’Aristote. Plutarque, Œuvres morales : de la fortune d’Alexandre.
  6. Voyez Arrien, de exped. Alex. lib. VII.
  7. Voyez les loi des Bourguignons, titre XII, art. 5.
  8. Voyez la loi des Wisigoths, liv. III. tit. V. §. I. qui abroge la loi ancienne, qui avoit plus d’égards, y est-il dit, à la différence des nations, que des conditions.
  9. Voyez la loi des Lombards, liv. II. tit. VII. §. I & 2.
  10. Les rois de Syrie, abandonnant le plan des fondateurs de l’empire, voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs, ce qui donna à leur état de terribles secousses.
  11. Voy. Arrien, de exped. Alex. lib. III. & autres.
  12. Voyez Arrien, de exped. Alex., lib. III.
  13. Ibid. lib. VII.