Esprit des lois (1777)/L10/C3

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CHAPITRE III.

Du droit de conquête.


Du droit de la guerre dérive celui de conquête, qui en est la conséquence ; il en doit donc suivre l’esprit.

Lorsqu’un peuple est conquis, le droit que le conquérant a sur lui, suit quatre sortes de lois ; la loi de la nature, qui fait que tout tend à la conservations des especes ; la loi de la lumiere naturelle, qui veut que nous fassions à autrui ce que nous voudrions qu’on nous fît ; la loi qui forme les sociétés politiques, qui sont telles que la nature n’en a point borné la durée ; enfin la loi tirée de la chose même. La conquête est une acquisition ; l’esprit d’acquisition porte avec lui l’esprit de conservation & d’usage, & non pas celui de destruction.

Un état qui en a conquis un autre, le traite d’une des quatre manieres suivantes. Il continue à le gouverner selon ses lois, & ne prend pour lui que l’exercice du gouvernement politique & civil ; ou il lui donne un nouveau gouvernement politique & civil, ou il détruit la société & la disperse dans d’autres, ou enfin il extermine tous les citoyens.

La premiere maniere est conforme au droit des gens que nous suivons aujourd’hui ; la quatrieme est plus conforme au droit des gens des Romains : sur quoi je laisse à juger à quel point nous sommes devenus meilleurs. Il faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d’aujourd’hui, à notre philosophie, à nos mœurs.

Les auteurs de notre droit public, fondés sur les histoires anciennes, étant sortis des cas rigides, sont tombés dans de grandes erreurs. Ils ont donné dans l’arbitraire ; ils ont supposé dans les conquérans un droit, je ne sais quel, de tuer : ce qui leur a fait tirer des conséquences terribles comme le principe ; & établir des maximes que les conquérans eux-mêmes, lorsqu’ils ont eu le moindre sens, n’ont jamais prises. Il est clair que, lorsque la conquête est faite, le conquérant n’a plus le droit de tuer ; puisqu’il n’est plus dans le cas de la défense naturelles, & de sa propre conservation.

Ce qui les a fait penser ainsi, c’est qu’ils ont cru que le conquérant avoit droit de détruire la société : d’où ils ont conclu qu’il avoit celui de détruire les hommes qui la composent ; ce qui est une conséquence faussement tirée d’un faux principe. Car de ce que la société seroit anéantie, il ne s’en suivroit pas que les hommes qui la forment dussent aussi être anéantis. La société est l’union des hommes, & non pas les hommes ; le citoyen peut périr, & l’homme rester.

Du droit de tuer dans la conquête, les politiques ont tiré le droit de réduire en servitude ; mais la conséquence est aussi mal fondée que le principe.

On n’a droit de réduire en servitude, que lorsqu’elle est nécessaire pour la conservation de la conquête. L’objet de la conquête est la conservation : la servitude n’est jamais l’objet de la conquête ; mais il peut arriver qu’elle soit un moyen nécessaire pour aller à la conservation.

Dans ce cas, il est contre la nature de la chose, que cette servitude soit éternelle. Il faut que le peuple esclave puisse devenir sujet. L’esclavage dans la conquête est une chose d’accident. Lorsqu’après un certain espace de temps, toutes les parties de l’état conquérant se sont liées avec celles de l’état conquis, par des coutumes, des mariages, des lois, des associations, & une certaine conformité d’esprit, la servitude doit cesser. Car les droits du conquérant ne sont fondés que sur ce que ces choses-là ne sont pas, & qu’il y a un éloignement entre les deux nations, tel que l’une ne peut pas prendre confiance en l’autre.

Ainsi le conquérant qui réduit le peuple en servitude, doit toujours se réserver des moyens (& ces moyens sont sans nombre) pour l’en faire sortir.

Je ne dis point ici des choses vagues. Nos peres qui conquirent l’empire Romain en agirent ainsi. Les lois qu’ils firent dans le feu, dans l’action, dans l’impétuosité, dans l’orgueil de la victoire, ils les adoucirent ; leurs lois étoient dures, ils les rendirent impartiales. Les Bourguignons, les Goths & les Lombards vouloient toujours que les Romains fussent le peuple vaincu ; les lois d’Euric, de Gondebaud & de Rhotaris, firent du Barbare & du Romain des concitoyens[1].

Charlemagne, pour dompter les Saxons, leur ôta l’ingénuité & la propriété des biens. Louis le Débonnaire les affranchit[2] : il ne fit rien de mieux dans tout son regne. Le temps & la servitude avoient adouci leurs mœurs ; ils lui furent toujours fideles.


  1. Voyez le code des lois des Barbares, & le livre XXVIII ci-dessous.
  2. Voyez l’Auteur incertain de la vie de Louis le Débonnaire, dans le recueil de Duchesne, tome 2, page 296.