Esprit des lois (1777)/L11/C11

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CHAPITRE XI.

Des Rois des temps héroïques chez les Grecs.


Chez les Grecs, dans les temps héroïques, il s’établit une espece de monarchie, qui ne subsista pas[1]. Ceux qui avoient inventé des arts, fait la guerre pour le peuple, assemblé des hommes dispersés, ou qui leur avoient donné des terres, obtenoient le royaume pour eux, & le transmettoient à leurs enfans. Ils étoient rois, prêtres & juges. C’est une des cinq especes de monarchie dont nous parle Aristote[2] ; & c’est la seule qui puisse réveiller l’idée de la constitution monarchique. Mais le plan de cette constitution est opposé à celui de nos monarchies d’aujourd’hui.

Les trois pouvoirs y étoient distribués de maniere que le peuple y avoit la puissance législative[3], & le roi la puissance exécutrice avec la puissance de juger. Au lieu que dans les monarchies que nous connoissons, le prince a la puissance exécutrice & la législative, ou du moins une partie de la législative, mais il ne juge pas.

Dans le gouvernement des rois des temps héroïques, les trois pouvoirs étoient mal distribués. Ces monarchies ne pouvoient subsister : car dès que le peuple avoit la législation, il pouvoit au moindre caprice anéantir la royauté, comme il fit par-tout.

Chez un peuple libre, & qui avoit le pouvoir législatif ; chez un peuple renfermé dans une ville, où tout ce qu’il y a d’odieux devient plus odieux encore, le chef-d’œuvre de la législation est de savoir bien placer la puissance de juger. Mais elle ne le pouvoit être plus mal que dans les mains de celui qui avoit déjà la puissance exécutrice. Dès ce moment, le monarque devenoit terrible. Mais en même temps, comme il n’avoit pas la législation, il ne pouvoit pas se défendre contre la législation ; il avoit trop de pouvoir, & il n’en avoit pas assez.

On n’avoit pas encore découvert que la vraie fonction du prince étoit d’établir des juges, & non pas de juger lui-même. La politique contraire rendit le gouvernement d’un seul insupportable. Tous ces rois furent chassés. Les Grecs n’imaginerent point la vraie distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d’un seul ; ils ne l’imaginerent que dans le gouvernement de plusieurs, & ils appelerent cette sorte de constitution, police[4].


  1. Aristote, Politique, liv. III, chap. XIV.
  2. Ibid.
  3. Voyez ce que dit Plutarque, vie de Thésée. Voyez aussi Thucydide, liv. I.
  4. Voyez Aristote, Politiq. liv. IV, chap. VIII.