Esprit des lois (1777)/L11/C6

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CHAPITRE VI.

De la constitution d’Angleterre.


Il y a dans chaque état trois sortes de pouvoirs, la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, & la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

Par la premiere, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, & corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sureté, prévient les invasions. Par la troisieme il punit les crimes, ou juge les différents des particuliers. On appellera cette derniere la puissance de juger ; & l’autre, simplement la puissance exécutrice de l’état.

La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sureté ; & pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel, qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.

Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques, pour les exécuter tyranniquement.

Il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative & de l’exécutrice. Si elle étoit jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie & la liberté des citoyens seroit arbitraire ; car le juge seroit législateur. Si elle étoit jointe à la puissance exécutrice, le juge pourroit avoir la force d’un oppresseur.

Tout seroit perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçoient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, & celui de juger les crimes ou les différents des particuliers.

Dans la plupart des royaumes de l’Europe, le gouvernement est modéré ; parce que le prince qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisieme. Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il regne un affreux despotisme.

Dans les républiques d’Italie, où ces trois pouvoirs sont réunis, la liberté se trouve moins que dans nos monarchies. Aussi le gouvernement a-t-il besoin pour se maintenir de moyens aussi violens que le gouvernement des Turcs ; témoins les inquisiteurs d’état[1], & le tronc où tout délateur peut à tous les momens jeter avec un billet son accusation.

Voyez quelle peut être la situation d’un citoyen dans ces républiques. Le même corps de magistrature a, comme exécuteur des lois, toute la puissance qu’il s’est donnée comme législateur. Il peut ravager l’état par ses volontés générales ; & comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulieres.

Toute la puissance y est une ; & quoiqu’il n’y ait point de pompe extérieure qui découvre un prince despotique, on le sent à chaque instant.

Aussi les princes qui ont voulu se rendre despotiques, ont-ils toujours commencé par réunir en leur personne toutes les magistratures, & plusieurs rois d’Europe toutes les grandes charges de leur état.

Je crois bien que la pure aristocratie héréditaire des républiques d’Italie, ne répond pas précisément au despotisme de l’Asie. La multitude des magistrats adoucit quelquefois la magistrature ; tous les nobles ne concourent pas toujours aux mêmes desseins ; on y forme divers tribunaux qui se temperent. Ainsi à Venise le grand conseil a la législation ; le prégady, l’exécution ; les quaranties, le pouvoir de juger. Mais le mal est, que ces tribunaux différens sont formés par des magistrats du même corps ; ce qui ne fait guere qu’une même puissance.

La puissance de juger ne doit pas être donnée à un sénat permanent, mais exercée par des personnes tirées du corps du peuple[2], dans certains temps de l’année, de la maniere prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu’autant que la nécessité le requiert.

De cette façon, la puissance de juger si terrible parmi les hommes, n’étant attachée ni à un certain état ni à une certaine profession, devient pour ainsi dire invisible & nulle. On n’a point continuellement des juges devant les yeux, & l’on craint la magistrature & non pas les magistrats.

Il faut même que, dans les grandes accusations, le criminel, concurremment avec la loi, se choisisse des juges ; ou du moins qu’il en puisse récuser un si grand nombre, que ceux qui restent, soient censés être de son choix.

Les deux autres pouvoirs pourroient plutôt être donnés à des magistrats ou à des corps permanens ; parce qu’ils ne s’exercent sur aucun particulier, n’étant l’un, que la volonté générale de l’état ; & l’autre, que l’exécution de cette volonté générale.

Mais si les tribunaux ne doivent pas être fixes, les jugemens doivent l’être à un tel point, qu’ils ne soient jamais qu’un texte précis de la loi. S’ils étoient une opinion particuliere du juge, on vivroit dans la société, sans savoir précisément les engagemens que l’on y contracte.

Il faut même que les juges soient de la condition de l’accusé, ou ses pairs, pour qu’il ne puisse pas se mettre dans l’esprit qu’il soit tombé entre les mains de gens portés à lui faire violence.

Si la puissance législative laisse à l’exécutrice le droit d’emprisonner des citoyens qui peuvent donner caution de leur conduite, il n’y a plus de liberté ; à moins qu’ils ne soient arrêtés pour répondre sans délai à une accusation que la loi à rendue capitale ; auquel cas ils sont réellement libres, puisqu’ils ne sont soumis qu’à la puissance de la loi.

Mais si la puissance législative se croyoit en danger par quelque conjuration secrete contre l’état, ou quelqu’intelligence avec les ennemis du dehors, elle pourroit pour un temps court & limité permettre à la puissance exécutrice de faire arrêter les citoyens suspects, qui ne perdroient leur liberté pour un temps, que pour la conserver pour toujours.

Et c’est le seul moyen conforme à la raison, de suppléer à la tyrannique magistrature des éphores, & aux inquisiteurs d’état de Venise, qui sont aussi despotiques.

Comme dans un état libre, tout homme qui est censé avoir une ame libre, doit être gouverné par lui-même ; il faudroit que le peuple en corps eût la puissance législative ; mais comme cela est impossible dans les grands états, & est sujet à beaucoup d’inconvéniens dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentans tout ce qu’il ne peut faire par lui-même.

L’on connoît beaucoup mieux les besoins de sa ville, que ceux des autres villes ; & on juge mieux de la capacité de ses voisins, que de celle de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation ; mais il convient que dans chaque lieu principal, les habitans se choisissent un représentant.

Le grand avantage des représentans, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre ; ce qui forme un des grands inconvéniens de la démocratie.

Il n’est pas nécessaire que les représentans, qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une instruction générale, en reçoivent une particuliere sur chaque affaire, comme cela se pratique dans les dietes d’Allemagne. Il est vrai que de cette maniere la parole des députés seroit plus l’expression de la voix de la nation ; mais cela jetteroit dans les longueurs infinies, rendroit chaque député le maître de tous les autres ; & dans les occasions les plus pressantes, toute la force de la nation pourroit être arrêtée par un caprice.

Quand les députés, dit très-bien M. Sidney, représentent un corps de peuple comme en Hollande, ils doivent rendre compte à ceux qui les ont commis : c’est autre chose lorsqu’ils sont députés par des bourgs, comme en Angleterre.

Tous les citoyens dans les divers districts doivent avoir droit de donner leur voix pour choisir le représentant ; excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse, qu’ils sont réputés n’avoir point de volonté propre.

Il y avoit un grand vice dans la plupart des anciennes républiques ; c’est que le peuple avoit droit d’y prendre des résolutions actives, & qui demandent quelqu’exécution, chose dont il est entiérement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement, que pour choisir ses représentans, ce qui est très à sa portée. Car s’il y a peu de gens qui connoissent le degré précis de la capacité des hommes, chacun est pourtant capable de savoir en général, si celui qu’il choisit est plus éclairé que la plupart des autres.

Le corps représentant ne doit pas être choisis non plus pour prendre quelque résolution active, chose qu’il ne feroit pas bien ; mais pour faire des lois, ou pour voir si l’on a bien exécuté celles qu’il a faites, chose qu’il peut très-bien faire, & qu’il n’y a même que lui qui puisse bien faire.

Il y a toujours dans un état des gens distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs : mais s’ils étoient confondus parmi le peuple, & s’ils n’y avoient qu’une voix comme les autres, la liberté commune seroit leur esclavage, & ils n’auroient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions seroient contr’eux. La part qu’ils ont à la législation doit donc être proportionnée aux autres avantages qu’ils ont dans l’état ; ce qui arrivera, s’ils forment un corps qui ait droit d’arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a droit d’arrêter les leurs.

Ainsi la puissance législative sera confiée & au corps des nobles, & au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées & leurs délibérations à part, & des vues & des intérêts séparés.

Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle. Il n’en reste que deux ; & comme elles ont besoin d’une puissance réglante pour les tempérer, la partie du corps législatif, qui est composé de nobles, est très-propre à produire cet effet.

Le corps des nobles doit être héréditaire. Il l’est premiérement par sa nature ; & d’ailleurs il faut qu’il ait un très-grand intérêt à conserver ses prérogatives, odieuses par elles-mêmes, & qui dans un état libre, doivent toujours être en danger.

Mais comme une puissance héréditaire pourroit être induite à suivre ses intérêts particuliers, & à oublier ceux du peuple ; il faut que dans les choses où l’on a un souverain intérêt à la corrompre, comme dans les lois qui concernent la levée de l’argent, elle n’ait de part à la législation que par sa faculté d’empêcher, & non par sa faculté de statuer.

J’appelle faculté de statuer, le droit d’ordonner par soi-même, ou de corriger ce qui a été ordonné par un autre. J’appelle faculté d’empêcher, le droit de rendre nulle une résolution prise par quelqu’autre ; ce qui étoit la puissance des tribuns de Rome. Et quoique celui qui a la faculté d’empêcher puisse avoir aussi le droit d’approuver, pour lors cette approbation n’est autre chose qu’une déclaration qu’il ne fait point d’usage de sa faculté d’empêcher, & dériver de cette faculté.

La puissance exécutrice doit être entre les mains d’un monarque ; parce que cette partie du gouvernement, qui a presque toujours besoin d’une action momentanée, est mieux administrée par un que par plusieurs ; au lieu que ce qui dépend de la puissance législative, est souvent mieux ordonné par plusieurs, que par un seul.

Que s’il n’y avoit point de monarque, & que la puissance exécutrice fût confiée à un certain nombre de personnes tirées du corps législatif, il n’y auroit plus de liberté ; parce que les deux puissances seroient unies, les mêmes personnes ayant quelquefois, & pouvant toujours avoir part à l’une & à l’autre.

Si le corps législatif étoit un temps considérable sans être assemblé, il n’y auroit plus de liberté. Car il arriveroit de deux choses l’une ; ou qu’il n’y auroit plus de résolution législative, & l’état tomberoit dans l’anarchie, ou que ces résolutions seroient prises par la puissance exécutrice, & elle deviendroit absolue.

Il seroit inutile que le corps législatif fût toujours assemblé. Cela seroit incommode pour les représentans, & d’ailleurs occuperoit trop la puissance exécutrice, qui ne penseroit point à exécuter, mais à défendre ses prérogatives, & le droit qu’elle a d’exécuter.

De plus, si le corps législatif étoit continuellement assemblé, il pourroit arriver que l’on ne feroit que suppléer de nouveaux députés à la place de ceux qui mourroient ; & dans ce cas, si le corps législatif étoit une fois corrompu, le mal seroit sans remede. Lorsque divers corps législatifs se succedent les uns aux autres, le peuple qui a mauvaise opinion du corps législatif actuel, porte avec raison ses espérances sur celui qui viendra après. Mais si c’étoit toujours le même corps, le peuple le voyant une fois corrompu, n’espéreroit plus rien de ses lois ; il deviendroit furieux, ou tomberoit dans l’indolence.

Le corps législatif ne doit point s’assembler lui-même. Car un corps n’est censé avoir de volontés, que lorsqu’il est assemblé ; & s’il ne s’assembloit pas unanimement, on ne sauroit dire quelle partie seroit véritablement le corps législatif, celle qui seroit assemblée, ou celle qui ne le seroit pas. Que s’il avoit droit de se proroger lui-même, il pourroit arriver qu’il ne se prorogeroit jamais ; ce qui seroit dangereux dans les cas où il voudroit attenter contre la puissance exécutrice. D’ailleurs il y a des temps plus convenables les uns que les autres, pour l’assemblée du corps législatif : il faut donc que ce soit la puissance exécutrice qui regle le temps de la tenue & de la durée de ces assemblées, par rapport aux circonstances, qu’elle connoît.

Si la puissance exécutrice n’a pas le droit d’arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique : car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu’il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances.

Mais il ne faut pas que la puissance législative ait réciproquement la faculté d’arrêter la puissance exécutrice. Car l’exécution ayant ses limites par sa nature, il est inutile de la borner ; outre que la puissance exécutrice s’exerce toujours sur des choses momentanées. Et la puissance des tribuns de Rome étoit vicieuse, en ce qu’elle arrêtoit non-seulement la législation, mais même l’exécution ; ce qui causoit de grands maux.

Mais si dans un état libre, la puissance législative ne doit pas avoir le droit d’arrêter la puissance exécutrice, elle a droit & doit avoir la faculté d’examiner de quelle maniere les lois qu’elle a faites ont été exécutées ; & c’est l’avantage qu’a ce gouvernement sur celui de Crete & de Lacédémone, où les cosmes & les éphores ne rendoient point compte de leur administration.

Mais quel que soit cet examen, le corps législatif ne doit pas avoir le pouvoir de juger la personne, & par conséquent la conduite de celui qui exécute. Sa personne doit être sacrée, parce qu’étant nécessaire à l’état pour que le corps législatif n’y devienne pas tyrannique, dès le moment qu’il seroit accusé ou jugé, il n’y auroit plus de liberté.

Dans ce cas, l’état ne seroit point une monarchie, mais une république non libre. Mais comme celui qui exécute, ne peut exécuter mal sans avoir des conseillers méchans, & qui haïssent les lois comme ministres, quoiqu’elles les favorisent comme hommes ; ceux-ci peuvent être recherchés & punis. Et c’est l’avantage de ce gouvernement sur celui de Gnide, où la loi ne permettant point d’appeler en jugement les amimones[3], même après leur administration[4], le peuple ne pouvoit jamais se faire rendre raison des injustices qu’on lui avoit faites.

Quoiqu’en général la puissance de juger ne doive être unie à aucune partie de la législative, cela est sujet à trois exceptions, fondées sur l’intérêt particulier de celui qui doit être jugé.

Les grands sont toujours exposés à l’envie ; & s’ils étoient jugés par le peuple, ils pourroient être en danger, & ne jouiroient pas du privilege qu’a le moindre des citoyens dans un état libre d’être jugé par ses pairs. Il faut donc que les nobles soient appellés, non pas devant les tribunaux ordinaires de la nation, mais devant cette partie du corps législatif, qui est composé de nobles.

Il pourroit arriver que la loi, qui est en même temps clair-voyante & aveugle, seroit en de certains cas trop rigoureuse. Mais les juges de la nation ne sont, comme nous avons dit, que la bouche qui prononce les paroles de la loi ; des êtres inanimés, qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur. C’est donc la partie du corps législatif, que nous venons de dire être, dans une autre occasion, un tribunal nécessaire, qui l’est encore dans celle-ci ; c’est à son autorité suprême à modérer la loi, en faveur de la loi-même, en prononçant moins rigoureusement qu’elle.

Il pourroit encore arriver que quelque citoyen, dans les affaires publiques, violeroit les droits du peuple, & feroit des crimes que les magistrats établis ne sauroient ou ne voudroient pas punir. Mais, en général, la puissance législative ne peut pas juger ; & elle le peut encore moins dans ce cas particulier où elle représente la partie intéressée, qui est le peuple. Elle ne peut donc être qu’accusatrice. Mais devant qui accusera-t-elle ? Ira-t-elle s’abaisser devant les tribunaux de la loi qui lui sont inférieurs, & d’ailleurs composés de gens, qui étant peuple comme elle, seroient entraînés par l’autorité d’un si grand accusateur ? Non : il faut pour conserver la dignité du peuple & la sureté du particulier, que la partie législative du peuple accuse devant la partie législative des nobles ; laquelle n’a, ni les mêmes intérêts qu’elle, ni les mêmes passions.

C’est l’avantage qu’a ce gouvernement sur la plupart des républiques anciennes, où il y avoit cet abus, que le peuple étoit en même temps & juge & accusateur.

La puissance exécutrice, comme nous avons dit, doit prendre part à la législation par sa faculté d’empêcher, sans quoi elle sera bientôt dépouillée de ses prérogatives. Mais si la puissance législative prend part à l’exécution, la puissance exécutrice sera également perdue.

Si le monarque prenoit part à la législation par la faculté de statuer, il n’y auroit plus de liberté. Mais comme il faut pourtant qu’il ait part à la législation pour se défendre, il faut qu’il y prenne part par la faculté d’empêcher.

Ce qui fut cause que le gouvernement changea à Rome, c’est que le sénat qui avoit une partie de la puissance exécutrice, & les magistrats qui avoient l’autre, n’avoient pas comme le peuple la faculté d’empêcher.

Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative.

Ces trois puissances devroient former un repos ou une inaction. Mais comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d’aller, elles seront forcées d’aller de concert.

La puissance exécutrice ne faisant partie de la législative que par sa faculté d’empêcher, elle ne sauroit entrer dans le débat des affaires. Il n’est pas même nécessaire qu’elle propose ; parce que, pouvant toujours désapprouver les résolutions, elle peut rejetter les décisions des propositions qu’elle auroit voulu qu’on n’eût pas faites.

Dans quelques républiques anciennes, où le peuple en corps avoit le débat des affaires, il étoit naturel que la puissance exécutrice les proposât & les débattît avec lui ; sans quoi il y auroit eu dans les résolutions une confusion étrange.

Si la puissance exécutrice statue sur la levée des deniers publics, autrement que par son consentement, il n’y aura plus de liberté ; parce qu’elle deviendra législative, dans le point le plus important de la législation.

Si la puissance législative statue, non pas d’année en année, mais pour toujours, sur la levée des deniers publics, elle court risque de perdre sa liberté, parce que la puissance exécutrice ne dépendra plus d’elle ; & quand on tient un pareil droit pour toujours, il est assez indifférent qu’on le tienne de soi ou d’un autre. Il en est de même, si elle statue, non pas d’année en année, mais pour toujours, sur les forces de terre & de mer qu’elle doit confier à la puissance exécutrice.

Pour que celui qui exécute ne puisse pas opprimer, il faut que les armées qu’on lui confie soient peuple, & aient le même esprit que le peuple, comme cela fut à Rome jusqu’au temps de Marius. Et pour que cela soit ainsi, il n’y a que deux moyens, ou que ceux que l’on emploie dans l’armée aient assez de bien pour répondre de leur conduite aux autres citoyens, & qu’ils ne soient enrôlés que pour un an, comme il se pratiquoit à Rome ; ou si on a un corps de troupes permanent, & où les soldats soient une des plus viles parties de la nation, il faut que la puissance législative puisse le casser sitôt qu’elle le désire ; que les soldats habitent avec les citoyens ; & qu’il n’y ait ni camp séparé, ni casernes, ni places de guerre.

L’armée étant une fois établie, elle ne doit point dépendre immédiatement du corps législatif, mais de la puissance exécutrice, & cela par la nature de la chose ; son fait consistant plus en action qu’en délibération.

Il est dans la maniere de penser des hommes, que l’on fasse plus de cas du courage, que de la timidité ; de l’activité, que de la prudence ; de la force, que des conseils. L’armée méprisera toujours un sénat, & respectera ses officiers. Elle ne fera point cas des ordres qui lui seront envoyés de la part d’un corps composé de gens qu’elle croira timides, & indignes par là de lui commander. Ainsi, sitôt que l’armée dépendra uniquement du corps législatif, le gouvernement deviendra militaire ; & si le contraire est jamais arrivé, c’est l’effet de quelques circonstances extraordinaires. C’est que l’armée y est toujours séparée ; c’est qu’elle est composée de plusieurs corps qui dépendent chacun de leur province particulière ; c’est que les villes capitales sont des places excellentes, qui se défendent par leur situation seule, & où il n’y a point de troupes.

La Hollande est encore plus en sureté que Venise ; elle submergeroit les troupes révoltées, elle les feroit mourir de faim ; elles ne sont point dans les villes qui pourroient leur donner la subsistance ; cette subsistance est donc précaire.

Que si dans le cas où l’armée est gouvernée par le corps législatif, des circonstances particulières empêchent le gouvernement de devenir militaire, on tombera dans d’autres inconvéniens ; de deux choses l’une ; ou il faudra que l’armée détruise le gouvernement, ou que le gouvernement affoiblisse l’armée.

Et cet affoiblissement aura une cause bien fatale, il naîtra de la foiblesse même du gouvernement.

Si l’on veut lire l’admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs[5] des Germains, on verra que c’est d’eux que les Anglois ont tiré l’idée de leur gouvernement politique. Ce beau systême a été trouvé dans les bois.

Comme tous les choses humaines ont une fin, l’état dont nous parlons perdra sa liberté, il périra. Rome, Lacédémone, & Carthage ont bien péri. Il périra, lorsque la puissance législative sera plus corrompue que l’exécutrice.

Ce n’est point à moi à examiner si les Anglois jouissent actuellement de cette liberté, ou non. Il me suffi de dire qu’elle est établie par leurs lois, & je n’en cherche pas davantage.

Je ne prétends point par-là ravaler les autres gouvernemens, ni dire que cette liberté politique extrême doive mortifier ceux qui n’en ont qu’une modéré. Comment dirois-je cela, moi qui crois que l’excès même de la raison n’est pas toujours désirable ; & que les hommes s’accommodent presque toujours mieux des milieux que des extrémités ?

Arrington, dans son Oceana, a aussi examiné quel étoit le plus haut point de liberté où la constitution d’un état peut être portée. Mais on peut dire de lui, qu’il n’a cherché cette liberté qu’après l’avoir méconnue ; & qu’il a bâti Chalcédoine, ayant le rivage de Bisance devant les yeux.


  1. À Venise.
  2. Comme à Athènes.
  3. C’étoient des magistrats que le peuple élisoit tous les ans. Voyez Etienne de Bisance.
  4. On pouvoit accuser les magistrats Romains après leur magistrature. Voyez dans Denys d’Halicarnasse, liv. IX. l’affaire du tribun Genutius.
  5. De minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes ; ità tamen ut ea quoque quorum penes plebem arbitrium est, apud principes partractentur.