Esprit des lois (1777)/L11/C8

La bibliothèque libre.
◄  Livre XI
Chapitre VII
Livre XI Livre XI
Chapitre IX
  ►


CHAPITRE VIII.

Pourquoi les anciens n’avoient pas une idée bien claire de la Monarchie.


Les anciens ne connoissoient point le gouvernement fondé sur un corps de noblesse, & encore moins le gouvernement fondé sur un corps législatif formé par les représentans d’une nation. Les républiques de Grece & d’Italie étoient des villes qui avoient chacune leur gouvernement, & qui assembloient leurs citoyens dans leurs murailles. Avant que les Romains eussent englouti toutes les républiques, il n’y avoit presque point de roi nulle part, en Italie, Gaule, Espagne, Allemagne ; tout cela étoit de petits peuples ou de petites républiques. L’Afrique même étoit soumise à une grande ; l’Asie mineure étoit occupée par les colonies Grecques. Il n’y avoit donc point d’exemple de députés de villes, ni d’assemblées d’états ; il falloit aller jusqu’en Perse, pour trouver le gouvernement d’un seul.

Il est vrai qu’il y avoit des républiques fédératives ; plusieurs villes envoyoient des députés à une assemblée. Mais je dis qu’il n’y avoit point de monarchie sur ce modele-là.

Voici comment se forma le premier plan des monarchies que nous connoissons. Les Nations Germaniques qui conquirent l’empire Romain, étoient comme l’on sait très-libres. On n’a qu’à voir là-dessus Tacite sur les mœurs des Germains. Les conquérans se répandirent dans le pays ; ils habitoient les campagnes, & peu les villes. Quand ils étoient en Germanie, toute la nation pouvoit s’assembler. Lorsqu’ils furent dispersés dans la conquête, ils ne le purent plus. Il falloit pourtant que la nation délibérât sur ses affaires, comme elle avoit fait avant la conquête ; elle le fit par des représentans. Voilà l’origine du gouvernement Gothique parmi nous. Il fut d’abord mêlé de l’aristocratie & de la monarchie. Il avoit cet inconvénient, que le bas peuple y étoit esclave : c’étoit un bon gouvernement, qui avoit en soi la capacité de devenir meilleur. La coutume vint d’accorder des lettres d’affranchissement ; & bientôt la liberté civile du peuple, les prérogatives de la noblesse & du clergé, la puissance des rois se trouverent dans un tel concert, que je ne crois pas qu’il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré que le fut celui de chaque partie de l’Europe dans le temps qu’il y subsista ; & il est admirable que la corruption du gouvernement d’un peuple conquérant ait formé la meilleure espece de gouvernement que les hommes ayent pu imaginer.