Esprit des lois (1777)/L12/C21

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CHAPITRE XXI.

De la cruauté des lois envers les débiteurs dans la république.


Un citoyen s’est déjà donné une assez grande supériorité sur un citoyen, en lui prêtant un argent que celui-ci n’a emprunté que pour s’en défaire, & que par conséquent il n’a plus. Que sera-ce, dans une république, si les lois augmentent cette servitude encore davantage ?

À Athenes & à Rome[1], il fut d’abord permis de vendre les débiteurs qui n’étoient pas en état de payer. Solon corrigea cet usage à Ahenes[2] : il ordonna que personne ne seroit obligé par corps pour dettes civiles. Mais les[3] décemvirs ne réformerent pas de même l’usage de Rome ; & quoiqu’ils eussent devant les yeux le règlement de Solon, ils ne voulurent pas le suivre. Ce n’est pas le seul endroit de la loi des douze tables où l’on voit le dessein des décemvirs de choquer l’esprit de la démocratie.

Ces lois cruelles contre les débiteurs mirent bien des fois en danger la république Romaine. Un homme couvert de plaies s’échappa de la maison de son créancier, & parut dans la place[4]. Le peuple s’émut à ce spectacle. D’autres citoyens, que leurs créanciers n’osoient plus retenir, sortirent de leurs cachots. On leur fit des promesses ; on y manqua : le peuple se retira sur le Mont sacré. Il n’obtint pas l’abrogation de ces lois, mais un magistrat pour le défendre. On sortoit de l’anarchie, on pensa tomber dans la tyrannie. Manlius, pour se rendre populaire, alloit retirer des mains des créanciers les citoyens qu’ils avoient réduits en esclavage[5]. On prévint les desseins de Manlius ; mais le mal restoit toujours. Des lois particulieres donnerent aux débiteurs des facilités de payer[6] : & l’an de Rome 428, les consuls porterent une loi[7] qui ôta aux créanciers le droit de tenir les débiteurs en servitude dans leurs maisons[8]. Un usurier nommé Papirius avoit voulu corrompre la pudicité d’un jeune homme nommé Publius, qu’il tenoit dans les fers. Le crime de Sextus donna à Rome la liberté politique ; celui de Papirius y donna la liberté civile.

Ce fut le destin de cette ville, que des crimes nouveaux y confirmerent la liberté que des crimes anciens lui avoient procurée. L’attentat d’Appius sur Virginie, remit le peuple dans cette horreur contre les tyrans, que lui avoit donné le malheur de Lucrece. Trente-sept ans[9] après le crime de l’infame Papirius, un crime pareil[10] fit que le peuple se retira sur le Janicule[11], & que la loi fait pour la sureté des débiteurs reprit une nouvelle force.

Depuis ce temps, les créanciers furent plutôt poursuivis par les débiteurs pour avoir violé les lois faites contre les usures, que ceux-ci ne le furent pour ne les avoir pas payées.


  1. Plusieurs vendoient leurs enfans pour payer leurs dettes. Plutarque¸vie de Solon.
  2. Ibid.
  3. Il paroît, par l’histoire, que cet usage étoit établi chez les Romains avant la loi des douze tables. Tite-Live, premiere décade, liv. II.
  4. Denys d’Halicarnasse, antiquités Romaines, liv. VI.
  5. Plutarque, vie de Farius Cammissus.
  6. Voyez ci-dessous le ch. XXIV. Du liv. XXII.
  7. Cent vingt ans après la loi des douze tables. Eo anno plebi Romanæ, velut aliad initium libertatis, factum est quid necti desierunt. Tite Live, liv. VIII.
  8. Bona debitoris, non corpus obnoxium esset. Ibid.
  9. L’an de Rome 465.
  10. Celui de Plautius¸qui attenta contre la pudicité de Véturius ; Valere Maxime¸liv. VI. Art. IX. On ne doit point confondre ces deux événements ; ce ne sont ni les mêmes personnes, ni les mêmes temps.
  11. Voyez un fragment de Denys d’Halicarnasse, dans l’extrait des vertus & des vices ; l’épitome de Tite-Live, liv. XI ; & Freinshemius¸liv. XI.