Esprit des lois (1777)/L12/C8

La bibliothèque libre.
◄  Livre XII
Chapitre VII
Livre XII Livre XII
Chapitre IX
  ►


CHAPITRE VIII.

De la mauvaise application du nom de crime de sacrilege & de lese-majesté.


C’est encore un violent abus, de donner le nom de crime de lese-majesté à une action qui ne l’est pas. Une loi des empereurs[1] poursuivoit comme sacrileges ceux qui mettoient en question le jugement du prince, & doutoient du mérite de ceux qu’il avoit choisis pour quelque emploi[2]. Ce furent bien le cabinet & les favoris qui établirent ce crime. Une autre loi avoit déclaré que ceux qui attentent contre les ministres & les officiers du prince sont criminels de lese-majesté, comme s’ils attentoient contre le prince même[3]. Nous devons cette loi à deux princes[4] dont la foiblesse est célebre dans l’histoire, deux princes qui furent menés par leurs ministres, comme les troupeaux sont conduits par les pasteurs ; deux princes esclaves dans le palais, enfans dans le conseil, étrangers aux armées ; qui ne conservent l’empire que parce qu’ils le donnerent tous les jours. Quelques-uns de ces favoris conspirerent contre leurs empereurs. Ils firent plus : ils conspirerent contre l’empire, ils y appellerent les barbares : & quand on voulut les arrêter, l’état étoit si foible, qu’il fallut violer leur loi, & s’exposer au crime de lese-majesté pour les punir.

C’est pourtant sur cette loi que se fondoit le rapporteur de M. de Cinq-Mars[5] lorsque, voulant prouver qu’il étoit coupable du crime de lese-majesté pour avoir voulu chasser le cardinal de Richelieu des affaires, il dit : « Le crime qui touche la personne des ministres des princes, est réputé, par les constitutions des empereurs, de pareil poids que celui qui touche leur personne. Un ministre sert bien son prince & son état ; on l’ôte à tous les deux ; c’est comme si l’on privoit le premier d’un bras[6], & le second d’une partie de sa puissance ». Quand la servitude elle-même viendroit sur la terre, elle ne parleroit pas autrement.

Une autre loi de Valentinien, Théodose & Arcadius[7], déclare les faux-monnoyeurs coupables du crime de lese-majesté. Mais, n’étoit-ce pas confondre les idées des choses ? Porter sur un autre crime le nom de lese-majesté, n’est-ce pas diminuer l’horreur du crime de lese-majesté ?


  1. Gratien, Valentinien & Théodose. C’est le troisieme au code de crimin. sacril.
  2. Sacrilegii instar est dubitare an is dignus sit quem elegerit imperator, ibid. Cette loi a servi de modele à celle de Roger, dans les constitutions de Naples, tit. 4.
  3. La loi cinquieme, au code ad leg. Jul. maj.
  4. Arcadius & Honorius.
  5. Mémoires de Montrésor, tom. I.
  6. Nam ipsi pars corporis nostri sunt. Même loi au code ad. Leg. Jul. maj.
  7. C’est la neuvieme au code Théod. de falsâ monetâ.