Esprit des lois (1777)/L13/C12

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CHAPITRE XII.

Rapport de la grandeur des tributs avec la liberté.


Regle générale : on peut lever des tributs plus forts, à proportion de la liberté des sujets ; & l’on est forcé de les modérer, à mesure que la servitude augmente. Cela a toujours été, & cela sera toujours. C’est une regle tirée de la nature, qui ne varie point ; on la trouve par tous les pays, en Angleterre, en Hollande, & dans tous les états où la liberté va se dégradant jusqu’en Turquie. La Suisse semble y déroger, parce qu’on ne paye point de tributs : mais on en fait la raison particuliere, & même elle confirme ce que je dis. Dans ces montagnes stériles, les vivres sont si chers & le pays est si peuplé, qu’un Suisse paye quatre fois plus à la nature, qu’un Turc ne paye au Sultan.

Un peuple dominateur, tel qu’étoient les Athéniens & les Romains, peut s’affranchir de tout impôt, parce qu’il regne sur des nations sujettes. Il ne paye pas pour lors à proportion de sa liberté ; parce qu’à cet égard il n’est pas un peuple, mais un monarque.

Mais la regle générale reste toujours. Il y a, dans les états modérés, un dédommagement pour la pesanteur des tributs ; c’est la liberté. Il y a dans les états[1] despotiques, un équivalent pour la liberté ; c’est la modicité des tributs.

Dans de certaines monarchies en Europe, on voit des provinces[2] qui, par la nature de leur gouvernement politique, sont dans un meilleur état que les autres. On s’imagine toujours qu’elles ne payent pas assez, parce que, par un effet de la bonté de leur gouvernement, elles pourroient payer davantage ; & il vient toujours dans l’esprit de leur ôter ce gouvernement même qui produit ce bien qui se communique, qui se répand au loin, & dont il vaudroit bien mieux jouir.


  1. En Russie, les tributs sont médiocres : on les a augmentés depuis que le despotisme y est plus modéré. Voyez l’histoire des Tattars, deuxieme partie.
  2. Les pays d’états.