Esprit des lois (1777)/L13/C19

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CHAPITRE XIX.

Qu’est-ce qui est plus convenable au prince & au peuple, de la ferme ou de la régie des tributs ?


La régie est l’administration d’un bon pere de famille, qui leve lui-même avec économie & avec ordre ses revenus.

Par la régie, le prince est le maître de presser ou de retarder la levée des tributs, ou suivant ses besoins, ou suivant ceux de ses peuples. Par la régie, il épargne à l’état les profits immenses des fermiers, qui l’appauvrissent d’une infinité de manieres. Par la régie, il épargne au peuple le spectacle des fortunes subites qui l’affligent. Par la régie, l’argent levé passe par peu de mains ; il va directement au prince, & par conséquent revient plus promptement au peuple. Par la régie, le prince épargne au peuple une infinité de mauvaises lois qu’exige toujours de lui l’avarice importune des fermiers, qui montrent un avantage présent dans des réglemens funestes pour l’avenir.

Comme celui qui a l’argent est toujours le maître de l’autre, le traitant se rend despotique sur le prince même ; il n’est pas législateur, mais il le force à donner des lois.

J’avoue qu’il est quelquefois utile de commencer par donner à ferme un droit nouvellement établi : il y a un art & des inventions pour prévenir les fraudes, que l’intérêt des fermiers leur suggere, & que les regisseurs n’auroient pu imaginer ; or le systême de la levée étant une fois fait par le fermier, on peut avec succès établir la régie. En Angleterre, l’administration de l’accise & du revenu des postes, telle qu’elle est aujourd’hui, a été empruntée des fermiers.

Dans les républiques, les revenus de l’état sont presque toujours en régie. L’établissement contraire fut un grand vice du gouvernerment de Rome[1]. Dans les états despotiques, où la régie est établie, les peuples sont infiniment plus heureux ; témoin la Perse & la Chine[2]. Les plus malheureux sont ceux où le prince donne à ferme ses ports de mer & ses villes de commerce. L’histoire des monarchies est pleine des maux faits par les traitans.

Néron indigné des vexations des publicains, forma le projet impossible & magnanime d’abolir tous les impôts. Il n’imagina point la régie : il fit[3] quatre ordonnances ; que les lois faites contre les publicains, qui avoient été jusques-là tenues secretes, seroient publiées ; qu’ils ne pourroient plus exiger ce qu’ils avoient négligé de demander dans l’année ; qu’il y auroit un préteur établi pour juger leurs prétentions sans formalité ; que les marchands ne payeroient rien pour les navires. Voilà les beaux jours de cet empereur.


  1. César fut obligé d’ôter les publicains de la province d’Asie, & d’y établir une autre sorte d’administration, comme nous l’apprenons de Dion. Et Tacite nous dit que la Macédoine & l’Achaïe, provinces qu’Auguste avoit laissées au peuple Romain, & qui par conséquent étoient gouvernées sur l’ancien plan, obtinrent d’être du nombre de celles que l’empereur gouvernoit par ses officiers.
  2. Voyez Chardin, voyage de Perse, tom. VI.
  3. Tacite, annales liv. XIII.