Esprit des lois (1777)/L18/C19

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CHAPITRE XIX.

De la liberté des Arabes, & de la servitude des Tartares.


Les Arabes & les Tartares sont des peuples pasteurs. Les Arabes se trouvent dans les cas généraux dont nous avons parlé, & sont libres ; au lieu que les Tartares (peuple le plus singulier de la terre) se trouvent dans l’esclavage politique[1]. J’ai déjà[2] donné quelques raisons de ce dernier fait : en voici de nouvelles.

Ils n’ont point de villes, ils n’ont point de forêts, ils ont peu de marais ; leurs rivieres sont presque toujours glacées, ils habitent une immense plaine, ils ont des pâturages & des troupeaux, & par conséquent des biens : mais ils n’ont aucune espece de retraite ni de défense. Si-tôt qu’un kan est vaincu, on lui coupe la tête[3] ; on traite de la même maniere ses enfans ; & tous ses sujets appartiennent au vainqueur. On ne les condamne pas à un esclavage civil ; ils seroient à charge à une nation simple, qui n’a point de terres à cultiver, & n’a besoin d’aucun service domestique. Ils augmentent donc la nation. Mais au lieu de l’esclavage civil, on conçoit que l’esclavage politique a dû s’introduire.

En effet, dans un pays où les diverses hordes se font continuellement la guerre & se conquierent sans cesse les unes les autres ; dans un pays où, par la mort du chef, le corps politique de chaque horde vaincue est toujours détruit, la nation en général ne peut guere être libre : car il n’y en a pas une seule partie qui ne doive avoir été un très-grand nombre de fois subjuguée.

Les peuples vaincus peuvent conserver quelque liberté, lorsque, par la force de leur situation, ils sont en état de faire des traités après leur défaite. Mais les Tartares toujours sans défense, vaincus une fois, n’ont jamais pu faire des conditions.

J’ai dit, au chapitre II, que les habitans des plaines cultivées n’étoient guere libres : des circonstances font que les Tartares, habitant une terre inculte, sont dans le même cas.


  1. Lorsqu’on proclame un kan, tout le peuple s’écrie : Que sa parole lui serve de glaive.
  2. Liv. XVII. chap. V.
  3. Ainsi il ne faut pas être étonné si Mirivéis, s’étant rendu maître d’Ispahan, fit tuer tous les princes du sang.