Esprit des lois (1777)/L19/C20

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CHAPITRE XX.

Explication d’un paradoxe sur les Chinois.


Ce qu’il y a de singulier, c’est que les Chinois, dont la vie est entiérement dirigée par les rites, sont néanmoins le peuple le plus fourbe de la terre. Cela paroît sur-tout dans le commerce, qui n’a jamais pu leur inspirer la bonne foi qui lui est naturelle. Celui qui achete doit porter[1] sa propre balance ; chaque marchand en ayant trois, une sorte pour acheter, une légere pour vendre, & une juste pour ceux qui sont sur leurs gardes. Je crois pouvoir expliquer cette contradiction.

Les législateurs le la Chine ont eu deux objets : ils ont voulu que le peuple fût soumis & tranquille ; & qu’il fût laborieux & industrieux. Par la nature du climat & du terrain, il a une vie précaire ; on n’y est assuré de sa vie qu’à force d’industrie & de travail.

Quand tout le monde obéit, & que tout le monde travaille, l’état est dans une heureuse situation. C’est la nécessité, & peut-être la nature du climat, qui ont donné à tous les Chinois une avidité inconcevable pour le gain ; & les lois n’ont pas songé à l’arrêter. Tout a été défendu, quand il a été question d’acquérir par violence ; tout a été permis, quand il s’est agi d’obtenir par artifice ou par industrie. Ne comparons donc pas la morale des Chinois avec celle de l’Europe. Chacun à la Chine a dû être attentif à ce qui lui étoit utile : si le fripon a veillé à ses intérêts, celui qui est dupe devoit penser aux siens. À Lacédémone, il étoit permis de voler ; à la Chine, il est permis de tromper.


  1. Journal de Lange en 1721 & 1722, tom. VIII, des voyages du nord, p. 363.