Esprit des lois (1777)/L19/C5

La bibliothèque libre.
◄  Livre XIX
Chapitre IV
Livre XIX Livre XIX
Chapitre VI
  ►


CHAPITRE V.

Combien il faut être attentif à ne point changer l’esprit général d’une nation.


S’il y avoit dans le monde une nation qui est une humeur sociable, une ouverture de cœur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées, qui fut vive, agréable, enjouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrete ; & qui eût avec cela du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d’honneur ; il ne faudroit point chercher à gêner par les lois ses manieres, pour ne point gêner ses vertus. Si en général le caractere est bon, qu’importe de quelques défauts qui s’y trouvent ?

On y pourroit contenir les femmes, faire des lois pour corriger leurs mœurs & borner leur luxe : mais qui sait si on n’y perdroit pas un certain goût, qui seroit la source des richesses de la nation, & une politesse qui attire chez elle les étrangers ?

C’est au législateur à suivre l’esprit de la nation, lorsqu’il n’est pas contraire aux principes du gouvernement ; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement, & en suivant notre génie naturel.

Qu’on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l’état n’y gagnera rien, ni pour le dedans, ni pour le dehors. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, & gaiement les choses sérieuses.