Esprit des lois (1777)/L19/C9

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CHAPITRE IX.

De la vanité & de l’orgueil des nations.


La vanité est un aussi bon ressort pour un gouvernement, que l’orgueil en est un dangereux. Il n’y a pour cela qu’à se représenter, d’un côté, les biens sans nombre qui résultent de la vanité ; de là le luxe, l’industrie, les arts, les modes, la politesse, le goût : & d’un autre côté, les maux infinis qui naissent de l’orgueil de certaines nations ; la paresse, la pauvreté, l’abandon de tout, la destruction des nations que le hasard a fait tomber entre leurs mains, & de la leur même. La paresse[1] est l’effet de l’orgueil ; le travail est une fuite de la vanité : L’orgueil d’un Espagnol le portera à ne pas travailler ; la vanité d’un François le portera à savoir travailler mieux que les autres.

Toute nation paresseuse est grave ; car ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverains de ceux qui travaillent.

Examinez toutes les nations ; & vous verrez que, dans la plupart, la gravité, l’orgueil & la paresse marchent du même pas.

Les peuples d’Achim[2] sont fiers & paresseux : ceux qui n’ont point d’esclaves en louent un, ne fût-ce que pour faire cent pas, & porter deux pintes de riz ; ils se croiroient déshonorés s’ils les portoient eux-mêmes.

Il y a plusieurs endroits de la terre où l’on se laisse croître les ongles, pour marquer que l’on ne travaille point.

Les femmes des Indes[3] croient qu’il est honteux pour elles d’apprendre à lire : c’est l’affaire, disent-elles, des esclaves qui chantent des cantiques dans les pagodes. Dans une caste, elles ne filent point ; dans une autre, elles ne font que des paniers & des nattes, elles ne doivent pas même piler le riz ; dans d’autres, il ne faut pas qu’elles aillent querir de l’eau. L’orgueil y a établi ses regles, & il les fait suivre. Il n’est pas nécessaire de dire que les qualités morales ont des effets différens, selon qu’elles sont unies à d’autres : ainsi l’orgueil, joint à une vaste ambition, à la grandeur des idées, etc. produisit chez les Romains les effets que l’on sait.


  1. Les peuples qui suivent le Kan de Malacamber, ceux de Carnataca & de Coromandel, sont des peuples orgueilleux & paresseux ; ils consomment peu, parce qu’ils sont misérables : au lieu que les Mogols & les peuples de l’Indostan s’occupent & jouissent des commodités de la vie, comme les Européens. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tom. I. pag. 54.
  2. Voyez Dampierre, tome III.
  3. Lettres édif. douzieme recueil, p. 80.