Esprit des lois (1777)/L2/C3

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CHAPITRE III.

Des Lois relatives à la nature de l’aristocratie.


Dans l’aristocratie, la souveraine puissance est entre les mains d’un certain nombre de personnes. Ce sont elles qui font les lois & qui les font exécuter ; & le reste du peuple n’est tout au plus à leur égard, que comme dans une monarchie les sujets sont à l’égard du monarque.

On n’y doit point donner le suffrage par sort ; on n’en auroit que les inconvéniens. En effet, dans un gouvernement qui a déjà établi les distinctions les plus affligeantes, quand on seroit choisi par le sort, on n’en seroit pas moins odieux ; c’est le noble qu’on envie, & non pas le magistrat.

Lorsque les nobles sont en grand nombre, il faut un sénat qui regle les affaires que le corps des nobles ne sauroit décider, & qui prépare celles dont il décide. Dans ce cas, on peut dire que l’aristocratie est en quelque sorte dans le sénat, la démocratie dans le corps des nobles, & que le peuple n’est rien.

Ce sera une chose très-heureuse dans l’aristocratie, si par quelque voie indirecte on fait sortir le peuple de son anéantissement ; ainsi à Genes la banque de Saint Georges, qui est administrée en grande partie par les principaux du peuple, donne à celui-ci une certaine influence dans le gouvernement, qui en fait toute la prospérité[1].

Les sénateurs ne doivent point avoir le droit de remplacer ceux qui manquent dans le sénat ; rien ne seroit plus capable de perpétuer les abus. A Rome, qui fut dans les premiers temps une espece d’aristocratie, le sénat ne se suppléoit pas lui-même ; les sénateurs nouveaux étoient nommés[2] par les censeurs.

Une autorité exorbitante, donnée tout-à-coup à un citoyen dans une république, forme une monarchie, ou plus qu’une monarchie. Dans celle-ci les lois ont pourvu à la constitution, ou s’y sont accommodées ; le principe du gouvernement arrête le monarque : mais, dans une république où un citoyen se fait donner[3] un pouvoir exorbitant, l’abus de ce pouvoir est plus grand, parce que les lois, qui ne l’ont point prévu, n’ont rien fait pour l’arrêter.

L’exception à cette regle, est lorsque la constitution de l’état est telle qu’il a besoin d’une magistrature qui ait un pouvoir exorbitant. Telle étoit Rome avec ses dictateurs, telles est Venise avec ses inquisiteurs d’état ; ce sont des magistratures terribles, qui ramenent violemment l’état à la liberté. Mais, d’où vient que ces magistratures se trouvent si différentes dans ces deux républiques ? C’est que Rome défendoit les restes de son aristocratie contre le peuple ; au lieu que Venise se sert de ses inquisiteurs d’état pour maintenir son aristocratie contre les nobles. De-là il suivoit, qu’à Rome la dictature ne devoit durer que peu de temps, parce que le peuple agit par sa fougue & non pas par ses desseins. Il falloit que cette magistrature s’exerçat avec éclat, parce qu’il s’agissoit d’intimider le peuple, & non pas de la punir ; que le dictateur ne fût créé que pour une seule affaire, & n’eût une autorité sans bornes qu’à raison de cette affaire, parce qu’il étoit toujours créé pour un cas imprévu. À Venise, au contraire, il faut une magistrature permanente : c’est-là que les desseins peuvent être commencés, suivis, suspendus, repris ; que l’ambition d’un seul devient celle d’une famille, & l’ambition d’une famille celle de plusieurs. On a besoin d’une magistrature cachée, parce que les crimes qu’elle punit, toujours profonds, se forment dans le secret & dans le silence. Cette magistrature doit avoir une inquisition générale, parce qu’elle n’a pas à arrêter les maux que l’on connoît, mais à prévenir même ceux qu’on ne connoît pas. Enfin cette derniere est établie pour venger les crimes qu’elle soupçonne ; & la premiere employoit plus les menaces que les punitions pour les crimes, même avoués par leurs auteurs.

Dans toute magistrature, il faut compenser la grandeur de la puissance par la briéveté de sa durée. Un an est le temps que la plupart des législateurs ont fixé ; un temps plus long seroit dangereux, un plus court seroit contre la nature de la chose. Qui est-ce qui voudroit gouverner ainsi ses affaires domestiques ? À Raguse[4] le chef de la république change tous les mois, les autres officiers toutes les semaines, le gouverneur du château tous les jours. Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite république[5] environnée de puissances formidables, qui corromproient aisément de petits magistrats.

La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n’a point de part à la puissance, est si petite & si pauvre, que la partie dominante n’a aucun intérêt à l’opprimer. Ainsi, quand Antipater[6] établit à Athenes que ceux qui n’auroient pas deux mille drachmes, seroient exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure aristocratie qui fût possible, parce que ce cens étoit si petit, qu’il n’excluoit que peu de gens, & personne qui eût quelque considération dans la cité.

Les familles aristocratiques doivent donc être peuple, autant qu’il est possible. Plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite ; & elle le deviendra moins, à mesure qu’elle approchera de la monarchie.

La plus imparfaite de toutes est celle où la partie du peuple qui obéit est dans l’esclavage civil de celle qui commande, comme l’aristocratie de Pologne, où les paysans sont esclaves de la noblesse.


  1. Voyez M. Adisson, voyage d’Italie, p. 16.
  2. Ils le furent d’abord par les consuls.
  3. C’est ce qui renversa la république Romaine. Voyez les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains & de leur décadence. Paris, 1755.
  4. Voyages de Tournesort.
  5. À Luques, les magistrats ne sont établis que pour deux mois.
  6. Diodore, liv. XVIII, pag. 601. édition de Rhodoman.