Esprit des lois (1777)/L2/C4

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CHAPITRE IV.

Des lois, dans leur rapport avec la nature du gouvernement monarchique.


Les pouvoirs intermédiaires subordonnés & dépendans constituent la nature du gouvernement monarchique, c’est-à-dire de celui où un seul gouverne par des lois fondamentales. J’ai dit les pouvoirs intermédiaires, subordonnés & dépendans : en effet dans la monarchie, le prince est la source de tout pouvoir politique & civil. Ces lois fondamentales supposent nécessairement des canaux moyens par où coule la puissance : car s’il n’y a dans l’état que la volonté momentanée & capricieuse d’un seul, rien ne peut être fixe, & par conséquent aucune loi fondamentale.

Le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel, est celui de la noblesse. Elle entre en quelque façon dans l’essence de la monarchie, dont la maxime fondamentale est, point de monarque, point de noblesse ; point de noblesse, point de monarque ; mais on a un despote.

Il y a des gens qui avoient imaginé dans quelques états en Europe, d’abolir toutes les justices des seigneurs. Ils ne voyoient pas qu’ils vouloient faire ce que le parlement d’Angleterre a fait. Abolissez dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse & des villes ; vous aurez bientôt un état populaire, ou bien un état despotique.

Les tribunaux d’un grand état en Europe frappent sans cesse depuis plusieurs siecles, sur la juridiction patrimoniale des seigneurs & sur l’ecclésiastique. Nous ne voulons pas censurer des magistrats si sages : mais nous laissons à décider jusqu’à quel point la constitution en peut être changée.

Je ne suis point entêté des privileges des ecclésiastiques : mais je voudrois qu’on fixât bien une fois leur juridiction. Il n’est point question de savoir si on a eu raison de l’établir : mais si elle est établie ; si elle fait une partie des lois du pays, & si elle y est par-tout relative ; si entre deux pouvoirs que l’on reconnoît indépendans, les conditions ne doivent pas être réciproques ; & s’il n’est pas égal à un bon sujet de défendre la justice du prince, ou les limites qu’elle s’est de tout temps prescrites.

Autant que le pouvoir du clergé est dangereux dans une république, autant est-il convenable dans une monarchie, sur-tout dans celles qui vont au despotisme. Où en seroient l’Espagne & le Portugal depuis la perte de leurs lois, sans ce pouvoir qui arrête seul la puissance arbitraire ? Barriere toujours bonne, lorsqu’il n’y en a point d’autre : car, comme le despotisme cause à la nature humaine des maux effroyables, le mal même qui le limite est un bien.

Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes & les moindres graviers qui se trouvent sur le rivage ; ainsi les monarques, dont le pouvoir paroît sans bornes, s’arrêtent par les plus petits obstacles, & soumettent leur fierté naturelle à la plainte & à la priere.

Les Anglois, pour favoriser la liberté, ont ôté toutes les puissances intermédiaires qui formoient leur monarchie. Ils ont bien raison de conserver cette liberté ; s’ils venoient à la perdre, ils seroient un des peuples les plus esclaves de la terre.

M. Law, par une ignorance égale de la constitution républicaine & de la monarchique, fut un des plus grands promoteurs du despotisme que l’on eût encore vu en Europe. Outre les changemens qu’il fit si brusques, si inusités, si inouis ; il vouloit ôter les rangs intermédiaires, & anéantir les corps politiques : il dissolvoit[1] la monarchie par ses chimériques remboursemens, & sembloit vouloir racheter la constitution même.

Il ne suffit pas qu’il y ait dans une monarchie des rangs intermédiaires ; il faut encore un dépôt de lois. Ce dépôt ne peut être que dans les corps politiques, qui annoncent les lois lorsqu’elles sont faites, & les rappellent lorsqu’on les oublie. L’ignorance naturelle à la noblesse, son inattention, son mépris pour le gouvernement civil, exigent qu’il y ait un corps qui fasse sans cesse sortir les lois de la poussiere où elles seroient ensevelies. Le conseil du prince n’est pas un dépôt convenable. Il est par sa nature le dépôt de la volonté momentanée du prince qui exécute, & non pas le dépôt des lois fondamentales. De plus, le conseil du monarque change sans cesse ; il n’est point permanent ; il ne sauroit être nombreux ; il n’a point à un assez haut degré la confiance du peuple ; il n’est donc pas en état de l’éclairer dans les temps difficiles, ni de le ramener à l’obéissance.

Dans les états despotiques, où il n’y a point de lois fondamentales, il n’y a pas non plus de dépôt de lois. De-là vient que dans ces pays la religion a ordinairement tant de force ; c’est qu’elle forme une espece de dépôt & de permanence : Et si ce n’est pas la religion, ce sont les coutumes qu’on y vénere au lieu des lois.


  1. Ferdinand, Roi d’Arragon, se fit grand-maître des ordres ; & cela seul altéra la constitution.