Esprit des lois (1777)/L22/C11

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CHAPITRE XI.

Des opérations que les Romains firent sur les monnoies.


Quelques coups d’autorité que l’on ait faits de nos jours en France sur les monnoies dans deux ministeres consécutifs, les romains en firent de plus grands, non pas dans le temps de cette république corrompue, ni dans celui de cette république qui n’étoit qu’une anarchie ; mais lorsque, dans la force de son institution, par sa sagesse comme par son courage, après avoir vaincu les villes d’Italie, elle disputoit l’empire aux Carthaginois.

Et je suis bien aise d’approfondir un peu cette matiere, afin qu’on ne fasse pas un exemple de ce qui n’en est point un.

Dans la premiere guerre Punique[1] l’as qui devoit être de douze onces de cuivre, n’en pesa plus que deux ; & dans la seconde, il ne fut plus que d’une. Ce retranchement répond à ce que nous appellons aujourd’hui augmentation des monnoies : ôter d’un écu de six livres la moitié de l’argent pour en faire deux, ou le faire valoir douze livres, c’est précisément la même chose.

Il ne nous reste point de monument de la maniere dont les Romains firent leur opération dans la premiere guerre Punique : mais ce qu’ils firent dans la seconde, nous marque une sagesse admirable. La république ne se trouvoit point en état d’acquitter ses dettes ; l’as pesoit deux onces de cuivre ; & le denier valant dix as, valoit vingt onces de cuivre. La république fit des as[2] d’une once de cuivre, elle gagna la moitié sur ses créanciers, elle paya un denier avec ces dix onces de cuivre. Cette opération donna une grande secousse à l’état, il falloit la donner la moindre qu’il étoit possible ; elle contenoit une injustice, il falloit qu’elle fut la moindre qu’il étoit possible ; elle avoit pour objet la libération de la république envers ses citoyens, il ne falloit donc pas qu’elle eût celui de la libération des citoyens entr’eux : cela fit faire une seconde opération ; & l’on ordonna que le denier qui n’avoit été jusques-là que dix as, en contiendroit seize ; il résulta de cette double opération, que, pendant que les créanciers de la république perdoient la moitié[3], ceux des particuliers ne perdoient qu’un cinquieme[4], les marchandises n’augmentoient que d’un cinquieme, le changement réel dans la monnoie n’étoit que d’un cinquieme : on voit les autres conséquences.

Les Romains se conduisirent donc mieux que nous, qui dans nos opérations, avons enveloppé & les fortunes publiques & les fortunes particulieres. Ce n’est pas tout : on va voir qu’ils les firent dans des circonstances plus favorables que nous.


  1. Pline, hist. Nat. XXXIII. art. 13.
  2. Ibid.
  3. Ils recevoient dix onces de cuivre pour vingt.
  4. Ils recevoient seize onces de cuivre pour vingt.