Esprit des lois (1777)/L23/C15

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CHAPITRE XV.

Du nombre des habitans par rapport aux arts.


Lorsqu’il y a une loi agraire, & que les terres sont également partagées, le pays peut être très-peuplé, quoiqu’il y ait peu d’arts, parce que chaque citoyen trouve dans le travail de sa terre précisément de quoi se nourrir, & que tous les citoyens ensemble consomment tous les fruits du pays ; cela étoit ainsi dans quelques anciennes républiques.

Mais dans nos états d’aujourd’hui, les fonds de terre sont inégalement distribués ; ils produisent plus de fruits que ceux qui les cultivent n’en peuvent consommer ; & si l’on y néglige les arts, & qu’on ne s’attache qu’à l’agriculture, le pays ne peut être peuplé. Ceux qui cultivent ou font cultiver, ayant des fruits de reste, rien ne les engage à travailler l’année d’ensuite : les fruits ne seroient point consommés par les gens oisifs, car les gens oisifs n’auroient pas de quoi les acheter. Il faut donc que les arts s’établissent, pour que les fruits soient consommés par les laboureurs & les artisans. En un mot, ces états ont besoin que beaucoup de gens cultivent au-delà de ce qui leur est nécessaire : pour cela, il faut leur donner envie d’avoir le superflu, mais il n’y a que les artisans qui le donnent.

Ces machines, dont l’objet est d’abréger l’art, ne sont par toujours utiles. Si un ouvrage est à un prix médiocre, & qui convienne également à celui qui l’achete & à l’ouvrier qui l’a fait, les machines qui en simplifieroient la manufacture, c’est-à-dire, qui diminueroient le nombre des ouvriers, seroient pernicieuses ; & si les moulins à eau n’étoient pas par-tout établis, je ne les croirois pas aussi utiles qu’on le dit, parce qu’ils ont fait reposer une infinité de bras, qu’ils ont privé bien des gens de l’usage des eaux, & ont fait perdre la fécondité à beaucoup de terres.