Esprit des lois (1777)/L28/C12

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CHAPITRE XII.

Des coutumes locales, révolutions des lois des peuples Barbares, & du droit Romain.


On voit, par plusieurs monumens, qu’il y avoit déjà des coutumes locales dans la premiere & la seconde race. On y parle de la coutume du lieu[1], de l’usage ancien[2], de la coutume[3], des lois[4] & des coutumes. Des auteurs ont cru que ce qu’on nommoit des coutumes étoient les lois des peuples Barbares, & que ce qu’on appeloit la loi étoit le droit Romain. Je prouve que cela ne peut être. Le roi Pepin[5] ordonna que par-tout où il n’y auroit point de loi, on suivroit la coutume ; mais que la coutume ne seroit pas préférée à la loi. Or, dire que le droit Romain eût la préférence sur les codes des lois des Barbares, c’est renverser tous les monumens anciens, & sur-tout ces codes des lois des Barbares qui disent perpétuellement le contraire.

Bien loin que les lois des peuples Barbares fussent ces coutumes, ce furent ces lois mêmes, qui, comme lois personnelles, les introduisirent. La loi salique, par exemple, étoit une loi personnelle : mais dans des lieux généralement ou presque généralement habités par des Francs Saliens, la loi salique, toute personnelle qu’elle étoit, devenoit, par rapport à ces Francs Saliens, une loi territoriale, & elle n’étoit personnelle que pour les Francs qui habitoient ailleurs. Or, si dans un lieu où la loi salique étoit territoriale, il étoit arrivé que plusieurs Bourguignons, Allemands ou Romains même, eussent eu souvent des affaires, elles auroient été décidées par les lois de ces peuples ; & un grand nombre de jugemens conformes à quelques-unes de ces lois, auroit dû introduire dans le pays de nouveaux usages. Et cela explique bien la constitution de Pépin. Il étoit naturel que ces usages pussent affecter les Francs même du lieu, dans les cas qui n’étoient point décidés par la loi salique ; mais il ne l’étoit pas qu’ils pussent prévoir sur la loi salique.

Ainsi il y avoit dans chaque lieu une loi dominante & des usages reçus, qui servoient de supplément à la loi dominante, lorsqu’ils ne la choquoient pas.

Il pouvoit même arriver qu’ils servissent de supplément à une loi qui n’étoit point territoriale ; & pour suivre le même exemple, si dans un lieu où la loi salique étoit territoriale, un Bourguignon étoit jugé par la loi des Bourguignons, & que le cas ne se trouvât pas dans le texte de cette loi, il ne faut pas douter que l’on ne jugeât suivant la coutume du lieu.

Du temps du roi Pépin, les coutumes qui s’étoient formées, avoient moins de force que les lois ; mais bientôt les coutumes détruisirent les lois : & comme les nouveaux réglemens sont toujours des remedes qui indiquent un mal présent, on peut croire que, du temps de Pépin, on commençoit déjà à préférer les coutumes aux lois.

Ce que j’ai dit, explique comment le droit Romain commença dès les premiers temps à devenir une loi territoriale, comme on le voit dans l’édit de Pistes ; & comment la loi Gothe ne laissa pas d’y être encore en usage, comme il paroît par le synode de Troies[6] dont j’ai parlé. La loi Romaine étoit devenue la loi personnelle générale, & la loi Gothe la loi personnelle particuliere ; & par conséquent la loi Romaine étoit la loi territoriale. Mais comment l’ignorance fit-elle tomber par-tout les lois personnelles des peuples barbares, tandis que le droit Romain subsista, comme loi territoriale, dans les provinces Wisigothes & Bourguignonnes ? Je réponds, que la loi Romaine même eut à peu près le sort des autres lois personnelles : sans cela nous aurions encore le code Théodosien dans les provinces où la loi Romaine étoit loi territoriale, au lieu que nous y avons les lois de Justinien. Il ne resta presque à ces provinces que le nom de pays de droit Romain ou de droit écrit, que cet amour que les peuples ont pour leur loi, sur-tout quand ils la regardent comme un privilege, & quelques dispositions du droit Romain retenues pour lors dans la mémoire des hommes : mais c’en fut assez pour produire cet effet, que quand la compilation de Justinien parut, elle fut reçue dans les provinces du domaine des Goths & des Bourguignons comme loi écrite ; au lieu que dans l’ancien domaine des Francs, elle ne le fut que comme raison écrite.


  1. Préface des formules de Marculfe.
  2. Loi des Lombards, liv. II. tit. 58, §. 3.
  3. Loi des Lombards, liv. II. tit. 41, §. 6.
  4. Vie de S. Léger.
  5. Loi des Lombards, liv. II, tit. 41, §. 6.
  6. Voyez ci-dessus, le chap. V.