Esprit des lois (1777)/L28/C22

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CHAPITRE XXII.

Des mœurs relatives aux combats.


Notre liaison avec les femmes est fondée sur le bonheur attaché aux plaisirs des sens, sur le charme d’aimer & d’être aimé, & encore sur le désir de leur plaire, parce que ce sont des juges très-éclairés sur une partie des choses qui constituent le mérite personnel. Ce désir général de plaire produit la galanterie, qui n’est point l’amour, mais le délicat, mais le léger, mais le perpétuel mensonge de l’amour.

Selon les circonstances différentes dans chaque nation & dans chaque siecle, l’amour se porte plus vers une de ces trois choses, que vers les deux autres. Or je dis que, dans le temps de nos combats, ce fut l’esprit de galanterie qui dut prendre des forces.

Je trouve dans la loi des Lombards, que[1] si un des deux champions avoit sur lui des herbes propres aux enchantemens, le juge les lui faisoit ôter, & le faisoit jurer qu’il n’en avoit plus. Cette loi ne pouvoit être fondée que sur l’opinion commune ; c’est la peur, qu’on a dit avoir inventé tant de choses, qui fit imaginer ces sortes de prestiges. Comme dans les combats particuliers les champions étoient armés de toutes pieces, & qu’avec des armes pesantes, offensives & défensives, celles d’une certaine trempe & d’une certaine force, donnoient des avantages infinis ; l’opinion des armes enchantées de quelques combattans dut tourner la tête à bien des gens.

De là naquit le systême merveilleux de la chevalerie. Tous les esprits s’ouvrirent à ces idées. On vit dans les romans des paladins, des négromans, des fées, des chevaux ailés ou intelligens, des hommes invisibles ou invulnérables, des magiciens qui s’intéressoient à la naissance ou à l’éducation des grands personnages, des palais enchantés & désenchantés ; dans notre monde un monde nouveau, & le cours ordinaire de la nature laissé seulement pour les hommes vulgaires.

Des paladins toujours armés dans une partie du monde pleine de châteaux, de forteresses & de brigands, trouvoient de l’honneur à punir l’injustice & à défendre la foiblesse. De là encore dans nos romans la galanterie fondée sur l’idée de l’amour, jointe à celle de force & de protection.

Ainsi naquit la galanterie, lorsqu’on imagina des hommes extraordinaires, qui voyant la vertu jointe à la beauté & à la foiblesse, furent portés à s’exposer pour elle dans les dangers, & à lui plaire dans les actions ordinaires de la vie.

Nos romans de chevalerie flatterent ce désir de plaire, & donnerent à une partie de l’Europe cet esprit de galanterie que l’on peut dire avoir été peu connu par les anciens.

Le luxe prodigieux de cette immense ville de Rome, flatta l’idée des plaisirs des sens. Une certaine idée de tranquillité dans les campagnes de la Grece, fit décrire[2] les sentimens de l’amour. L’idée des paladins, protecteurs de la vertu & de la beauté des femmes, conduisit à celle de la galanterie.

Cet esprit se perpétua par l’usage des tournois, qui unissant ensemble les droits de la valeur & de l’amour, donnerent encore à la galanterie une grande importance.


  1. Liv. II, tit. 55, §. 11.
  2. On peut voir les romans Grecs du moyen âge.