Esprit des lois (1777)/L28/C27

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CHAPITRE XXVII.

Du combat judiciaire entre une partie & un des pairs du seigneur. Appel de faux jugement.


La nature de la décision par le combat, étant de terminer l’affaire pour toujours, & n’étant point compatible[1] avec un nouveau jugement & de nouvelles poursuites ; l’appel, tel qu’il est établi par les lois Romaines & par les lois canoniques, c’est-à-dire, à un tribunal supérieur, pour faire réformer le jugement d’un autre, étoit inconnu en France.

Une nation guerriere, uniquement gouvernée par le point d’honneur, ne connoissoit pas cette forme de procéder ; & suivant toujours le même esprit, elle prenoit contre les juges les voies[2] qu’elle auroit pu employer contre les parties.

L’appel, chez cette nation, étoit un défi à un combat par armes, qui devoit se terminer par le sang ; & non pas cette invitation à une querelle de plume qu’on ne connut qu’après.

Aussi S. Louis dit-il, dans ses établissemens[3], que l’appel contient félonie & iniquité. Aussi Beaumanoir nous dit-il, que si un homme[4] vouloit se plaindre de quelque attentat commis contre lui par son seigneur, il devoit lui dénoncer qu’il abandonnoit son fief ; après quoi il l’appelloit devant son seigneur suzerain, & offroit les gages de bataille. De même le seigneur renonçoit à l’hommage, s’il appelloit son homme devant le comte.

Appeller son seigneur de faux jugement, c’étoit dire que son jugement avoit été faussement & méchamment rendu : or, avancer de telles paroles contre son seigneur, c’étoit commettre une espece de crime de félonie.

Ainsi, au lieu d’appeller pour faux jugement le seigneur qui établissoit & régloit le tribunal, on appelloit les pairs qui formoient le tribunal même : on évitoit par-là le crime de félonie ; on n’insultoit que ses pairs, à qui on pouvoit toujours faire raison de l’insulte.

On s’exposoit beaucoup[5], en faussant le jugement des pairs. Si l’on attendoit que le jugement fût fait & prononcé, on étoit obligé de les combattre tous[6], lorsqu’ils offroient de faire le jugement bon. Si l’on appelloit avant que tous les juges eussent donné leur avis, il falloit combattre tous ceux qui étoient convenus du même avis[7]. Pour éviter ce danger, on supplioit le seigneur[8] d’ordonner que chaque pair dît tout haut son avis ; & lorsque le premier avoit prononcé, & que le second alloit en faire de même, on lui disoit qu’il étoit faux, méchant & calomniateur ; & ce n’étoit plus que contre lui qu’on devoit se battre.

Défontaines[9] vouloit qu’avant de fausser[10], on laissât prononcer trois juges ; & il ne dit point qu’il fallût les combattre tous trois, & encore moins qu’il y eût des cas où il fallût combattre tous ceux qui s’étoient déclarés pour leur avis. Ces différences viennent de ce que dans ce temps-là il n’y avoit guere d’usages qui fussent précisément les mêmes. Beaumanoir rendoit compte de ce qui se passoit dans le comté de Clermont, Défontaines de ce qui se pratiquoit en Vermandois.

Lorsqu’un[11] des pairs ou homme de fief avoit déclaré qu’il soutiendroit le jugement, le juge faisoit donner les gages de bataille, & de plus prenoit sureté de l’appellant qu’il soutiendroit son appel. Mais le pair qui étoit appellé, ne donnoit point de suretés, parce qu’il étoit homme du seigneur, & devoit défendre l’appel, ou payer au seigneur une amende de soixante livres.

Si celui[12] qui appelloit, ne prouvoit pas que le jugement fût mauvais, il payoit au seigneur une amende de soixante livres, la même amende[13] au pair qu’il avoit appellé, autant à chacun de ceux qui avoient ouvertement consenti au jugement.

Quand un homme violemment soupçonné d’un crime qui méritoit la mort, avoit été pris & condamné, il ne pouvoit appeller[14] de faux jugement : car il auroit toujours appellé, ou pour prolonger sa vie, ou pour faire la paix.

Si quelqu’un[15] disoit que le jugement étoit faux & mauvais, & n’offroit pas de le faire tel, c’est-à-dire, de combattre, il étoit condamné à dix sols d’amende s’il étoit gentilhomme, & à cinq sols s’il étoit serf, pour les vilaines paroles qu’il avoit dites.

Les juges[16] ou pairs qui avoient été vaincus, ne devoient perdre ni la vie ni les membres ; mais celui qui les appelloit étoit puni de mort, lorsque l’affaire étoit capitale[17].

Cette maniere d’appeller les hommes de fief pour faux jugement, étoit pour éviter d’appeller le seigneur même. Mais[18] si le seigneur n’avoit point de pairs, ou n’en avoit pas assez, il pouvoit à ses frais emprunter[19] des pairs de son seigneur suzerain : mais ces pairs n’étoient point obligés de juger s’ils ne le vouloient ; ils pouvoient déclarer qu’ils n’étoient venus que pour donner leur conseil : & dans ce cas particulier[20], le seigneur jugeant & prononçant lui-même le jugement, si l’on appelloit contre lui de faux jugement, c’étoit à lui à soutenir l’appel.

Si le seigneur[21] étoit si pauvre qu’il ne fût pas en état de prendre des pairs de son seigneur suzerain, ou qu’il négligeât de lui en demander, ou que celui-ci refusât de lui en donner, le seigneur ne pouvant pas juger seul, & personne n’étant obligé de plaider devant un tribunal où l’on ne peut faire jugement, l’affaire étoit portée à la cour du seigneur suzerain.

Je crois que ceci fut une des grandes causes de la séparation de la justice d’avec le fief, d’où s’est formée la regle des jurisconsultes François : Autre chose est le fief, autre chose est la justice. Car y ayant une infinité d’hommes de fief qui n’avoient point d’hommes sous eux, ils ne furent point en état de tenir leur cour ; toutes les affaires furent portées à la cour de leur seigneur suzerain ; ils perdirent le droit de justice, parce qu’ils n’eurent ni le pouvoir ni la volonté de le réclamer.

Tous les juges[22] qui avoient été du jugement, devoient être présens quand on le rendoit, afin qu’ils pussent ensuivre & dire Oïl à celui qui voulant fausser, leur demandoit s’ils ensuivoient ; « car, dit Défontaines[23], c’est une affaire de courtoisie & de loyauté, & il n’y a point là de suite ni de remise. » Je crois que c’est de cette maniere de penser qu’est venu l’usage que l’on suit encore aujourd’hui en Angleterre, que tous les jurés soient de même avis pour condamner à mort.

Il falloit donc se déclarer pour l’avis de la plus grande partie : & s’il y avoit partage, on prononçoit, en cas de crime, pour l’accusé ; en cas de dettes, pour le débiteur ; en cas d’héritages, pour le défendeur.

Un pair, dit Défontaines[24], ne pouvoit pas dire qu’il ne jugeroit pas s’ils n’étoient que quatre[25], ou s’ils n’y étoient tous, ou si les plus sages n’y étoient ; c’est comme s’il avoit dit, dans la mêlée, qu’il ne secouroit pas son seigneur, parce qu’il n’avoit auprès de lui qu’une partie de ses hommes. Mais c’étoit au seigneur à faire honneur à sa cour, & à prendre ses plus vaillans hommes & les plus sages. Je cite ceci pour faire sentir le devoir des vassaux, combattre & juger ; & ce devoir étoit même tel, que juger c’étoit combattre.

Un seigneur[26] qui plaidoit à sa cour contre son vassal, & qui y étoit condamné, pouvoit appeller un de ses hommes de faux jugement. Mais à cause du respect que celui-ci devoit à son seigneur pour la foi donnée, & la bienveillance que le seigneur devoit à son vassal pour la foi reçue, on faisoit une distinction : ou le seigneur disoit en général, que le jugement[27] étoit faux & mauvais ; ou il imputoit à son homme des prévarications[28] personnelles. Dans le premier cas il offensoit sa propre cour, & en quelque façon lui-même, & il ne pouvoit y avoir de gages de batailles : il y en avoit dans le second, parce qu’il attaquoit l’honneur de son vassal ; & celui des deux qui étoit vaincu, perdoit la vie & les biens, pour maintenir la paix publique.

Cette distinction nécessaire, dans ce cas particulier, fut étendue. Beaumanoir dit que, lorsque celui qui appelloit de faux jugement, attaquoit un des hommes par des imputations personnelles, il y avoit bataille ; mais que s’il n’attaquoit que le jugement, il étoit libre[29] à celui des pairs qui étoit appellé, de faire juger l’affaire par bataille ou par droit. Mais comme l’esprit qui régnoit du temps de Beaumanoir, étoit de restreindre l’usage du combat judiciaire, & que cette liberté donnée au pair appellé, de défendre par le combat le jugement, ou non, est également contraire aux idées de l’honneur établi dans ces temps-là, & à l’engagement où l’on étoit envers son seigneur de défendre sa cour, je crois que cette distinction de Beaumanoir étoit une jurisprudence nouvelle chez les François.

Je ne dis pas que tous les appels de faux jugement se décidassent par bataille ; il en étoit de cet appel comme de tous les autres. On se souvient des exceptions dont j’ai parlé au chapitre XXV. Ici, c’étoit au tribunal suzerain à voir s’il falloit ôter, ou non, les gages de bataille.

On ne pouvoit point fausser les jugemens rendus dans la cour du roi ; car le roi n’ayant personne qui lui fût égal, il n’y avoit personne qui pût l’appeller ; & le roi n’ayant point de supérieur, il n’y avoit personne qui pût appeller de sa cour.

Cette loi fondamentale, nécessaire comme loi politique, diminuoit encore, comme loi civile, les abus de la pratique judiciaire de ces temps-là. Quand un seigneur craignoit[30] qu’on ne faussât sa cour, ou voyoit qu’on se présentoit pour la fausser ; s’il étoit du bien de la justice qu’on ne la faussât pas, il pouvoit demander des hommes de la cour du roi, dont on ne pouvoit fausser le jugement ; & le roi Philippe, dit Défontaines[31], envoya tout son conseil pour juger une affaire dans la cour de l’abbé de Corbie.

Mais si le seigneur ne pouvoit avoir des juges du roi, il ne pouvoit mettre sa cour dans celle du roi, s’il relevoit nuement de lui ; & s’il y avoit des seigneurs intermédiaires, il s’adressoit à son seigneur suzerain, allant de seigneur en seigneur jusqu’au roi.

Ainsi, quoiqu’on n’eût pas dans ces temps-là, la pratique ni l’idée même des appels d’aujourd’hui, on avoit recours au roi, qui étoit toujours la source d’où tous les fleuves partoient, & la mer où ils revenoient.


  1. « Car en la cour où l’on va par la raison de l’appel pour les gages maintenir, se bataille est faite, la querelle est venue à fin, si que il n’y a métier de plus d’apiaux. » Beauman. ch. ii. P. 23.
  2. Ibid. ch. lxi, p. 212, & ch. lxvii, p. 338.
  3. Liv. II, ch. xv.
  4. Beaum. ch. lxi, p. 310 & 311 ; & ch. lxvii, pag. 337.
  5. Beaumanoir, ch. lxi, page 313.
  6. Ibid, page 314.
  7. Qui s’étoient accordés au jugement.
  8. Beaum. ch. lxi, page 314.
  9. Chap. xxii, art. I, 10 & 11. Il dit seulement qu’on leur payoit à chacun une amende.
  10. Appeller de faux jugement.
  11. Beaum. ch. lxi, p. 314.
  12. Beaum. ibid. Défont. ch. xxii, art. 9.
  13. Défont. ibid.
  14. Beaumanoir, ch. lxi, p. 316, & Défontaines, ch. xxii, art. 21.
  15. Beaum. ch. lxi, page 314.
  16. Défont. ch. xxii, art. 73.
  17. Voyez Défontaines, ch. xxi, art. 11, 12 & suivants, qui distingue les cas où le fausseur perdoit la vie, la chose contestée, ou seulement l’interlocutoire.
  18. Beaum. ch. lxii, page 322. Défont. ch. xxii, art. 3.
  19. Le comte n’étoit pas obligé d’en prêter. Beaum, ch. lxvii, pag. 337.
  20. Nul ne peut faire jugement en sa cour, dit Beaumanoir, ch. lxvii, pages 336 & 337.
  21. Ibid. ch. lxii, page 322.
  22. Défont. chap xxi, art. 27 & 28.
  23. Ibid. art. 28.
  24. Chap. xxi, art. 37.
  25. Il falloit ce nombre au moins, Défontaines, chap. xxi, art. 36.
  26. Voyez Beaumanoir, ch. lxvii, page 337.
  27. Chi jugement est faux & mauvais : Ibid. ch. lxvii, page 337.
  28. Vous avez fait ce jugement faux & mauvais, comme mauvais que vous êtes, ou par lovier ou par pramesse. Beaumanoir, ch. lxvii, page 337.
  29. Ibid. pages 337 & 338.
  30. Défont. ch. xxii, art. 14.
  31. Ibid.