Esprit des lois (1777)/L28/C29

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CHAPITRE XXIX.

Époque du regne de S. Louis.


Saint Louis abolit le combat judiciaire dans les tribunaux de ses domaines, comme il paroît par l’ordonnance[1] qu’il fit là-dessus, & par les établissemens[2].

Mais il ne l’ôta point dans les cours de ses barons[3], excepté dans le cas d’appel de faux jugement.

On ne pouvoit fausser[4] la cour de son seigneur, sans demander le combat judiciaire contre les juges qui avoient prononcé le jugement. Mais S. Louis introduisit[5] l’usage de fausser sans combattre ; changement qui fut une espece de révolution.

Il déclara[6] qu’on ne pourroit point fausser les jugemens rendus dans les seigneuries de ses domaines, parce que c’étoit un crime de félonie. Effectivement, si c’étoit une espece de crime de félonie contre le seigneur, à plus forte raison en étoit-ce un contre le roi. Mais il voulut que l’on pût demander amendement[7] des jugemens rendus dans ses cours ; non pas parce qu’ils étoient faussement ou méchamment rendus, mais parce qu’ils faisoient quelque préjudice[8]. Il voulut, au contraire, qu’on fût contraint de fausser[9] les jugemens des cours des barons, si l’on vouloit s’en plaindre.

On ne pouvoit point, suivant les établissemens, fausser les cours des domaines du roi, comme on vient de le dire. Il falloit demander amendement devant le même tribunal : & en cas que le bailli ne voulût pas faire l’amendement requis, le roi permettoit de faire appel[10] à sa cour ; ou plutôt en interprétant les établissemens par eux-mêmes, de lui présenter[11] une requête ou supplication.

A l’égard des cours des seigneurs, S. Louis, en permettant de les fausser, voulut que l’affaire fût portée[12] au tribunal du roi ou du seigneur suzérain, non[13] pas pour y être décidée par le combat, mais par témoins, suivant une forme de procéder dont il donna des regles[14].

Ainsi, soit qu’on pût fausser, comme dans les cours des seigneurs ; soit qu’on ne le pût pas, comme dans les cours de ses domaines ; il établit qu’on pourroit appeler, sans courir le hazard d’un combat.

Défontaines[15] nous rapporte les deux premiers exemples qu’il ait vus, où l’on ait ainsi procédé sans combat judiciaire : l’un dans une affaire jugée à la cour de Saint-Quentin, qui étoit du domaine du roi, & l’autre dans la cour de Ponthieu, où le comte qui étoit présent, opposa l’ancienne jurisprudence : mais ces deux affaires furent jugées par droit.

On demandera peut-être pourquoi S. Louis ordonna pour les cours de ses barons une maniere de procéder différente de celle qu’il établissoit dans les tribunaux de ses domaines : en voici la raison. S. Louis statuant pour les cours de ses domaines, ne fut point gêné dans ses vues : mais il eut des ménagemens à garder avec les seigneurs, qui jouissoient de cette ancienne prérogative, que les affaires n’étoient jamais tirées de leurs cours, à moins qu’on ne s’exposât aux dangers de les fausser. S. Louis maintint cet usage de fausser : mais il voulut qu’on pût fausser sans combattre, c’est-à-dire, que, pour que le changement se fît moins sentir, il ôta la chose, & laissa subsister les termes.

Ceci ne fut pas universellement reçu dans les cours des seigneurs. Beaumanoir[16] dit que de son temps il y avoit deux manieres de juger, l’une suivant l’établissement-le-roi, & l’autre suivant la pratique ancienne : que les seigneurs avoient droit de suivre l’une où l’autre de ces pratiques ; mais que, quand dans une affaire on en avoit choisi une, on ne pouvoit plus revenir à l’autre. Il ajoute[17] que le comte de Clermont suivoit la nouvelle pratique, tandis que ses vassaux se tenoient à l’ancienne : mais qu’il pourroit, quand il voudroit, rétablir l’ancienne ; sans quoi il auroit moins d’autorité que ses vassaux.

Il faut savoir que la France étoit pour lors[18] divisée en pays du domaine du roi, & en ce que l’on appelloit pays des barons ou en baronnies : & pour me servir des termes des établissemens de S. Louis, en pays de l’obéissance-le-roi, & en pays hors l’obéissance-le-roi. Quand les rois faisoient des ordonnances pour les pays de leurs domaines, ils n’employoient que leur seule autorité : mais quand ils en faisoient qui regardoient aussi les pays de leurs barons, elles étoient faites[19] de concert avec eux, ou scellées ou souscrites d’eux : sans cela, les barons les recevoient ou ne les recevoient pas, suivant qu’elles leur paroissoient convenir ou non au bien de leurs seigneuries. Les arriere-vassaux étoient dans les mêmes termes avec les grands vassaux. Or les établissemens ne furent pas donnés du consentement des seigneurs, quoiqu’ils statuassent sur des choses qui étoient pour eux d’une grande importance : ainsi ils ne furent reçus que par ceux qui crurent qu’il leur étoit avantageux de les recevoir. Robert, fils de S. Louis, les admit dans sa comté de Clermont ; & ses vassaux ne crurent pas qu’il leur convînt de les faire pratiquer chez eux.


  1. En 1260.
  2. Livre I. ch. ii & vii ; liv. II. ch. x & xi.
  3. Comme il paroît par-tout dans les établissemens ; & Beaumanoir, ch. lxi, page 309.
  4. C’est-à-dire, appeler de faux jugement.
  5. Établissemens, liv. I. chap. vi ; & liv. II. chap. xv.
  6. Ibid. liv. II. chap xv.
  7. Ibid. liv. I. ch. lxxviii, & liv. II. ch. xv.
  8. Ibid. liv. I. ch. lxxviii.
  9. Ibid. liv. II. ch. xv.
  10. Etablissemens, liv. I. chap. lxxviii.
  11. Ibid. liv. II. ch. xv.
  12. Mais si on ne faussoit pas, & qu’on voulût appeler, on n’étoit point reçu. Etablissemens, liv. II. ch. xv. Li sire en auroit le recort de sa cour droit faisant.
  13. Ibid. liv. I. ch. vi & lxvii ; & liv. II. ch. xv ; & Beaumanoir, ch. xi, page 58.
  14. Etablissemens, liv. I. ch. i, ii & iii.
  15. Chapitre xxii, art. 16 & 17.
  16. Chapitre lxi, page 309.
  17. Ibid.
  18. Voyez Beaumanoir, Défontaines, & les établissemens, liv. II. ch. x, xi, xv & autres.
  19. Voyez les ordonnances du commencement de la troisieme race, dans le recueil de Lauriere, sur-tout celles de Philippe-Auguste sur la juridiction ecclésiastique, é celles de Louis VIII, sur les Juifs ; & les chartres rapportées par M. Brussel, notamment celles de S. Louis sur le bail & le rachat des terres, & la majorité féodale des filles, tome II, liv. III, page 35 ; & ibid, l’ordonnance de Philippe-Auguste, page 7.