Esprit des lois (1777)/L29/C13

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CHAPITRE XIII.

Qu’il ne faut point séparer les lois de l’objet pour lequel elles sont faites. Des lois Romaines sur le vol.


Lorsque le voleur étoit surpris avec la chose volée, avant qu’il l’eût portée dans le lieu où il avoit résolu de la cacher, cela étoit appellé chez les Romains un vol manifeste ; quand le voleur n’étoit découvert qu’après, c’étoit un vol non manifeste.

La loi des douze tables ordonnoit que le voleur manifeste fût battu de verges, & réduit en servitude, s’il étoit pubere ; ou seulement battu de verges, s’il étoit impubere : elle ne condamnoit le voleur non manifeste qu’au payement du double de la chose volée.

Lorsque la loi Porcia eut aboli l’usage de battre de verges les citoyens, & de les réduire en servitude, le voleur manifeste fut condamné au quadruple[1], & on continua à punir du double le voleur non manifeste.

Il paroît bizarre que ces lois missent une telle différence dans la qualité de ces deux crimes, & dans la peine qu’elles infligeoient : en effet, que le voleur fût surpris avant, ou après avoir porté le vol dans le lieu de sa destination ; c’étoit une circonstance qui ne changeoit point la nature du crime. Je ne saurois douter que toute la théorie des lois Romaines sur le vol ne fût tirée des institutions Lacédémoniennes. Lycurgue, dans la vue de donner à ses citoyens de l’adresse, de la ruse & de l’activité, voulut qu’on exerçât les enfans au larcin, & qu’on fouettât rudement ceux qui s’y laisseroient surprendre : cela établit chez les Grecs, & ensuite chez les Romains une grande différence entre le vol manifeste & le vol non manifeste[2].

Chez les Romains, l’esclave qui avoit volé, étoit précipité de la roche Tarpéienne. Là, il n’étoit point question des institutions Lacédémoniennes ; les lois de Lycurgue sur le vol n’avoient point été faites pour les esclaves ; c’étoit les suivre que de s’en écarter en ce point.

À Rome, lorsqu’un impubere avoit été surpris dans le vol, le préteur le faisoit battre de verges à sa volonté, comme on faisoit à Lacédémone. Tout ceci venoit de plus loin. Les Lacédémoniens avoient tiré ces usages des Crétois ; & Platon[3], qui veut prouver que les institutions des Crétois étoient faites pour la guerre, cite celle-ci : « La faculté de supporter la douleur dans les combats particuliers, & dans les larcins qui obligent de se cacher.

Comme les lois civiles dépendent des lois politiques, parce que c’est toujours pour une société qu’elles sont faites, il seroit bon que, quand on veut porter une loi civile d’une nation chez une autre, on examinât auparavant si elles ont toutes les deux les mêmes institutions & le même droit politique.

Ainsi, lorsque les lois sur le vol passerent des Crétois aux Lacédémoniens, comme elles y passerent avec le gouvernement & la constitution même, ces lois furent aussi sensées chez un de ces peuples qu’elles l’étoient chez l’autre. Mais lorsque de Lacédémone elles furent portées à Rome, comme elles n’y trouverent pas la même constitution, elles y furent toujours étrangeres, & n’eurent aucune liaison avec les autres lois civiles des Romains.


  1. Voyez ce que dit Favorinus sur A1ulugelle, liv. XX, chap. i.
  2. Conférez ce que dit Plutarque¸vie de Lycurgue, avec les lois du digeste, au titre de furtis ; & les institutes, liv. IV, tit. I, §. I, 2 & 3.
  3. Des lois, liv. I.