Esprit des lois (1777)/L29/C9

La bibliothèque libre.


CHAPITRE IX.

Que les lois Grecques & Romaines ont puni l’homicide de soi-même, sans avoir le même motif.


Un homme, dit Platon[1], qui a tué celui qui lui est étroitement lié, c’est-à-dire lui-même, non par ordre du magistrat, ni pour éviter l’ignominie, mais par foiblesse, sera puni. La loi Romaine punissoit cette action, lorsqu’elle n’avoit pas été faite par foiblesse d’ame, par ennui de la vie, par impuissance de souffrir la douleur, mais par le désespoir de quelque crime. La loi Romaine absolvoit dans le cas où la Grecque condamnoit, & condamnoit dans le cas où l’autre absolvoit.

La loi de Platon étoit formée sur les institutions Lacédémoniennes, où les ordres du magistrat étoient totalement absolus, où l’ignominie étoit le plus grand des malheurs, & la foiblesse le plus grand des crimes. La loi Romaine abandonnoit toutes ces belles idées ; elle n’étoit qu’une loi fiscale.

Du temps de la république, il n’y avoit point de loi à Rome qui punît ceux qui se tuoient eux-mêmes : cette action, chez les historiens, est toujours prise en bonne part, & l’on n’y voit jamais de punition contre ceux qui l’ont faite.

Du temps des premiers empereurs, les grandes familles de Rome furent sans cesse exterminées par des jugemens. La coutume s’introduisit de prévenir la condamnation par une mort volontaire. On y trouvoit un grand avantage. On obtenoit l’honneur de la sépulture[2], & les testamens étoient exécutés ; cela venoit de ce qu’il n’y avoit point de loi civile à Rome contre ceux qui se tuoient eux-mêmes. Mais lorsque les empereurs devinrent aussi avares qu’ils avoient été cruels, ils ne laisserent plus à ceux dont ils vouloient se défaire le moyen de conserver leurs biens, & ils déclarerent que ce seroit un crime de s’ôter la vie par les remords d’un autre crime.

Ce que je dis du motif des empereurs est si vrai, qu’ils consentirent que les biens de ceux[3] qui se seroient tués eux-mêmes ne fussent pas confisqués, lorsque le crime pour lequel ils s’étoient tués n’assujettissoit point à la confiscation.


  1. Livre IX ; des lois.
  2. Eorum qui de se statuebant, humabantur corpoea, manebant testamenta, pretium festinandi. Tacite.
  3. Rescrit de l’empereur Pie¸dans la loi III, §. I & 2, ss. de bonis eorum qui ante sententiam mortem sibi consciverunt.