Esprit des lois (1777)/L3/C5

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CHAPITRE V.

Que la vertu n’est point le principe du gouvernement monarchique.


Dans les monarchies, la politique sait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut ; comme dans les plus belles machines, l’art emploie aussi peu de mouvemens, de forces & de roues qu’il est possible.

L’état subsiste indépendamment de l’amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, & de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, & dont nous avons seulement entendu parler.

Les lois y tiennent la place de toutes ces vertus, dont on n’a aucun besoin ; l’état vous en dispense : une action qui se fait sans bruit y est en quelque façon sans conséquence.

Quoique tous les crimes soient publics par leur nature, on distingue pourtant les crimes véritablement publics d’avec les crimes privés, ainsi appellés, parce qu’ils offensent plus un particulier, que la société entiere.

Or, dans les républiques, les crimes privés sont plus publics ; c’est-à-dire, choquent plus la constitution de l’état que les particuliers : & dans les monarchies, les crimes publics sont plus privés ; c’est-à-dire, choquent plus les fortunes particulieres que la constitution de l’état même.

Je supplie qu’on ne s’offense pas de ce que j’ai dit ; je parle après toutes les histoires. Je sais très-bien qu’il n’est pas rare qu’il y ait des princes vertueux ; mais je dis que dans une monarchie il est très-difficile que le peuple le soit[1].

Qu’on lise ce que les historiens de tous les temps ont dit sur la cour des monarques ; qu’on se rappelle les conversations des hommes de tous les pays sur le misérable caractere des courtisans : ce ne sont point des choses de spéculation, mais d’une triste expérience.

L’ambition dans l’oisiveté, la bassesse dans l’orgueil, le désir de s’enrichir sans travail, l’aversion pour la vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l’abandon de tous ses engagemens, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de la vertu du prince, l’espérance de ses foiblesses, & plus que tout cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu, forment, je crois, le caractere du plus grand nombre des courtisans, marqué dans tous les lieux & dans tous les temps. Or il est très-mal-aisé que la plupart des principaux d’un état soient mal-honnêtes gens ; & que les inférieurs soient gens de bien ; que ceux-là soient trompeurs, & que ceux-ci consentent à n’être que dupes.

Que si dans le peuple il se trouve quelque malheureux honnête homme[2], le cardinal de Richelieu, dans son testament politique, insinue qu’un monarque doit se garder de s’en servir[3]. Tant il est vrai que la vertu n’est pas le ressort de ce gouvernement ! Certainement elle n’en est point exclue ; mais elle n’en est pas le ressort.


  1. Je parle ici de la vertu politique, qui est la vertu morale dans le sens qu’elle se dirige au bien général, sort peu des vertus morales particulieres, & point du tout de cette vertu qui a du rapport aux vérités révélées. On verra bien ceci au liv. V. ch. II.
  2. Entendez ceci dans le sens de la note précédente.
  3. Il ne faut pas, y est-il dit, se servir de gens de bas lieu ; il sont trop austeres & trop difficiles.