Esprit des lois (1777)/L30/C15

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CHAPITRE XV.

Que ce qu’on appelloit census ne se levoit que sur les serfs, & non pas sur les hommes libres.


Le roi, les ecclésiastiques & les seigneurs levoient des tributs réglés, chacun sur les serfs de ses domaines. Je le prouve, à l’égard du roi, par le capitulaire de Villis ; à l’égard des ecclésiastiques, par les codes[1] des lois des Barbares ; à l’égard des seigneurs, par les réglemens[2] que Charlemagne fit là-dessus.

Ces tributs étoient appelés census : c’étoient des droits économiques & non pas fiscaux, des redevances uniquement privées & non pas des charges publiques.

Je dis que ce qu’on appeloit census étoit un tribut levé sur les serfs. Je le prouve par une formule de Marculse, qui contient une permission du roi de se faire clerc, pourvu qu’on soit ingénu[3] & qu’on ne soit point inscrit dans le registre du cens. Je le prouve encore par une commission que Charlemagne donne à un comte[4] qu’il envoya dans les contrées de Saxe ; elle contient l’affranchissement des Saxons, à cause qu’ils avoient embrassé le christianisme, & c’est proprement une chartre d’ingénuité[5]. Ce prince les rétablit dans leur premiere liberté civile, & les exempte de payer le cens[6]. C’étoit donc une même chose d’être serf & de payer le cens, d’être libre & de ne le payer pas.

Par une espece de lettres patentes du même prince[7] en faveur des Espagnols qui avoient été reçus dans la monarchie, il est défendu aux comtes d’exiger d’eux aucun cens & de leur ôter leurs terres. On sait que les étrangers qui arrivoient en France étoient traités comme des serfs ; & Charlemagne voulant qu’on les regardât comme des hommes libres, puisqu’il vouloit qu’ils eussent la propriété de leurs terres, défendoit d’exiger d’eux le cens.

Un capitulaire[8] de Charles le chauve donné en faveur des mêmes Espagnols, veut qu’on les traite comme on traitoit les autres Francs, & défend d’exiger d’eux le cens : les hommes libres ne le payoient donc pas.

L’article 30 de l’édit de Pistes réforme l’abus par lequel plusieurs colons du roi ou de l’église vendoient les terres dépendantes de leurs manoirs à des ecclésiastiques ou à des gens de leur condition, & ne se réservoient qu’une petite case ; de sorte qu’on ne pouvoit plus être payé du cens ; & il y est ordonné de rétablir les choses dans leur premier état : le cens étoit donc un tribut d’esclaves.

Il résulte encore de-là qu’il n’y avoit point de cens général dans la monarchie ; & cela est clair par un grand nombre de textes. Car, que signifieroit ce capitulaire[9] ? « Nous voulons qu’on exige le cens royal dans tous les lieux où autrefois on l’exigeoit légitimement[10] ». Que voudroit dire celui[11]Charlemagne ordonne à ses envoyés dans les provinces de faire une recherche exacte de tous les cens qui avoient anciennement[12] été du domaine du roi ? & celui[13] où il dispose des cens payés par ceux[14] dont on les exige ? Quelle signification donner à cet autre[15] où on lit : « Si quelqu’un[16] a acquis une terre tributaire sur laquelle nous avions accoutumé de lever le cens ? » à cet autre enfin[17]Charles le chauve[18] parle des terres censuelles, dont le cens avoit de toute antiquité appartenu au roi ?

Remarquez qu’il y a quelques textes qui paroissent d’abord contraires à ce que j’ai dit, & qui cependant le confirment. On a vu ci-dessus que les hommes libres dans la monarchie n’étoient obligés qu’à fournir de certaines voitures ; le capitulaire que je viens de citer, appelle cela census[19], & il l’oppose au cens qui étoit payé par les serfs.

De plus, l’édit de Pistes[20] parle de ces hommes Francs qui devoient payer le cens royal pour leur tête[21] & pour leurs cases, & qui s’étoient vendus pendant la famine. Le roi veut qu’ils soient rachetés. C’est que ceux[22] qui étoient affranchis par lettres du roi, n’acquéroient point ordinairement une pleine & entiere liberté[23] ; mais ils payoient censum in capite ; & c’est de cette sorte de gens dont il est ici parlé.

Il faut donc se défaire de l’idée d’un cens général & universel, dérivé de la police des Romains, duquel on suppose que les droits des seigneurs ont dérivé de même par des usurpations. Ce qu’on appeloit cens dans la monarchie Françoise, indépendamment de l’abus que l’on a fait de ce mot, étoit un droit particulier levé sur les serfs par les maîtres.

Je supplie le lecteur de me pardonner l’ennui mortel que tant de citations doivent lui donner ; je serois plus court, si je ne trouvois toujours devant moi le livre de l’établissement de la monarchie Françoise dans les Gaules, de M. l’Abbé Dubos. Rien ne recule plus le progrès des connoissances, qu’un mauvais ouvrage d’un auteur célebre ; parce qu’avant d’instruire, il faut commencer par détromper.


  1. Loi des Allemands, ch. xxii ; & la loi des Bavarois, tit. I, ch. xiv, où l’on trouve les réglemens que les ecclésiastiques firent sur leur état.
  2. Livre V des capitulaires, ch. ccciii.
  3. Si ille de capite suo benè ingenuus sit, & in puletico publico consitus non est. Livre I, formule 19.
  4. De l’an 789, édition des capitulaires de Baluze, tome I, page 250.
  5. Et ut ista ingenuitatis pagina firma stabilisque consistat, ibid.
  6. Prisunæque libertati donatos, & omni nobis debito censu solutos, ibid.
  7. Præceptum pro Hispanis, de l’an 812, édit. de Baluze, tome I, page 500.
  8. De l’an 844, édit. de Baluze, tome II, art. I & 2, page 27.
  9. Capitulaire III, de l’an 805, art. 20 & 22, inséré dans le recueil d’Anzegise, liv. III, art. 15. Cela est conforme à celui de Charles le Chauve, de l’an 854. apud Attiniacum, art. 6.
  10. Undecumque legitimè exigebatur, ibid.
  11. De l’an 812, art. 10 & 11, édition de Baluze, tome I, page 498.
  12. Undecumque antiquitùs ad partem regis venire solebant : capitulaire de l’an 812, art. 10 & 11.
  13. De l’an 813, art. 6, édit de Baluze, tome I, page 508.
  14. De illis unde censa exigunt, capitulaire de l’an 813, art. 6.
  15. Livre IV des capitulaires, art. 37, & inséré dans la loi des Lombards.
  16. Si quis terram tributariam, unde census ad partem nostram exire solebat, susceperit. Livre IV des capitulaires, art. 37.
  17. De l’an 805, art. 8.
  18. Unde census ad partem regis exivit antiquitùs, capitulaire de l’an 805, art. 8.
  19. Censibus vel paraveredis quos Franci homines ad regiam potestatem exsolvere debent.
  20. De l’an 864, art. 34, édit. de Baluze, p. 192.
  21. De illis Francis hominibus qui censum regium de suo capite & de suis recellis debeant, ibid.
  22. L’article 28 du même édit explique bien tout cela ; il met même une distinction entre l’affranchi Romain, & l’affranchi Franc : on y voit que le cens n’étoit pas général. Il faut le lire.
  23. Comme il paroît par un capitulaire de Charlemagne, de l’an 813, déjà cité.