Esprit des lois (1777)/L30/C17

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CHAPITRE XVII.

Du service militaire des hommes libres.


Deux sortes de gens étoient tenus au service militaire ; les leudes vassaux ou arriere-vassaux, qui y étoient obligés en conséquence de leurs fiefs ; & les hommes libres Francs, Romains & Gaulois, qui servoient sous le comte, & étoient menés par lui & ses officiers.

On appeloit hommes libres ceux qui d’un côté n’avoient point de bénéfices ou fiefs, & qui de l’autre n’étoient point soumis à la servitude de la glebe ; les terres qu’ils possédoient, étoient ce qu’on appeloit des terres allodiales.

Les comtes assembloient les hommes libres,[1], & les menoient à la guerre ; ils avoient sous eux des officiers qu’ils appeloient vicaires[2] : & comme tous les hommes libres étoient divisés en centaines, qui formoient ce que l’on appeloit un bourg, les comtes avoient encore sous eux des officiers qu’on appeloit centeniers, qui menoient les hommes libres du bourg[3], ou leurs centaines, à la guerre.

Cette division par centaines est postérieure à l’établissement des Francs dans les Gaules. Elle fut faite par Clothaire & Childebert, dans la vue d’obliger chaque district à répondre des vols qui s’y feroient : on voit cela dans les décrets des ces princes[4]. Une pareille police s’observe encore aujourd’hui en Angleterre.

Comme les comtes menoient les hommes libres à la guerre, les leudes y menoient aussi leurs vassaux ou arriere-vassaux, & les évêques, abbés, ou leurs avoués[5] y menoient les leurs[6].

Les évêques étoient assez embarrassés : ils ne convenoient[7] pas bien eux-mêmes de leurs faits. Ils demanderent à Charlemagne de ne plus les obliger d’aller à la guerre ; & quand ils l’eurent obtenu, ils se plaignirent de ce qu’on leur faisoit perdre la considération publique : & ce prince fut obligé de justifier là-dessus ses intentions. Quoi qu’il en soit, dans les temps où ils n’allerent plus à la guerre, je ne vois pas que leurs vassaux y ayent été menés par les comtes ; on voit au contraire[8] que les rois ou les évêques choisissoient un des fideles pour les y conduire.

Dans un capitulaire[9] de Louis le débonnaire, le roi distingue trois sortes de vassaux, ceux du roi, ceux des évêques, ceux du comte. Les vassaux d’un leude[10] ou seigneur n’étoient menés à la guerre par le comte, que lorsque quelqu’emploi dans la maison du roi empêchoit ces leudes de les mener eux-mêmes.

Mais qui est-ce qui menoit les leudes à la guerre ? On ne peut douter que ce ne fût le roi, qui étoit toujours à la tête de ses fideles. C’est pour cela que dans les capitulaires on voit toujours une opposition entre les vassaux[11] du roi & ceux des évêques. Nos rois courageux, fiers & magnanimes, n’étoient point dans l’armée pour se mettre à la tête de cette milice ecclésiastique ; ce n’étoient point ces gens-là qu’ils choisissoient pour vaincre ou mourir avec eux.

Mais ces leudes menoient de même leurs vassaux & arriere-vassaux ; & cela paroît bien par ce capitulaire[12]Charlemagne ordonne que tout homme libre, qui aura quatre manoirs, soit dans sa propriété, soit dans le bénéfice de quelqu’un, aille contre l’ennemi, ou suive son seigneur. Il est visible que Charlemagne veut dire que celui qui n’avoit qu’une terre en propre, entroit dans la milice du comte, & que celui qui tenoit un bénéfice du seigneur, partoit avec lui.

Cependant M. l’abbé Dubos[13] prétend que, quand il est parlé dans les capitulaires des hommes qui dépendoient d’un seigneur particulier, il n’est question que des serfs ; & il se fonde sur la loi des Wisigoths & la pratique de ce peuple. Il vaudroit mieux se fonder sur les capitulaires mêmes. Celui que je viens de citer, dit formellement le contraire. Le traité entre Charles le chauve & ses freres, parle de même des hommes libres qui peuvent prendre à leur choix un seigneur ou le roi ; & cette disposition est conforme à beaucoup d’autres.

On peut donc dire qu’il y avoit trois sortes de milices ; celle des leudes ou fideles du roi, qui avoient eux-mêmes sous leur dépendance d’autres fideles ; celle des évêques ou autres ecclésiastiques & de leurs vassaux ; & enfin celle du comte, qui menoit les hommes libres.

Je ne dis point que les vassaux ne pussent être soumis au comte, comme ceux qui ont un commandement particulier dépendent de celui qui a un commandement plus général.

On voit même que le comte & les envoyés du roi pouvoient leur faire payer le ban, c’est-à-dire une amende, lorsqu’ils n’avoient pas rempli les engagemens de leur fief.

De même, si les vassaux[14] du roi faisoient des rapines, ils étoient soumis à la correction du comte, s’ils n’aimoient mieux se soumettre à celle du roi.


  1. Voyez le capitulaire de Charlemagne, de l’an 812, art. 3 & 4, édit. de Baluze, tome I, pag. 491 ; & l’édit. de Pistes, de l’an 864, art. 26, tome II, page 186.
  2. Et habebat unusquisque comes vicarios & centenarios secum, livre II des capitulaires, art. 28.
  3. On les appeloit compagenses.
  4. Données vers l’an 595, art. I. Voyez les capitulaires, edition de Baluze, page 20. Ces réglemens furent faits sans doute de concert.
  5. Advocati.
  6. Capitulaire de Charlemagne, de l’an 812, art. I & 5, édition de Baluze, tome I, p. 490.
  7. Voyez le capitulaire de l’an 803, donné à Worms, édit. de Baluze, p. 408 & 410.
  8. Capitulaire de Worms, de l’an 803, édition de Baluze, p. 409 ; & le concile de l’an 845, sous Charles le Chauve, in verno palatio, édition de Baluze, tom. II, p. 17, art. 8.
  9. Capitulare quintum anni 819, art. 27, édit. de Baluze, p. 618.
  10. De vassis dominicis qui adhuc intrà casam serviunt, & tamen beneficia habere noscuntur, statutum est ut quicumque ex eis cum domino imperatore domi remanserint, vassailos suos casatos secum non retineant ; se cum comite, cujus pagenses sunt, ire permittant. Capitulaire II, de l’an 812, art. 7, édit. de Baluze, tome I, pag. 494.
  11. Capitulaire I, de l’an 812, art. 5 de hominibus nostris, & episcoporum & abbatum qui vel beneficia, vel talia propria habent, &c. édition de Baluze, tome I, pag. 490.
  12. De l’an 812, ch. i., édit. de Baluze, p. 490. Ut omnis homo liber qui quatuor mansos vestitos de proprio suo, five de alieujus beneficio, habet, ipse se præparet, & ipse in hostem pergat, five cum seniore suo.
  13. Tome III, liv. VI, ch. iv, p. 299. Etablissement de la monarchie Françoise.
  14. Capitulaire de l’an 882, art. 11, apud vernis palatium, édit. de Baluze, tome II, p. 17.