Esprit des lois (1777)/L30/C19

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CHAPITRE XIX.

Des compositions chez les peuples barbares.


Comme il est impossible d’entrer un peu avant dans notre droit politique, si l’on ne connoît parfaitement les lois & les mœurs des peuples Germains, je m’arrêterai un moment, pour faire la recherche de ces mœurs & de ces lois.

Il paroît, par Tacite, que les Germains ne connoissoient que deux crimes capitaux ; ils pendoient les traîtres, & noyoient les poltrons : c’étoient chez eux les seuls crimes qui fussent publics. Lorsqu’un homme[1] avoit fait quelque tort à un autre, les parens de la personne offensée ou lésée entroient dans la querelle ; & la haine s’appaisoit par une satisfaction. Cette satisfaction regardoit celui qui avoit été offensé, s’il pouvoit la recevoir ; & les parens, si l’injure ou le tort leur étoit commun ; ou si, par la mort de celui qui avoit été offensé ou lésé ; la satisfaction leur étoit dévolue.

De la maniere dont parle Tacite, ces satisfactions se faisoient par une convention réciproque entre les parties ; aussi, dans les codes des peuples barbares, ces satisfactions s’appellent-elles des compositions.

Je ne trouve que la loi[2] des Frisons qui ait laissé le peuple dans cette situation où chaque famille ennemie étoit, pour ainsi dire, dans l’état de nature ; & où, sans être retenue par quelque loi politique ou civile, elle pouvoit à sa fantaisie exercer sa vengeance, jusqu’à ce qu’elle eût été satisfaite. Cette loi même fut tempérée ; on établit[3] que celui dont on demandoit la vie, auroit la paix dans sa maison, qu’il l’auroit en allant & en revenant de l’église, & du lieu où l’on rendoit les jugemens.

Les compilateurs des lois saliques citent un ancien usage des Francs[4], par lequel celui qui avoit exhumé un cadavre pour le dépouiller, étoit banni de la société des hommes, jusqu’à ce que les parens consentissent à l’y faire rentrer : & comme avant ce temps il étoit défendu à tout le monde, & à sa femme même, de lui donner du pain, ou de le recevoir dans sa maison ; un tel homme étoit à l’égard des autres, & les autres étoient à son égard, dans l’état de la nature, jusqu’à ce que cet état eût cessé par la composition.

À cela près, on voit que les sages des diverses nations barbares songerent à faire par eux-mêmes ce qu’il étoit trop long & trop dangereux d’attendre de la convention réciproque des parties. Ils furent attentifs à mettre un prix juste à la composition que devoit recevoir celui à qui on avoit fait quelque tort ou quelqu’injure. Toutes ces lois barbares ont là-dessus une précision admirable : on y distingue avec finesse les cas[5], on y pese les circonstances ; la loi se met à la place de celui qui est offensé, & demande pour lui la satisfaction que, dans un moment de sang froid, il auroit demandée lui-même.

Ce fut par l’établissement de ces lois, que les peuples Germains sortirent de cet état de nature, où il semble qu’ils étoient encore du temps de Tacite.

Rhotaris déclara dans la loi des Lombards[6], qu’il avoit augmenté les compositions de la coutume ancienne pour les blessures, afin que le blessé étant satisfait, les inimitiés pussent cesser : en effet, les Lombards, peuple pauvre, s’étant enrichis par la conquête de l’Italie, les compositions anciennes devenoient frivoles, & les réconciliations ne se faisoient plus. Je ne doute pas que cette considération n’ait obligé les autres chefs des nations conquérantes à faire les divers codes de lois que nous avons aujourd’hui.

La principale composition étoit celle que le meurtrier devoit payer aux parens du mort. La différence[7] des conditions en mettoit une dans les compositions : ainsi, dans la loi des Angles, la composition étoit de six cents sous pour la mort d’un Adalingue, de deux cents pour celle d’un homme libre, de trente pour celle d’un serf. La grandeur de la composition établie sur la tête d’un homme, faisoit donc une de ses grandes prérogatives ; car, outre la distinction qu’elle faisoit de sa personne, elle établissoit pour lui, parmi des nations violentes, une plus grande sureté.

La loi des Bavarois[8] nous fait bien sentir ceci : elle donne le nom des familles Bavaroises qui recevoient une composition double, parce qu’elles étoient les premieres[9] après les Agilolfingues. Les Agilolfingues étoient de la race ducale, & on choisissoit le duc parmi eux ; ils avoient une composition quadruple. La composition pour le duc excédoit d’un tiers celle qui étoit établie pour les Agilolfingues. « Parce qu’il est duc, dit la loi, on lui rend un plus grand honneur qu’à ses parens. »

Toutes ces compositions étoient fixées à prix d’argent. Mais comme ces peuples, sur-tout pendant qu’ils se tinrent dans la Germanie, n’en avoient guere ; on pouvoit donner du bétail, du blé, des meubles, des armes, des chiens, des oiseaux de chasse, des terres[10], &c. Souvent même la loi[11] fixoit la valeur de ces choses ; ce qui explique comment, avec si peu d’argent, il y eut chez eux tant de peines pécuniaires.

Ces lois s’attacherent donc à marquer avec précision la différence des torts, des injures, des crimes, afin que chacun connût au juste jusqu’à quel point il étoit lésé ou offensé ; qu’il fût exactement la réparation qu’il devoit recevoir, & sur-tout qu’il n’en devoit pas recevoir davantage.

Dans ce point de vue, on conçoit que celui qui se vengeoit après avoir reçu la satisfaction, commettoit un grand crime. Ce crime ne contenoit pas moins une offense publique qu’une offense particuliere : c’étoit un mépris de la loi même. C’est ce crime que les législateurs[12] ne manquerent pas de punir.

Il y avoit un autre crime qui fut sur-tout regardé comme dangereux[13] lorsque ces peuples perdirent dans le gouvernement civil quelque chose de leur esprit d’indépendance, & que les rois s’attacherent à mettre dans l’état une meilleure police ; ce crime étoit de ne vouloir point faire, ou de ne vouloir pas recevoir la satisfaction. Nous voyons, dans divers codes des lois des barbares, que les législateurs[14] y obligeoient. En effet, celui qui refusoit de recevoir la satisfaction, vouloit conserver son droit de vengeance ; celui qui refusoit de la faire, laissoit à l’offensé son droit de vengeance : & c’est ce que les gens sages avoient réformé dans les institutions des Germains, qui invitoient à la composition, mais n’y obligeoient pas.

Je viens de parler d’un texte de la loi salique, où le législateur laissoit à la liberté de l’offensé de recevoir ou de ne recevoir pas la satisfaction ; c’est cette loi[15] qui interdisoit à celui qui avoit dépouillé un cadavre le commerce des hommes, jusqu’à ce que les parens, acceptant la satisfaction, eussent demandé qu’il pût vivre parmi les hommes. Le respect pour les choses saintes fit que ceux qui rédigerent les lois saliques ne toucherent point à l’ancien usage.

Il auroit été injuste d’accorder une composition aux parens d’un voleur tué dans l’action du vol, ou à ceux d’une femme qui avoit été renvoyée après une séparation pour crime d’adultere. La loi des Bavarois[16] ne donnoit point de composition dans des cas pareils, & punissoit les parens qui en poursuivoient la vengeance.

Il n’est pas rare de trouver dans les codes des lois des barbares, des compositions pour des actions involontaires. La loi des Lombards est presque toujours censée ; elle vouloit[17] que, dans ce cas, on composât suivant sa générosité, & que les parens ne pussent plus poursuivre la vengeance.

Clotaire II. fit un décret très-sage : il défendit[18] à celui qui avoit été volé de recevoir sa composition en secret, & sans l’ordonnance du juge. On va voir tout à l’heure le motif de cette loi.


  1. Suscipere tàm inimicitias, seu patris, seu propinqui, quàm amicitias, nesesse est : nec iplacabiles durant ; luitur enim etiàm homicidium certo armentorum as peccrum numero, recipitque satisfactionem universa domus. Tacite, de morib. Germ.
  2. Voyez cette loi, tit. 2 sur les meurtres ; & l’addition de Vullemar sur les vols.
  3. Additio sapientum, tit. I, §. I.
  4. Loi salique, tit. 58, §. I ; tit. 17, §. 3.
  5. Voyez sur-tout les titres 3, 4, 5, 6 & 7 de la loi salique, qui regardent les vols des animaux.
  6. Livre I, tit. 7, §. 15.
  7. Voyez la loi des Angles, tit. I, §. I, 2, 4 ; ibid. tit. 5, §. 6 ; la loi des Bavarois, tit. I, ch. viii & ix ; & la loi des Frisons, tit. 15.
  8. Tit. 2, ch. xx.
  9. Hozidra, Ozza, Sagana, Habilingua, Anniena, ibid.
  10. Ainsi la loi d’Ina estimoit la vie une certaine somme d’argent, ou une certaine portion de terre. Leges Inæ regis, titulo de villico regio, de priscis Anglorum Legibus. Cambridge, 1644.
  11. Voyez la loi des Saxons, qui fait même cette fixation pour plusieurs peuples, chap. xviii. Voyez aussi la loi des Ripuaires, tit. 36, §. 11 ; la loi des Bavarois, tit. I, §. 10 & 11. Si aurum non habet, donet aliam pecuniam, mancipia, terram, &c.
  12. Voyez la loi des Lombards, liv. I, tit. 25, §. 21 ; ibid. liv. I, tit. 8, §. 8 & 34 ; & le capitul. de Charlemagne, de l’an 802, ch. xxxii, contenant une instruction donnée à ceux qu’il envoyoit dans les provinces.
  13. Voyez dans Grégoire de Tours, liv. VII, chapitre xlvii, le détail d’un procès où une partie perd la moitié de la composition qui lui avoit été adjugée, pour s’être fait justice elle-même, au lieu de recevoir la satisfaction, quelque excès qu’elle eût souffert depuis.
  14. Voyez la loi des Saxons, ch. III, §. 4 ; la loi des Lombards, liv. I, tit. 37, §. I & 2 ; & la loi des Allemands, tit. 45, §. I & 2. Cette derniere loi permettoit de se faire justice soi-même, sur le champ & dans le premier mouvement. Voyez aussi les capitulaires de Charlemagne, de l’an 779, ch. xxii ; de l’an 802, chap. xxxii ; & celui du même de l’an 805, chap. v.
  15. Les compilateurs des lois des Ripuaires paroissent avoir modifié ceci. Voyez le titre 85 de ces lois.
  16. Voyez le décret de Tassillon, de popularibus legibus, art. 3, 4, 10, 16, 19 ; la loi des Angles, tit. 7, §. 4.
  17. Liv. I, tit. 9, §. 4.
  18. Pactus pro tenore pacis inter Childebertum & Clotarium, anno 593 ; & decretio Clotarii II, regis circa annam 593, ch. xi.