Esprit des lois (1777)/L30/C20

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CHAPITRE XX.

De ce que l’on a appellé depuis la justice des seigneurs.


Outre la composition qu’on devoit payer aux parens pour les meurtres, les torts & les injures, il falloit encore payer un certain droit que les codes des lois des barbares appellent fredum[1]. J’en parlerai beaucoup ; & pour en donner l’idée, je dirai que c’est la récompense de la protection accordée contre le droit de vengeance. Encore aujourd’hui, dans la langue Suédoise, fred veut dire la paix.

Chez ces nations violentes, rendre la justice n’étoit autre chose qu’accorder, à celui qui avoit fait une offense, sa protection contre la vengeance de celui qui l’avoit reçue ; & obliger ce dernier à recevoir la satisfaction qui lui étoit due : de sorte que, chez les Germains, à la différence de tous les autres peuples, la justice se rendoit pour protéger le criminel contre celui qu’il avoit offensé.

Les codes des lois des barbares nous donnent le cas où ces freda devoient être exigés. Dans ceux où les parens ne pouvoient pas prendre de vengeance, ils ne donnent point de fredum : en effet, là où il n’y avoit point de vengeance, il ne pouvoit y avoir de droit de protection contre la vengeance. Ainsi, dans la loi des Lombards[2], si quelqu’un tuoit par hasard un homme libre, il payoit la valeur de l’homme mort, sans le fredum ; parce que, l’ayant tué involontairement, ce n’étoit pas le cas où les parens eussent un droit de vengeance. Ainsi, dans la loi des Ripuaires[3], quand un homme étoit tué par un morceau de bois ou un ouvrage fait de main d’homme, l’ouvrage ou le bois étoient censés coupables, & les parens les prenoient pour leur usage, sans pouvoir exiger de fredum.

De même, quand une bête avoit tué un homme, la même loi[4] établissoit une composition sans le fredum, parce que les parens du mort n’étoient pas offensés.

Enfin, par la loi salique[5], un enfant qui avoit commis quelque faute avant l’âge de douze ans, payoit la composition sans le fredum : comme il ne pouvoit porter encore les armes, il n’étoit point dans le cas où la partie lésée ou ses parens pussent demander la vengeance.

C’étoit le coupable qui payoit le fredum, pour la paix & la sécurité que les excès qu’il avoit commis lui avoient fait perdre, & qu’il pouvoit recouvrer par la protection : mais un enfant ne perdoit point cette sécurité : il n’étoit point un homme, & ne pouvoit être mis hors de la société des hommes.

Ce fredum étoit un droit local pour celui qui jugeoit dans le territoire[6].

La loi des Ripuaires[7] lui défendoit pourtant de l’exiger lui-même ; elle vouloit que la partie qui avoit obtenu gain de cause, le reçût & le portât au fisc, pour que la paix, dit la loi, fût éternelle entre les Ripuaires.

La grandeur du fredum se proportionna à la grandeur de la[8] protection : ainsi le fredum pour la protection du roi fut plus grand que celui accordé pour la protection du comte & des autres juges.

Je vois déjà naître la justice des seigneurs. Les fiefs comprenoient de grands territoires, comme il paroît par une infinité de monumens. J’ai déjà prouvé que les rois ne levoient rien sur les terres qui étoient du partage des Francs ; encore moins pouvoient-ils se réserver des droits sur les fiefs. Ceux qui les obtinrent eurent à cet égard la jouissance la plus étendue ; ils en tirerent tous les fruits & tous les émolumens : & comme un des plus considérables[9] étoient les profits judiciaires (freda) que l’on recevoit par les usages des Francs, il suivoit que celui qui avoit le fief avoit aussi la justice qui ne s’exerçoit que par des compositions aux parens, & des profits au seigneur ; elle n’étoit autre chose que de faire payer les compositions de la loi, & celui d’exiger les amendes de la loi.

On voit, par les formules qui portent la confirmation ou la translation à perpétuité d’un fief en faveur d’un leude[10] ou fidele, ou des privileges des fiefs en faveur des églises[11], que les fiefs avoient ce droit. Cela paroît encore par une infinité de chartres[12] qui contiennent une défense aux juges ou officiers du roi d’entrer dans le territoire, pour y exercer quelqu’acte de justice que ce fût, & y exiger quelqu’émolument de justice que ce fût. Dès que les juges royaux ne pouvoient plus rien exiger dans un district, ils n’entroient plus dans ce district ; & ceux à qui restoit ce district y faisoient les fonctions que ceux-là y avoient faites.

Il est défendu aux juges royaux d’obliger les parties de donner des cautions pour comparoître devant eux : c’étoit donc à celui qui recevoit le territoire à les exiger. Il est dit que les envoyés du roi ne pourroient plus demander de logement ; en effet, ils n’y avoient plus aucune fonction.

La justice fut donc, dans les fiefs anciens & dans les fiefs nouveaux, un droit inhérent au fief même, un droit lucratif qui en faisoit partie. C’est pour cela que, dans tous les temps, elle a été regardée ainsi ; d’où est né ce principe, que les justices sont patrimoniales en France.

Quelques-uns ont cru que les justices tiroient leur origine des affranchissemens que les rois & les seigneurs firent de leurs serfs. Mais les nations Germaines, & celles qui en sont descendues, ne sont par les seules qui ayent affranchi des esclaves, & ce sont les seules qui ayent établi des justices patrimoniales. D’ailleurs, les formules de Marculfe[13] nous font voir des hommes libres dépendans de ces justices dans les premiers temps : les serfs ont donc été justiciables, parce qu’ils se sont trouvés dans le territoire ; & ils n’ont pas donné l’origine aux fiefs, pour avoir été englobés dans le fief.

D’autres gens ont pris une voie plus courte : Les seigneurs ont usurpé les justices, ont-ils dit ; & tout a été dit. Mais n’y a-t-il eu sur la terre que les peuples descendus de la Germanie, qui ayent usurpé les droits des princes ? L’histoire nous apprend assez que d’autres peuples ont fait des entreprises sur leurs souverains ; mais on n’en voit pas naître ce que l’on a appellé les justices des seigneurs. C’étoit donc dans le fond des usages & des coutumes des Germains qu’il en falloit chercher l’origine.

Je prie de voir, dans Loyseau[14], quelle est la maniere dont il suppose que les seigneurs procéderent pour former & usurper leurs diverses justices. Il faudroit qu’ils eussent été les gens du monde les plus rafinés, & qu’ils eussent volé, non pas comme les guerriers pillent, mais comme des juges de village & des procureurs se volent entr’eux. Il faudroit dire que ces guerriers, dans toutes les provinces particulieres du royaume & dans tant de royaumes, auroient fait un systême général de politique. Loyseau les fait raisonner comme, dans son cabinet, il raisonnoit lui-même.

Je le dirai encore : si la justice n’étoit point une dépendance du fief, pourquoi voit-on par-tout[15] que le service du fief étoit de servir le roi ou le seigneur, & dans leurs cours & dans leurs guerres ?


  1. Lorsque la loi ne le fixoit pas, il étoit ordinairement le tiers de ce qu’on donnoit pour la composition, comme il paroît dans la loi des Ripuaires, ch. lxxxix, qui est expliquée par le troisieme capitulaire de l’an 813, édit. de Baluze, tome I, page 512.
  2. Liv. I, tit. 9, §. 17, édit. de Lindembrock.
  3. Tit. 70.
  4. Tit. 46. Voyez aussi la loi des Lombards, liv. I, ch. xxi, §. 3, édit. de Lindembrock : si cabalus cum pede, &c.
  5. Tit. 28, §. 6.
  6. Comme il paroît par le décret de Clotaire II, de l’an 595. Fredus tamen judicis in cujus pago est, reservetur.
  7. Tit. 89.
  8. Capitulare incerti anni, ch. lvii, dans Baluze¸tome I, page 515. Et il faut remarquer que ce qu’on appelle fredum ou faida, dans les monumens de la premiere race, s’appelle bannum dans ceux de la seconde, comme il paroît par le capitulaire de partibus Saxoniæ, de l’an 789.
  9. Voyez le capitulaire de Charlemagne, de Villis, où il met ces freda au nombre des grands revenus de ce qu’on appelloit villæ ou domaines du roi.
  10. Voyez la formule 3, 4 & 17, livre I, de Marculse.
  11. Ibid. Formule 2, 3 & 4.
  12. Voyez les recueils de ces chartres, sur-tout celui qui est à la fin du cinquieme volume des historiens de France des PP. Bénédictins.
  13. Voyez la 3, 4 & 14 du liv. I ; & la chartre de Charlemagne¸de l’an 771, dans Martenne, tome I. Anecdot. collect. II. Præcipientes jubemus ut ullus judex publicus… homines ipsius ecclesiæ & monasterio ipsius Morbacensis tàm ingenuos quàm & servos, & qui super eorum terras manere, &c.
  14. Traité des justices de village.
  15. Voyez M. du Cange au mot hominium.