Esprit des lois (1777)/L30/C22

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CHAPITRE XXII.

Que les justices étoient établies avant la fin de la seconde race.


On a dit que ce fut dans le désordre de la seconde race, que les vassaux s’attribuerent la justice dans leurs fiscs : on a mieux aimé faire une proposition générale, que de l’examiner : il a été plus facile de dire que les vassaux ne possédoient pas, que de découvrir comment ils possédoient. Mais les justices ne doivent point leur origine aux usurpations ; elles dérivent du premier établissement, & non pas de sa corruption.

« Celui qui tue un homme libre, est-il dit dans la loi des Bavarois[1], payera la composition à ses parens, s’il en a ; &, s’il n’en a point, il la payera au duc, ou à celui à quoi il s’étoit recommandé pendant sa vie. » On fait ce que c’étoit que se recommander pour un bénéfice.

« Celui à qui on a enlevé son esclave, dit la loi des Allemands[2], ira au prince auquel est soumis le ravisseur, afin qu’il en puisse obtenir la composition.

« Si un centenier, est-il dit dans le décret de Childebert[3], trouve un voleur dans une autre centaine que la sienne ou dans les limites de nos fideles, & qu’il ne l’en chasse pas, il représentera le voleur ou se purgera par serment. » Il y avoit donc de la différence entre le territoire des centeniers & celui des fideles.

Ce décret de Childebert explique la constitution de Clotaire[4] de la même année, qui, donnée pour le même cas & sur le même fait, ne differe que dans les termes ; la constitution appellant in truste, ce que le décret appelle in terminis fidelium nostrorum. Messieurs Bignon & du Cange[5], qui ont cru que in truste signifioit le domaine d’une autre roi, n’ont pas bien rencontré.

Dans une constitution de Pépin[6], roi d’Italie, faite tant pour les Francs que pour les Lombards, ce prince, après avoir imposé des peines aux comtes & autres officiers royaux qui prévariquent dans l’exercice de la justice, ou qui different de la rendre, ordonne[7] que, s’il arrive qu’un Franc ou un Lombard ayant un fief ne veuille pas rendre la justice, le juge dans le district duquel il sera, suspendra l’exercice de son fief ; & que, dans cet intervalle, lui ou son envoyé rendront la justice.

Un capitulaire de Charlemagne[8] prouve que les rois ne levoient point par-tout les freda. Un autre du même prince[9] nous fait voir les regles féodales & la cour féodale déjà établies. Un autre de Louis le débonnaire veut que, lorsque celui qui a un fief ne rend pas la justice[10], ou empêche qu’on ne la rende, on vive à discrétion dans sa maison, jusqu’à ce que la justice soit rendue. Je citerai encore deux capitulaires de Charles le chauve, l’un[11] de l’an 861, où l’on voit des juridictions particulieres établies, des juges & des officiers sous eux ; l’autre[12] de l’an 864, où il fait la distinction de ses propres seigneuries d’avec celles des particuliers.

On n’a point de concessions originaires des fiefs, parce qu’ils furent établis par le partage qu’on sait avoir été fait entre les vainqueurs. On ne peut donc pas prouver par des contrats originaires, que les justices, dans les commencemens, aient été attachées au fiefs : mais si, dans les formules des confirmations, ou des translations à perpétuité de ces fiefs, on trouve, comme on a dit, que la justice y étoit établie, il falloit bien que ce droit de justice fût de la nature du fief & une de ses principales prérogatives.

Nous avons un plus grand nombre de monumens qui établissent la justice patrimoniale des églises dans leur territoire, que nous n’en avons pour prouver celle des bénéfices ou fiefs des leudes ou fideles, par deux raisons. La premiere, que la plupart des monumens qui nous restent ont été conservés ou recueillis par les moines, pour l’utilité de leurs monasteres : la seconde, que le patrimoine des églises ayant été formé par des concessions particulieres, & une espece de dérogation à l’ordre établi, il falloit des chartres pour cela ; au lieu que les concessions faites aux leudes étant des conséquences de l’ordre politique, on n’avoit pas besoin d’avoir, & encore moins de conserver une chartre particuliere. Souvent même les rois se contentoient de faire une simple tradition par le sceptre, comme il paroît par la vie de S. Maur.

Mais la troisieme formule[13] de Marculfe nous prouve assez que le privilege d’immunité, & par conséquent celui de la justice, étoient communs aux ecclésiastiques & aux séculiers, puisqu’elle est faite pour les uns & pour les autres. Il en est de même de la constitution de Clotaire II.[14]


  1. Tit. 3, ch. xiii, édit. de Lindembrock.
  2. Tit. 85.
  3. De l’an 595, art. 11 & 12, édit. des capitulaires de Baluze, pag. 19. Pari conditione convenit ut si una centena in aliâ centenâ vestigium secuta suerit & invenerit, vel in quibuscumque fidelium nostrorum terminis vestigium miserit, & ipsum in aliam centenam minimè expellere potuerit, aut convictus reddat latronem, &c.
  4. Si vestigiis comprobatur latronis, tamen præsentiæ nihil loagè mulctando ; aut si persequens latronem suum comprehenderit, integram sibi compositionem accipiat. Quod si in truste invenitur, medietatem compositionis trustis adquirat, & capitale exigat à latrone, art. 2, 3.
  5. Voyez le glossaire, au mot trustis.
  6. Insérée dans la loi des Lombards, liv. II, tit. 52, §. 14. C’est le capitulaire de l’an 793, dans Baluze, page 544, art. 10.
  7. Et si forsitan Francus aut Langobardus habens beneficium justitiam facere noluerit, ilie judex in cujus ministerio suerit, contradicat illi beneficium suum, interim dùm ipse aut missus ejus justitiam faciat. Voyez encore la même loi des Lombards, liv. II, tit. 52, §. 2, qui se rapporter au capitulaire de Charlemagne, de l’an 779, art. 21.
  8. Le troisieme de l’an 812, art. 10.
  9. Second capitulaire de l’an 813, art. 14 & 20, page 509.
  10. Capitulare quintum, anni 819, art. 23, édit. de Baluze, page 617. Ut ubicumque missi, aut episcopum, aut abbatem, aut alium quemlibery honore præditum invenerint, qui justitiam facere noluit vel prohibuit, de ipsius rebus vivant quandiù in co loco justitias facere debent.
  11. Edictum in Carifiaco, dans Baluze, tome II, page 152. Unusquisque advocatus pro omnibus de suâ advocatione… in convenientia ut cùm ministerialibus de suâ advocatione quos invenerit contrà hunc banum nostrum fecisse… castiget.
  12. Edictum Pistense, art. 18, édit. de Baluze, tome II, page 181. Si in fiscum nostrum, vel in quam cumque immunitatem, aut alicujus potentis potestatem vel proprietatem confugerit, &c.
  13. Liv. I. Maximum regni nostri augere credimus monimentum, si beneficia opportuna locis ecclesiarum, aut cui volueris dicere, bonivolâ deliberatione concedimus
  14. Je l’ai citée dans le chapitre précédent : Episcopi vel potentes.