Esprit des lois (1777)/L30/C24

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CHAPITRE XXIV.

Continuation du même sujet. Réflexion sur le fond du systême.


Monsieur l’abbé Dubos veut ôter toute espece d’idée que les Francs soient entrés dans les Gaules en conquérans : selon lui, nos rois, appellés par les peuples, n’ont fait que se mettre à la place, & succéder aux droits des empereurs Romains.

Cette prétention ne peut pas s’appliquer au temps où Clovis, entrant dans les Gaules, saccagea & prit les villes ; elle ne peut pas s’appliquer non plus au temps où il défit Syagrius, officier Romain, & conquit le pays qu’il tenoit : elle ne peut donc se rapporter qu’à celui où Clovis, devenu maître d’une grande partie des Gaules par la violence, auroit été appellé, par le choix & l’amour des peuples, à la domination du reste du pays. Et il ne suffit pas que Clovis ait été reçu, il faut qu’il ait été appellé ; il faut que M. l’abbé Dubos prouve que les peuples ont mieux aimé vivre sous la domination de Clovis, que de vivre sous la domination des Romains, ou sous leurs propres lois. Or les Romains de cette partie des Gaules qui n’avoit point encore été envahie par les barbares, étoient, selon M. l’abbé Dubos, de deux sortes ; les uns étoient de la confédération Armorique, & avoient chassé les officiers de l’empereur, pour se défendre eux-mêmes contre les barbares, & se gouverner par leurs propres lois ; les autres obéissoient aux officiers Romains. Or M. l’abbé Dubos prouve-t-il que les Romains qui étoient encore soumis à l’empire, ayent appellé Clovis ? point du tout. Prouve-t-il que la république des Armoriques ait appellé Clovis, & fait même quelque traité avec lui ? point du tout encore. Bien loin qu’il puisse nous dire quelle fut la destinée de cette république, il n’en sauroit pas même montrer l’existence ; & quoiqu’il la suive depuis le temps d’Honorius jusqu’à la conquête de Clovis, quoiqu’il y rapporte avec un art admirable tous les événemens de ces temps-là, elle est restée invisible dans les auteurs. Car il y a bien de la différence entre prouver, par un passage de Zozime[1], que, sous l’empire d’Honorius, la contrée Armorique[2] & les autres provinces des Gaules se révolterent & formerent une espece de république ; & faire voir que, malgré les diverses pacifications des Gaules, les Armoriques formerent toujours une république particuliere, qui subsista jusqu’à la conquête de Clovis. Cependant il auroit besoin, pour établir son systême, de preuves bien fortes & bien précises. Car, quand on voit un conquérant entrer dans un état, & en soumettre une grande partie par la force & par la violence ; & qu’on voit quelque temps après l’état entier soumis, sans que l’histoire dise comment il l’a été ; on a un très-juste sujet de croire que l’affaire a fini comme elle a commencé.

Ce point une fois manqué, il est aisé de voir que tout le systême de M. l’abbé Dubos croule de fond en comble ; & toutes les fois qu’il tirera quelques conséquences de ce principe, que les Gaules n’ont pas été conquises par les Francs, mais que le Francs ont été appellés par les Romains, on pourra toujours la lui nier.

M. l’abbé Dubos prouve son principe par les dignités Romaines dont Clovis fut revêtu ; il veut que Clovis ait succédé à Childéric son pere dans l’emploi de maître de la milice. Mais ces deux charges sont purement de sa création. La lettre de Saint Remy à Clovis, sur laquelle il se fonde[3], n’est qu’une félicitation sur son avénement à la couronne. Quand l’objet d’un écrit est connu, pourquoi lui en donner un qui ne l’est pas ?

Clovis, sur la fin de son regne, fut fait consul par l’empereur Anastase : mais quel droit pouvoit lui donner une autorité simplement annale ? Il y a apparence, dit M. l’abbé Dubos, que, dans le même diplôme, l’empereur Anastase fit Clovis proconsul. Et moi, je dirai qu’il y a apparence qu’il ne le fit pas. Sur un fait qui n’est fondé sur rien, l’autorité de celui qui le nie est égale à l’autorité de celui qui l’allegue. J’ai même une raison pour cela. Grégoire de Tours, qui parle du consulat, ne dit rien du proconsulat. Ce proconsulat n’auroit été même que d’environ six mois. Clovis mourut un an & demi après avoir été fait consul ; il n’est pas possible de faire du proconsulat une charge héréditaire. Enfin, quand le consulat, & si l’on veut le proconsulat, lui furent donnés, il étoit déjà le maître de la monarchie, & tous ses droits étoient établis.

La seconde preuve que M. l’abbé Dubos allegue, c’est la cession faite par l’empereur Justinien, aux enfans & aux petits-enfans de Clovis, de tous les droits de l’empire sur les Gaules. J’aurois bien des choses à dire sur cette cession. On peut juger de l’importance que les rois des Francs y mirent, par la maniere dont ils en exécuterent les conditions. D’ailleurs, les rois des Francs étoient maîtres des Gaules ; ils étoient souverains paisibles : Justinien n’y possédoit pas un pouce de terre ; l’empire d’occident étoit détruit depuis long-temps ; & l’empereur d’orient n’avoit de droit sur les Gaules, que comme représentant l’empereur d’occident ; c’étoient des droits sur des droits. La monarchie des Francs étoit déjà fondée ; le règlement de leur établissement étoit fait ; les droits réciproques des personnes, & des diverses nations qui vivoient dans la monarchie, étoient convenus ; les lois de chaque nation étoient données, & même rédigées par écrit. Que faisoit cette cession étrangere à un établissement déjà formé ?

Que veut dire M. l’abbé Dubos avec les déclamations de tous ces évêques, qui dans le désordre, la confusion, la chute totale de l’état, les ravages de la conquête, cherchent à flatter le vainqueur ? Que suppose la flatterie, que la foiblesse de celui qui est obligé de flatter ? Que prouve la rhétorique & la poésie, que l’emploi même de ces arts ? Qui ne seroit étonné de voir Grégoire de Tours, qui, après avoir parlé des assassinats de Clovis, dit que cependant Dieu prosternoit tous les jours ses ennemis, parce qu’il marchoit dans ses voies ? Qui peut douter que le clergé n’ait été bien aise de la conversion de Clovis, & qu’il n’en ait même tiré de grands avantages ? Mais qui peut douter, en même temps, que les peuples n’ayent essuyé tous les malheurs de la conquête, & que le gouvernement Romain n’ait cédé au gouvernement Germanique ? Les Francs n’ont point voulu, & n’ont pas même pu tout changer ; & même peu de vainqueurs ont eu cette manie. Mais, pour que toutes les conséquences de M. l’abbé Dubos fussent vraies, il auroit fallu que non-seulement ils n’eussent rien changé chez les Romains, mais encore qu’ils se fussent changés eux-mêmes.

Je m’engagerois bien, en suivant la méthode de M. l’abbé Dubos, à prouver de même que les Grecs ne conquirent pas la Perse. D’abord, je parlerois des traités que quelques-unes de leurs villes firent avec les Perses : je parlerois des Grecs qui furent à la solde des Perses, comme les Francs furent à la solde des Romains. Que si Alexandre entra dans le pays des Perses, assiégea, prit & détruisit la ville de Tyr, c’étoit une affaire particuliere comme celle de Syagrius. Mais, voyez comment le pontife des Juifs vient au-devant de lui : écoutez l’oracle de Jupiter Ammon : ressouvenez-vous comment il avoit été prédit à Gordium : voyez comment toutes les villes courent, pour ainsi dire, au-devant de lui ; comment les satrapes & les grands arrivent en foule. Il s’habille à la maniere des Perses ; c’est la robe consulaire de Clovis. Darius ne lui offrit-il pas la moitié de son royaume ? Darius n’est-il pas assassiné comme un tyran ? La mere & la femme de Darius ne pleurent-elles pas la mort d’Alexandre ? Quinte-Curce, Arrien, Plutarque étoient-ils contemporains d’Alexandre ? L’imprimerie[4] ne nous a-t-elle pas donné des lumieres qui manquoient à ces auteurs ? Voilà l’histoire de l’établissement de la monarchie Françoise dans les Gaules.


  1. Hist. liv. VI.
  2. Titusque tractus Armoricus, aliæque Galliarum provinciæ. Ibid.
  3. Tome II, livre III, chapitre xviii, page 270.
  4. Voyez le discours préliminaire de monsieur l’abbé Dubos.