Esprit des lois (1777)/L31/C1

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LIVRE XXXI.

Théorie des Lois féodales chez les Francs, dans le rapport qu’elles ont avec les révolutions de leur monarchie.




CHAPITRE PREMIER.

Changemens dans les offices & les fiefs.


D’abord les comtes n’étoient envoyés dans leurs districts que pour un an ; bientôt ils acheterent la continuation de leurs offices. On en trouve un exemple dès le regne des petits-enfans de Clovis. Un certain Peonius[1] étoit comte dans la ville d’Auxerre ; il envoya son fils Mummolus porter de l’argent à Gontran, pour être continué dans son emploi ; le fils donna de l’argent pour lui-même, & obtint la place du pere. Les rois avoient déjà commencé à corrompre leurs propres graces.

Quoique, par la loi du royaume, les fiefs fussent amovibles, ils ne se donnoient pourtant, ni ne s’ôtoient d’une maniere capricieuse & arbitraire ; & c’étoient ordinairement une des principales choses qui se traitoient dans les assemblées de la nation. On peut bien penser que la corruption se glissa dans ce point, comme elle s’étoit glissée dans l’autre ; & que l’on continua la possession des fiefs pour de l’argent, comme on continuoit la possession des comtés.

Je ferai voir, dans la suite de ce livre[2], qu’indépendamment des dons que les princes firent pour un temps, il y en eut d’autres qu’ils firent pour toujours. Il arriva que la cour voulut révoquer les dons qui avoient été faits : cela mit un mécontentement général dans la nation, & l’on en vit bientôt naître cette révolution fameuse dans l’histoire de France, dont la premiere époque fut le spectacle étonnant du supplice de Brunehault.

Il paroît d’abord extraordinaire que cette reine, fille, sœur, mere de tant de rois, fameuse encore aujourd’hui par des ouvrages dignes d’un édile ou d’un proconsul Romain, née avec un génie admirable pour les affaires, douée de qualités qui avoient été si long-temps respectées, se soit vue tout-à-coup exposée à des supplices si longs, si honteux, si cruels[3], par un roi[4] dont l’autorité étoit assez mal affermie dans sa nation, si elle n’étoit tombée, par quelque cause particuliere, dans la disgrace de cette nation. Clothaire lui reprocha la mort de dix rois[5] : mais il y en avoit deux qu’il fit lui-même mourir ; la mort de quelques autres fut le crime du sort ou de la méchanceté d’une autre reine ; & une nation qui avoit laissé mourir Frédégonde dans son lit, qui s’étoit même opposée à la punition de ses épouvantables crimes[6], devoit être bien froide sur ceux de Brunehault.

Elle fut mise sur un chameau, & on la promena dans toute l’armée ; marque certaine qu’elle étoit tombée dans la disgrace de cette armée. Frédégaire dit que Protaire[7], favori de Brunehault, prenoit le bien des seigneurs, & en gorgeoit le fisc, qu’il humilioit la noblesse, & que personne ne pouvoit être sûr de garder le poste qu’il avoit. L’armée conjura contre lui, on le poignarda dans sa tente ; & Brunehault, soit par les vengeances[8] quelle tira de cette mort, soit par la poursuite du même plan, devint tous les jours plus odieuse à la nation[9].

Clotaire ambitieux de régner seul, & plein de la plus affreuse vengeance, sûr de périr si les enfans de Brunehault avoient le dessus, entra dans une conjuration contre lui-même ; & soit qu’il fût mal-habile, ou qu’il fût forcé par les circonstances, il se rendit accusateur de Brunehault, & fit faire de cette reine un exemple terrible.

Warnachaire avoit été l’ame de la conjuration contre Brunehaut ; il fut fait maire de Bourgogne ; il exigea[10] de Clotaire qu’il ne seroit jamais déplacé pendant sa vie. Par-là le maire ne put plus être dans le cas où avoient été les seigneurs François ; & cette autorité commença à se rendre indépendante de l’autorité royale.

C’étoit la funeste régence de Brunehault qui avoit sur-tout effarouché la nation. Tandis que les lois subsisterent dans leur force, personne ne put se plaindre de ce qu’on lui ôtoit un fief, puisque la loi ne lui donnoit pas pour toujours : mais quand l’avarice, les mauvaises pratiques, la corruption firent donner des fiefs, on se plaignit de ce qu’on étoit privé par de mauvaises voies des choses que souvent on avoit acquises de même. Peut-être que, si le bien public avoit été le motif de la révocation des dons, on n’auroit rien dit : mais on montroit l’ordre, sans cacher la corruption ; on réclamoit le droit du fisc, pour prodiguer les biens du fisc à sa fantaisie ; les dons ne furent plus la récompense ou l’espérance des services. Brunehault, par un esprit corrompu, voulut corriger les abus de la corruption ancienne. Ses caprices n’étoient point ceux d’un esprit foible : les leudes & les grands officiers se crurent perdus ; ils la perdirent.

Il s’en faut bien que nous ayons tous les actes qui furent passés dans ces temps-là ; & les faiseurs de chroniques, qui savoient à peu près de l’histoire de leur temps ce que les villageois savent aujourd’hui de celle du nôtre, sont très-stériles. Cependant nous avons une constitution de Clotaire, donnée[11] dans le concile de Paris, pour la réformation des abus[12], qui fait voir que ce prince fit cesser les plaintes qui avoient donné lieu à la révolution. D’un côté, il y confirme tous les dons[13] qui avoient été faits ou confirmés par les rois ses prédécesseurs ; & il ordonne[14] de l’autre, que tout ce qui a été ôté à ses leudes ou fideles leur soit rendu.

Ce ne fut pas la seule concession que le roi fit dans ce concile ; il voulut que ce qui avoit été fait contre les privileges des ecclésiastiques fût corrigé[15] : il modéra l’influence de la cour dans les élections aux évêchés[16]. Le roi réforma de même les affaires fiscales : il voulut que tous les nouveaux cens fussent ôtés[17] ; qu’on ne levât[18] aucun droit de passage établi depuis la mort de Gontran, Sigebert & Chilpéric ; c’est-à-dire, qu’il supprimoit tout ce qui avoit été fait pendant les régences de Frédégonde & de Brunehault : il défendit que ses troupeaux[19] fussent menés dans les forêts des particuliers : & nous allons voir tout à l’heure que la réforme fut encore plus générale, & s’étendit aux affaires civiles.


  1. Grégoire de Tours, liv. IV, chap. xlii.
  2. Chap. vii.
  3. Chronique de Frédégaire, chap. xlii.
  4. Clothaire II, fils de Chilperic, & pere de Dagobert.
  5. Chronique de Frédégaire, chap. xlii.
  6. Voyez Grégoire de Tours, liv. VIII, chapitre xxxi.
  7. Sæva illi suit contra personas iniquitas, sisco nimiùm tribuens, de rebus personarum ingeniosè fiscum vellens implere… ut nullus reperiretus qui gradum quam arripuerat potuisset adsumere. Chronique de Frédégaire, ch. xxvii, sur l’an 605.
  8. Ibid. chap. xxviii, sur l’an 607.
  9. Ibid. ch. xli, sur l’an 613. Burgundiæ farones, tàm episcopi quàm cæteri leudes, timentes Brunichildem & odium in eom habentes, consilium intentes, &c.
  10. Chronique de Frédégaire, ch. xlii, sur l’an 613. Sacramento à Clotario accepto ne unquàm vitæ suæ teomporitus degradaretur.
  11. Quelque temps après le supplice de Brunehault, l’an 615. Voyez l’édition des capitulaires de Baluze, p. 21.
  12. Quæ contra rationis ordinem acta vel ordinata sunt, ne inantea, quod avertat divinitas, contingant, disposucrimus, Christo præsule, per hujus edicti tenorem generaliter emendare. In proœmio, ibid. art. 16.
  13. Ibid. art. 16.
  14. Ibid. art. 17.
  15. Et quod per tempora ex hoc prætermissum est vet dehine perpetualiter observetur.
  16. Ità ut episcopo decedente, in loco ipsius qui à metropolitano ordinari debet cum principalibus, à clero & populo eligatur ; & si persona condigna suerit, per ordinationem principis ordinetur ; vel certè si de palatio eligitur, per meritum personæ & doctrinæ irdinetur. Ibid. art. I.
  17. Ut ubicumque census novus impiè additus est, emendetur, art. 8.
  18. Ibid. art. 9.
  19. Ibid. art. 21.