Esprit des lois (1777)/L31/C2

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CHAPITRE II.

Comment le gouvernement civil fut réformé.


On avoit vu jusqu’ici la nation donner des marques d’impatiens & de légéreté sur le choix ou sur la conduite de ses maîtres ; on l’avoit vu régler les différents de ses maîtres entr’eux, & leur imposer la nécessité de la paix. Mais ce qu’on n’avoit pas encore vu, la nation le fit pour lors : elle jeta les yeux sur sa situation actuelle ; elle examina ses lois de sang froid ; elle pourvut à leur insuffisance ; elle arrêta la violence ; elle régla le pouvoir.

Les régences mâles, hardies & insolentes de Frédégonde & de Brunehault, avoient moins étonné cette nation, qu’elles ne l’avoient avertie. Frédégonde avoit défendu ses méchancetés par ses méchancetés mêmes ; elle avoit justifié le poison & les assassinats par le poison & les assassinats ; elle s’étoit conduite de maniere que ses attentats étoient encore plus particuliers que publics. Frédégonde fit plus de maux, Brunehault en fit craindre davantage. Dans cette crise, la nation ne se contenta pas de mettre ordre au gouvernement féodal, elle voulut aussi assurer son gouvernement civil : car celui-ci étoit encore plus corrompu que l’autre ; & cette corruption étoit d’autant plus dangereuse, qu’elle étoit plus ancienne, & tenoit plus en quelque sorte à l’abus des mœurs qu’à l’abus des lois.

L’histoire de Grégoire de Tours, & les autres monumens nous font voir, d’un côté, une nation féroce & barbare ; & de l’autre, des rois qui ne l’étoient pas moins. Ces princes étoient meurtriers, injustes & cruels, parce que toute la nation l’étoit. Si le christianisme parut quelquefois les adoucir, ce ne fut que par les terreurs que le christianisme donne aux coupables : les églises se défendirent contr’eux par les miracles & les prodiges de leurs saints. Les rois n’étoient point sacrileges, parce qu’ils redoutoient les peines des sacrileges : mais d’ailleurs ils commirent, ou par colere, ou de sang froid, toutes sortes de crimes & d’injustices, parce que ces crimes & ces injustices ne leur montroient pas la main de la divinité si présente. Les Francs, comme j’ai dit, souffroient des rois meurtriers, parce qu’ils étoient meurtriers eux-mêmes ; ils n’étoient point frappés des injustices & des rapines de leurs rois, parce qu’ils étoient ravisseurs & injustes comme eux. Il y avoit bien des lois établies ; mais les rois les rendoient inutiles par de certaines lettres, appellées préceptions[1], qui renversoient ces mêmes lois : c’étoient à peu près comme les rescrits des empereurs Romains, soit que les rois eussent pris d’eux cet usage, soit qu’ils l’eussent tiré du fond même de leur naturel. On voit, dans Grégoire de Tours, qu’il faisoient des meurtres de sang-froid, & faisoient mourir des accusés qui n’avoient pas seulement été entendus ; ils donnoient des préceptions[2] pour faire des mariages illicites ; ils en donnoient pour transporter les successions ; ils en donnoient pour ôter le droit des parens ; ils en donnoient pour épouser les religieuses. Ils ne faisoient point, à la vérité, de lois de leur seul mouvement ; mais ils suspendoient la pratique de celles qui étoient faites.

L’édit de Clotaire redressa tous les griefs. Personne[3] ne put plus être condamné sans être entendu ; les parens durent[4] toujours succéder selon l’ordre établi par la loi ; toutes préceptions pour épouser des filles, des veuves ou des religieuses, furent nulles[5], & on punit sévérement ceux qui les obtinrent, & en firent usage. Nous saurions peut-être plus exactement ce qu’il statuoit sur ces préceptions, si l’article 13 de ce décret & les deux suivans n’avoient péri par le temps. Nous n’avons que les premiers mots de cet article 13, qui ordonne que les préceptions seront observées ; ce qui ne peut pas s’entendre de celles qu’il venoit d’abolir par la même loi. Nous avons une autre constitution[6] du même prince, qui se rapporte à son édit, & corrige de même, de point en point, tous les abus des préceptions.

Il est vrai que M. Baluze, trouvant cette constitution sans date, & sans le nom du lieu où elle a été donnée, l’a attribuée à Clotaire I. Elle est de Clotaire II. J’en donnerai trois raisons.

1.o Il y est dit que le roi conservera les immunités[7] accordées aux églises par son pere & son aïeul. Quelles immunités auroit pu accorder aux églises Childéric, aïeul de Clotaire I, lui qui n’étoit pas chrétien, & qui vivoit avant que la monarchie eût été fondée ? Mais si l’on attribue ce décret à Clotaire II, on lui trouvera pour aïeul Clotaire I lui-même, quit fit des dons immenses aux églises, pour expier la mort de son fils Cramne, qu’il avoit fait brûler avec sa femme & ses enfans.

2.o Les abus que cette constitution corrige subsisterent après la mort de Clotaire I, & furent même portés à leur comble pendant la foiblesse du regne de Gontran, la cruauté de celui de Chilpéric, & les détestables régences de Frédégonde & de Brunehault. Or comment la nation auroit-elle pu souffrir des griefs si solennellement proscrits, sans s’être jamais récriée sur le retour continuel de ces griefs ? Comme n’auroit-elle pas fait pour lors ce qu’elle fit lorsque Chilpéric II[8] ayant repris les anciennes violences, elle le pressa[9] d’ordonner que, dans les jugemens, on suivît la loi & les coutumes, comme on faisoit anciennement ?

Enfin, cette constitution faite pour redresser les griefs, ne peut point concerner Clotaire I ; puisqu’il n’y avoit point sous son regne de plaintes dans le royaume à cet égard, & que son autorité y étoit très-affermie, sur-tout dans le temps où l’on place cette constitution ; au lieu qu’elle convient très-bien aux événemens qui arriverent sous le regne de Clotaire II, qui causerent une révolution dans l’état politique du royaume. Il faut éclairer l’histoire par les lois, & les lois par l’histoire.


  1. C’étoient des ordres que le roi envoyoit aux juges, pour faire ou souffrir de certaines choses contre la loi.
  2. Voyez Grégoire de Tours, liv. IV, page 227. L’histoire & les chartres sont pleines de ceci : & l’étendue de ces abus paroît sur-tout dans l’édit de Clotaire II, de l’an 615, donné pour les réformer. Voyez les capitulaires, édition de Baluze, tome I, page 22.
  3. Art. 22.
  4. Ibid. art. 6.
  5. Ibid. art. 18.
  6. Dans l’édition des capitulaires de Baluze, tome I, page 7.
  7. J’ai parlé au livre précédent de ces immunités, qui étoient des concessions de droits de justice, & qui contenoient des défenses aux juges royaux de faire aucune fonction dans le territoire, & étoient équivalentes à l’érection ou concession d’un fief.
  8. Il commença à régner vers l’an 670.
  9. Voyez la vie de S. Léger.