Esprit des lois (1777)/L31/C11
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État de l’Europe du temps de Charles Martel.
Charles Martel, qui entreprit de dépouiller le clergé, se trouva dans les circonstances les plus heureuses : il étoit craint & aimé des gens de guerre, & il travailloit pour eux ; il avoit le prétexte de ses guerres contre les Sarrasins[1] ; quelque haï qu’il fût du clergé, il n’en avoit aucun besoin ; le pape, à qui il étoit nécessaire, lui tendoit les bras : on sait la célebre ambassade[2] que lui envoya Grégoire III. Ces deux puissances furent très-unies, parce qu’elles ne pouvoient se passer l’une de l’autre : le pape avoit besoin des Francs, pour le soutenir contre les Lombards & contre les Grecs : Charles Martel avoit besoin du pape pour humilier les Grecs, embarrasser les Lombards, se rendre plus respectable chez lui[3], & accréditer les titres qu’il avoit, & ceux que lui ou ses enfans pourroient prendre. Il ne pouvoit donc manquer son entreprise.
S. Eucher, Evêque d’Orléans, eut une vision qui étonna les princes. Il faut que je rapporte à ce sujet la lettre[4] que les évêques, assemblés à Rheims, écrivirent à Louis le Germanique, qui étoit entré dans les terres de Charles le Chauve ; parce qu’elle est très-propre à nous faire voir quel étoit, dans ces temps-là, l’état des choses, & la situation des esprits. Ils disent que[5] « S. Eucher ayant été ravi dans le ciel, il vit Charles Martel tourmenté dans l’enfer intérieur, par l’ordre des Saints qui doivent assister avec Jesus-Christ au jugement dernier ; qu’il avoit été condamné à cette peine avant le temps, pour avoir dépouillé les églises de leurs biens, & s’être par-là rendu coupable des péchés de tous ceux qui les avoient dotés ; que le roi Pépin fit tenir à ce sujet un concile ; qu’il fit rendre aux églises tout ce qu’il put retirer des biens ecclésiastiques ; que, comme il n’en put ravoir qu’une partie à cause de ses démêlés avec Vaifre duc d’Aquitaine, il fit faire, en faveur des églises, des lettres précaires du reste[6] ; & régla que les laïques payeroient une dîme des biens qu’ils tenoient des églises, & douze deniers pour chaque maison ; que Charlemagne ne donna point les biens de l’église ; qu’il fit au contraire, un capitulaire par lequel il s’engagea, pour lui & ses successeurs, de ne les donner jamais ; que tout ce qu’ils avancent est écrit ; & que même plusieurs d’entr’elles l’avoient entendu raconter à Louis le débonnaire, pere des deux rois. »
Le règlement du roi Pépin, dont parlent les évêques, fut fait dans le concile tenu à Leptines[7]. L’église y trouvoit cet avantage, que ceux qui avoient reçu de ces biens ne les tenoient plus que d’une maniere précaire ; & que d’ailleurs, elle en recevoit la dîme, & douze deniers pour chaque case qui lui avoit appartenu. Mais c’étoit un remede palliatif, & le mal restoit toujours.
Cela même trouva de la contradiction, & Pépin fut obligé de faire un autre capitulaire[8], où il enjoignit à ceux qui tenoient de ces bénéfices de payer cette dîme & cette redevance, & même d’entretenir les maisons de l’évêché ou du monastere, sous peine de perdre les biens donnés. Charlemagne[9] renouvella les réglemens de Pépin.
Ce que les évêques disent dans la même lettre, que Charlemagne promit, pour lui & ses successeurs, de ne plus partager les biens des églises aux gens de guerre, est conforme au capitulaire de ce prince donné à Aix-la-Chapelle l’an 803, fait pour calmer les terreurs des ecclésiastiques à cet égard : mais les donations déjà faites subsisterent toujours[10]. Les évêques ajoutent, & avec raison, que Louis le débonnaire suivit la conduite de Charlemagne, & ne donna point les biens de l’église aux soldats.
Cependant les anciens abus allerent si loin que, sous les enfans de Louis le débonnaire[11], les laïques établissoient des prêtres dans leurs églises, ou les chassoient, sans le consentement des évêques. Les églises se partageoient entre les héritiers[12] ; &, quand elles étoient tenues d’une maniere indécente, les évêques n’avoient d’autre ressource que d’en retirer les reliques[13].
Le capitulaire[14] de Compiegne établit que l’envoyé du roi pourroit faire la visite de tous les monasteres avec l’évêque, de l’avis & en présence de celui qui le tenoit[15] ; & cette regle générale prouve que l’abus étoit général.
Ce n’est pas qu’on manquât de lois pour la restitution des biens des églises. Le pape ayant reproché aux évêques leur négligence sur le rétablissement des monasteres, ils écrivirent[16] à Charles le chauve, qu’ils n’avoient point été touchés de ce reproche, parce qu’ils n’en étoient pas coupable, & ils l’avertirent de ce qui avoit été promis, résolu & statué dans tant d’assemblées de la nation. Effectivement ils en citent neuf.
On disputoit toujours. Les Normands arriverent, & mirent tout le monde d’accord.
- ↑ Voyez les annales de Metz.
- ↑ Epistolam quoque, decreto Romanorum principum, sibi prædictus, prœsil Gregorius miserat, quòd sese populus Romanus, relicta imperatoris dominatione, ad suam defensionem & invictam clementiam convertere volusset. Annales de Metz sur l’an 741… Eo pacto patrato, ut à partibus imperatoris recederet. Frédégaine.
- ↑ On peut voir dans les auteurs de ces temps-là, l’impression que l’autorité de tant de papes fit sur l’esprit des François. Quoique le roi Pépin eût déjà été couronné par l’archevêque de Mayenne, il regarda l’onction qu’il reçut du pape Etienne comme une chose qui le confirmoit dans tous ses droits.
- ↑ Anno 858, epud Carisiacum, édit. de Baluze, tome II, page 101.
- ↑ Anno 858, apud Carisiacum, édit. de Baluze, tome II, art. 7, page 109.
- ↑ Precaria, quòd precibus utendum conceditur, dit Cujas, dans ses notes sur le livre I des fiefs. Je trouve dans un diplôme du roi Pépin, daté de la troisieme année de son regne, que ce prince n’établit pas le premier ces lettres précaires ; il en cite une faite par le maire Ebroin, & continuée depuis. Voyez le diplôme de ce roi, dans le tome V des historiens de France des Bénédictins, art. 6.
- ↑ L’an 743. Voyez le livre V des capitulaires, art. 3, édit. de Baluze, page 825.
- ↑ Celui de Metz, de l’an 756, art. 4.
- ↑ Voyez son capitulaire de l’an 803, donné à Worms, édit. de Baluze, p. 411, où il regle le contrat précaire ; & celui de Francfort, de l’an 794, page 267, art. 24, sur les réparations des maisons ; & celui de l’an 800, page 330.
- ↑ Comme il paroît par la notre précédente, & par le capitulaire de Pépin, roi d’Italie, où il est dit que le roi donnerait en fief les monasteres à ceux qui se recommanderoient pour des fiefs. Il est ajouté à la loi des Lombards, liv. III, tit. I, §. 30, & aux lois saliques, recueil des lois de Pépin, dans Echard, pag. 195, tit. 26, art. 4.
- ↑ Voyez la constitution de Lothaire I, dans la loi des Lombards, liv. III, loi I, §. 43.
- ↑ Ibid. §. 44.
- ↑ Ibid.
- ↑ Donné la vingt-huitieme année du regne de Charles le chauve, l’an 868, édit. de Baluze, p. 203.
- ↑ Cum concilio & consensu ipsius qui locum retinet.
- ↑ Concilium apud Bonoilum, seizieme année de Charles de chauve, l’an 856, édit. de Baluze, p. 78.