Esprit des lois (1777)/L31/C12

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CHAPITRE XII.

Établissemens des dîmes.


Les réglemens faits sous le roi Pépin avoient plutôt donné à l’église l’espérance d’un soulagement qu’un soulagement effectif : & comme Charles Martel trouva tout le patrimoine public entre les mains des ecclésiastiques, Charlemagne trouva les biens des ecclésiastiques entre les mains des gens de guerre. On ne pouvoit faire restituer à ceux-ci ce qu’on leur avoit donné ; & les circonstances où l’on étoit pour lors rendoient la chose encore plus impraticable qu’elle n’étoit de sa nature. D’un autre côté, le christianisme ne devoit pas périr, faute de ministres[1], de temples & d’instructions.

Cela fit que Charlemagne établit[2] les dîmes, nouveau genre de bien, qui eut cet avantage pour le clergé, qu’étant singuliérement donné à l’église, il fut plus aisé dans la suite d’en reconnoître les usurpations.

On a voulu donner à cet établissement des dates bien plus reculées : mais les autorités que l’on cite, me semblent être des témoins contre ceux qui les alleguent. La constitution[3] de Clotaire dit seulement qu’on ne leveroit point de certaines dîmes[4] sur les biens de l’église : bien loin donc que l’église levât des dîmes dans ces temps-là, toute sa prétention étoit de s’en faire exempter. Le second concile de Mâcon[5], tenu l’an 585, qui ordonne que l’on paye les dîmes, dit, à la vérité, qu’on les avoit payées dans les temps anciens : mais il dit aussi que, de son temps, on ne les payoit plus.

Qui doute qu’avant Charlemagne on n’eût ouvert la bible, & prêché les dons & les offrandes du lévitique ? Mais je dis qu’avant ce prince les dîmes pouvoient être prêchées, mais qu’elles n’étoient point établies.

J’ai dit que les réglemens faits sous le roi Pépin avoient soumis au payement des dîmes, & aux réparations des églises, ceux qui possédoient en fief les biens ecclésiastiques. C’étoit beaucoup d’obliger par une loi, dont on ne pouvoit disputer la justice, les principaux de la nation à donner l’exemple.

Charlemagne fit plus : & on voit, par le capitulaire de Willis[6], qu’il obligea ses propres fonds au payement des dîmes : c’étoit encore un grand exemple.

Mais le bas peuple n’est guere capable d’abandonner ses intérêts par des exemples. Le synode de Francfort[7] lui présenta un motif plus pressant pour payer les dîmes. On y fit un capitulaire, dans lequel il est dit que[8], dans la derniere famine, on avoit trouvé les épis de blé vuides ; qu’ils avoient été dévorés par les démons, & qu’on avoit entendu leurs voix qui reprochoient de n’avoir pas payé la dîme : &, en conséquence, il fut ordonné à tous ceux qui tenoient les biens ecclésiastiques, de payer la dîme ; &, en conséquence encore, on l’ordonna à tous.

Le projet de Charlemagne ne réussit pas d’abord : cette charge parut accablante[9]. Le paiement des dîmes chez les Juifs étoit entré dans le plan de la fondation de leur république : mais ici le payement des dîmes étoit une charge indépendante de celles de l’établissement de la monarchie. On peut voir, dans les dispositions ajoutées à la loi des Lombards[10], la difficulté qu’il y eut à faire recevoir les dîmes par les lois civiles : on peut juger, par les différens canons des conciles, de celle qu’il y eut à les faire recevoir par les lois ecclésiastiques.

Le peuple consentit enfin à payer les dîmes, à condition qu’il pourroit les racheter. La constitution de Louis le débonnaire[11], & celle de l’empereur Lothaire[12] son fils, ne le permirent pas.

Les lois de Charlemagne sur l’établissement des dîmes, étoient l’ouvrage de la nécessité ; la religion seule y eut part, & la superstition n’en eut aucune.

La fameuse division[13] qu’il fit des dîmes en quatre parties, pour la fabrique des églises, pour les pauvres, pour l’évêque, pour les clercs, prouve bien qu’il vouloit donner à l’église cet état fixe & permanent qu’elle avoit perdu.

Son testament[14] fait voir qu’il voulut achever de réparer les maux que Charles Martel son aïeul avoit faits. Il fit trois parties égales de ses biens mobiliers : il voulut que deux de ces parties fussent divisées en vingt-une, pour les vingt-une métropoles de son empire ; chaque partie devoit être subdivisée entre la métropole & les évêchés qui en dépendoient. Il partagea le tiers qui restoir en quatre parties ; il en donna une à ses enfans & ses petits-enfans, une autre fut ajoutée aux deux tiers déjà donnés, les deux autres furent employées en œuvres pies. Il sembloit qu’il regardât le don immense qu’il venoit de faire aux églises, moins comme une action religieuse, que comme une dispensation politique.


  1. Dans les guerres civiles qui s’éleverent du temps de Charles Martel, les biens de l’église de Rheims furent donnés aux laïques. On laissa le clergé subsister comme il pourroit, est-il dit dans la vie de S. Remy Surius, tome I, page 279.
  2. Loi des Lombards, liv. III, tit. 3, §. 1 & 2.
  3. C’est celle dont j’ai tant parlé au chapitre iv ci-dessus, que l’on trouve dans l’édition des capitulaires de Baluze, tome I, art. 11, page 9.
  4. Agraria & pascuaria, vel decimas porcorum, ecclesiæ concedimus, ità ut actor aut decimator in rebus ecclesiæ nullus accedat. Le capitulaire de Charlemagne, de l’an 800, édition de Baluze, p. 336, explique très-bien ce que c’étoit que cette sorte de dîme dont Clotaire exempte l’église ; c’étoit le dixieme des cochons, que l’on mettoit dans les forêts du roi pour engraisser : & Charlemagne veut que ses juges le payent comme les autres, afin de donner l’exemple. On voit que c’étoit un droit seigneurial ou économique.
  5. Canone V, ex tomo I conciliorum antiquorum Galliæ, operâ Jacobi Sirmundi.
  6. Art. 6, édit. de Baluze, p. 332. Il fut donné l’an 800.
  7. Tenu sous Charlemagne, l’an 794.
  8. Experimento enim didicimus in anno quo illo valida fames irrepsit, ebullire vacuas annonas à dæmonibus devoratas, & voces exprobrationis auditas, &c. édit de Baluez, page 267, art. 23.
  9. Voyez entr’autres le capitulaire de Louis le débonnaire, de l’an 829, édit. de Baluze, p. 663, contre ceux qui, dans la vue de ne pas payer la dîme, ne cultivoient point leurs terres ; &, art. 5. Nodis quidem & decimis, unde & genitor noster & nos frequenter in diversis placitis admonitionem fecimus.
  10. Entr’autres, celle de Lothaire, liv. III, tit. 3, chap. 6.
  11. De l’an 829, art. 7. dans Baluze, tome I. page 663.
  12. Loi des Lombards, liv. III, tit. 3. §. 8.
  13. Ibid. §. 4.
  14. C’est une espece de codicille rapporté par Eginhart, & qui est différent du testament même qu’on trouve dans Goldaste & Baluze.