Esprit des lois (1777)/L31/C30

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XXX.

Continuation du même sujet.


Il est dit, dans les livres des fiefs, que, quand l’empereur Conrad[1] partit pour Rome, les fideles qui étoient à son service, lui demanderent de faire une loi pour que les fiefs, qui passoient aux enfans, passassent aussi aux petits-enfans ; & que celui dont le frere étoit mort sans héritiers légitimes, pût succéder au fief qui avoit appartenu à leur pere commun : cela fut accordé.

On y ajoute, & il faut se souvenir que ceux qui parlent vivoient[2] du temps de l’empereur Frédéric I, « que les anciens jurisconsultes[3] avoient toujours tenu que la succession des fiefs en ligne collatérale ne passoit point au-delà des freres germains ; quoique, dans des temps modernes, on l’eût portée jusqu’au septieme degré ; comme, par le droit nouveau, on l’avoit portée en ligne directe jusqu’à l’infini ». C’est ainsi que la loi de Conrad reçut peu à peu des extensions.

Toutes ces choses supposées, la simple lecture de l’histoire de France fera voir que la perpétuité des fiefs s’établit plutôt en France qu’en Allemagne. Lorsque l’empereur Conrad II commença à régner en 1024, les choses se trouverent encore en Allemagne comme elles étoient déjà en France sous le regne de Charles le chauve, qui mourut en 877. Mais en France, depuis le regne de Charles le chauve, il se fit de tels changemens, que Charles le simple se trouva hors d’état de disputer à une maison étrangere ses droits incontestables à l’empire ; & qu’enfin, du temps de Hugues Capet, la maison régnante, dépouillée de tous ses domaines, ne put pas même soutenir la couronne.

La foiblesse d’esprit de Charles le chauve mit en France une égale foiblesse dans l’état. Mais, comme Louis le Germanique son frere, & quelques-uns de ceux qui lui succéderent, eurent de plus grandes qualités, la force de leur état se soutint plus long-temps.

Que dis-je ? Peut-être que l’humeur flegmatique, & si j’ose le dire, l’immutabilité de l’esprit de la nation Allemande, résista plus long-temps que celui de la nation Françoise à cette disposition des choses, qui faisoit que les fiefs, comme par une tendance naturelle, se perpétuoient dans les familles.

J’ajoute que le royaume d’Allemagne ne fut pas dévasté, & pour ainsi dire, anéanti, comme le fut celui de France, par ce genre particulier de guerre que lui firent les Normands & les Sarrasins. Il y avoit moins de richesses en Allemagne, moins de villes à saccager, moins de côtes à parcourir, plus de marais à franchir, plus de forêts à pénétrer. Les Princes, qui ne virent pas à chaque instant l’état prêt à tomber, eurent moins besoin de leurs vassaux, c’est-à-dire, en dépendirent moins. Et il y a apparence que, si les empereurs d’Allemagne n’avoient été obligés de s’aller faire couronner à Rome, & de faire des expéditions continuelles en Italie, les fiefs auroient conservé plus long-temps chez eux leur nature primitive.


  1. Liv. I, des fiefs, tit. i
  2. Cujes l’a très-bien prouvé.
  3. Liv. I, des fiefs, tit. i.