Esprit des lois (1777)/L31/C32

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CHAPITRE XXXII.

Comment la couronne de France passa dans la maison de Hugues Capet.


L’hérédité des fiefs, & l’établissement général des arriere-fiefs, éteignirent le gouvernement politique, & formerent le gouvernement féodal. Au lieu de cette multitude innombrable de vassaux que les rois avoient eus, ils n’en eurent plus que quelques-uns, dont les autres dépendirent. Les rois n’eurent presque plus d’autorité directe : un pouvoir qui devoit passer par tant d’autres pouvoirs, & par de si grands pouvoirs, s’arrêta ou se perdit avant d’arriver à son terme. De si grands vassaux n’obéirent plus ; & ils se servirent même de leurs arriere-vassaux pour ne plus obéir. Les rois, privés de leurs domaines, réduits aux villes de Rheims & de Laon, resterent à leur merci. L’arbre étendit trop loin ses branches, & la tête se sécha. Le royaume se trouva sans domaine, comme est aujourd’hui l’empire. On donna la couronne à un des plus puissans vassaux.

Les Normands ravageoient le royaume : ils venoient sur des especes de radeaux ou de petits bâtimens, entroient par l’embouchure des rivieres, les remontoient, & dévastoient le pays des deux côtés. Les villes d’Orléans & de Paris[1] arrêtoient ces brigands ; & ils ne pouvoient avancer ni sur la Seine, ni sur la Loire. Hugues Capet, qui possédoit ces deux villes, tenoit dans ses mains les deux clefs des malheureux restes du royaume ; on lui déféra une couronne qu’il étoit seul en état de défendre. C’est ainsi que depuis on a donné l’empire à la maison qui tient immobiles les frontieres des Turcs.

L’empire étoit sorti de la maison de Charlemagne, dans le temps que l’hérédité des fiefs ne s’établissoit que comme une condescendance. Elle fut même plus tard[2] en usage chez les Allemands que chez les François : cela fit que l’empire, considéré comme un fief, fut électif. Au contraire, quand la couronne de France sortit de la maison de Charlemagne, les fiefs étoient réellement héréditaires dans ce royaume : la couronne, comme un grand fief, le fut aussi.

Du reste, on a eu grand tort de rejeter sur le moment de cette révolution tous les changemens qui étoient arrivés, ou qui arriverent depuis. Tout se réduisit à deux événemens, la famille régnante changea, & la couronne fut unie à un grand fief.


  1. Voyez le capitulaire de Charles le chauve, de l’an 877, apud Carisiacum, sur l’importance de Paris, de Saint-Denys, & des châteaux sur la Loire, dans ces temps-là.
  2. Voyez ci-dessus le ch. xxx, page 199.