Esprit des lois (1777)/L31/C33

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CHAPITRE XXXIII.

Quelques conséquences de la perpétuité des fiefs.


Il suivit, de la perpétuité des fiefs, que le droit d’aînesse & de primogéniture s’établit parmi les François. On ne le connoissoit point dans la premiere race[1] ; la couronne se partageoit entre les freres, les alleus se divisoient de même ; & les fiefs, amovibles ou à vie, n’étant pas un objet de sucession, ne pouvoient pas être un objet de partage.

Dans la seconde race le titre d’empereur qu’avoit Louis le débonnaire, & dont il honora Lothaire, son fils aîné, lui fit imaginer de donner à ce prince une espece de primauté sur ses cadets.

Les deux rois[2] devoient aller trouver l’empereur chaque année, lui porter des présens, & en recevoir de lui de plus grands ; ils devoient conférer avec lui sur les affaires communes. C’est ce qui donna à Lothaire ces prétentions qui lui réussirent si mal. Quand Agobart[3] écrivit pour ce prince, il allégua la disposition de l’empereur même qui avoit associé Lothaire à l’empire, après que, par trois jours de jeûne & par la célébration des saints sacrifices, par des prieres & des aumônes, Dieu avoit été consulté ; que la nation lui avoit prêté serment, qu’elle ne pouvoit point se parjurer ; qu’il avoit envoyé Lothaire à Rome pour être confirmé par le pape. Il pese sur tout ceci, & non pas sur le droit d’aînesse. Il dit bien que l’empereur avoit désigné un partage aux cadets, & qu’il avoit préféré l’aîné : mais, en disant qu’il avoit préféré l’aîné, c’étoit dire en même-temps qu’il auroit pu préférer les cadets.

Mais, quand les fiefs furent héréditaires, le droit d’aînesse s’établit dans la succession des fiefs ; & par la même raison, dans celle de la couronne, qui étoit le grand fief. La loi ancienne, qui formoit des partages, ne subsista plus : les fiefs étant chargés d’un service, il falloit que le possesseur fût en état de le remplir. On établit un droit de primogéniture ; & la raison de la loi féodale força celle de la loi politique ou civile.

Les fiefs passant aux enfans du possesseur, les seigneurs perdoient la liberté d’en disposer ; & pour s’en dédommager, ils établirent un droit qu’on appella le droit de rachat, dont parlent nos coutumes, qui se paya d’abord en ligne directe ; & qui par usage, ne se paya plus qu’en ligne collatérale.

Bientôt les fiefs purent être transportés aux étrangers, comme un bien patrimonial. Cela fit naître le droit de lods & ventes, établi dans presque tout le royaume. Ces droits furent d’abord arbitraires : mais quand la pratique d’accorder ces permissions devint générale, on le fixa dans chaque contrée.

Le droit de rachat devoit se payer à chaque mutation d’héritier, & se paya même d’abord en ligne directe[4]. La coutume la plus générale l’avoit fixé à une année du revenu. Cela étoit onéreux & incommode au vassal, & affectoit, pour ainsi dire, le fief. Il obtint souvent[5], dans l’acte d’hommage, que le seigneur ne demanderoit plus pour le rachat qu’une certaine somme d’argent, laquelle, par les changemens arrivés aux monnoies, est devenue de nulle importance : ainsi le droit de rachat se trouve aujourd’hui presque réduit à rien, tandis que celui de lods & ventes a subsisté dans toute son étendue. Ce droit-ci ne concernant ni le vassal ni ses héritiers, mais étant un cas fortuit qu’on ne devoit ni prévoir ni attendre, on ne fit point ces sortes de stipulations, & on continua à payer une certaine portion du prix.

Lorsque les fiefs étoient à vie, on ne pouvoit pas donner une partie de son fief, pour le tenir pour toujours en arriere-fief ; il eût été absurde qu’un simple usufruitier eût disposé de la propriété de la chose. Mais lorsqu’ils devinrent perpétuels, cela[6] fut permis, avec de certaines restrictions que mirent les coutumes[7] ; ce qu’on appella se jouer de son fief.

La perpétuité des fiefs ayant fait établir le droit de rachat, les filles purent succéder à un fief, au défaut des mâles. Car le seigneur donnant le fief à la fille, il multiplioit les cas de son droit de rachat, parce que le mari devoit le payer comme la femme[8]. Cette disposition ne pouvoit avoir lieu pour la couronne ; car, comme elle ne relevoit de personne, il ne pouvoit point y avoir de droit de rachat sur elle.

La fille de Guillaume V, comte de Toulouse, ne succéda pas à la comté. Dans la suite, Aliénor succéda à l’Aquitaine, & Mathilde à la Normandie ; & le droit de la succession des filles parut dans ces temps-là si bien établi, que Louis le jeune, après la dissolution de son mariage avec Aliénor, ne fit aucune difficulté de lui rendre la Guyenne. Comme ces deux derniers exemples suivirent de très-près le premier, il faut que la loi générale qui appelloit les femmes à la succession des fiefs, se soit introduite plus tard[9] dans la comté de Toulouse, que dans les autres provinces du royaume.

La constitution de divers royaumes de l’Europe a suivi l’état actuel où étoient les fiefs dans les temps que ces royaumes ont été fondés. Les femmes ne succéderent ni à la couronne de France, ni à l’empire ; parce que, dans l’établissement de ces deux monarchies, les femmes ne pouvoient succéder aux fiefs : mais elles succéderent dans les royaumes dont l’établissement suivit celui de la perpétuité des fiefs, tels que ceux qui furent fondés par les conquêtes des Normands, ceux qui le furent par les conquêtes faites sur les Maures ; d’autres enfin qui, au-delà des limites de l’Allemagne, & dans des temps assez modernes, prirent en quelque façon une seconde naissance par l’établissement du christianisme.

Quand les fiefs étoient amovibles, on les donnoit à des gens qui étoient en état de les servir ; & il n’étoit point question des mineurs. Mais quand ils furent perpétuels[10], les seigneurs prirent le fief jusqu’à la majorité, soit pour augmenter leurs profits, soit pour faire élever le pupille dans l’exercice des armes. C’est ce que nos coutumes appellent la garde-noble, laquelle est fondée sur d’autres principes que ceux de la tutelle, & en est entiérement distincte.

Quand les fiefs étoient à vie, on se recommandoit pour un fief ; & la tradition réelle, qui se faisoit par le sceptre, constatoit le fief, comme fait aujourd’hui l’hommage. Nous ne voyons pas que les comtes, ou même les envoyés du roi, reçussent les hommages dans les provinces ; & cette fonction ne se trouve pas dans les commissions de ces officiers qui nous ont été conservées dans les capitulaires. Ils faisoient bien quelquefois prêter le serment de fidélité[11] à tous les sujets ; mais ce serment étoit si peu un hommage de la nature de ceux qu’on établit depuis, que, dans ces derniers, le serment de fidélité étoit une action jointe à l’hommage[12], qui tantôt suivoit & tantôt précédoit l’hommage, qui n’avoit point lieu dans tous les hommages, qui fut moins solennelle que l’hommage, & en étoit entiérement distincte.

Les comtes & les envoyés du roi faisoient encore, dans les occasions, donner aux vassaux[13] dont la fidélité étoit suspecte une assurance qu’on appelloit firmitas ; mais cette assurance ne pouvoit être un hommage, puisque les rois[14] se la donnoient entr’eux.

Que si l’abbé Suger[15] parle d’une chaire de Dagobert, où, selon le rapport de l’antiquité, les rois de France avoient coutume de recevoir les hommages des seigneurs, il est clair qu’il emploie ici les idées & le langage de son temps.

Lorsque les fiefs passerent aux héritiers, la reconnoissance du vassal, qui n’étoit dans les premiers temps qu’un chose occasionnelle, devint une action réglée : elle fut faites d’une maniere plus éclatante, elle fut remplie de plus de formalités ; parce qu’elle devoit porter la mémoire des devoirs réciproques du seigneur & du vassal dans tous les âges.

Je pourrois croire que les hommages commencerent à s’établir du temps du roi Pépin, qui est le temps où j’ai dit que plusieurs bénéfices furent donnée à perpétuité : mais je le croirois avec précaution, & dans la supposition seule que les auteurs des anciennes annales des Francs[16] n’ayent pas été des ignorans qui, décrivant les cérémonies de l’acte de fidélité que Tassillon, duc de Baviere, fit à Pépin, ayent parlé[17] suivant les usages qu’ils voyoient pratiquer de leur temps.


  1. Voyez la loi salique & la loi des Ripuaires au titre des alleus.
  2. Voyez le capitulaire de l’an 817, qui contient le premier partage que Louis le débonnaire fit entre ses enfans.
  3. Voyez ses deux lettres à ce sujet, dont l’une a pour titre de divisione imperii.
  4. Voyez l’ordonnance de Philippe-Auguste, de l’an 1209, sur les fiefs.
  5. On trouve dans les chartres plusieurs de ces conventions, comme dans le capitulaire de Vendôme, & celui de l’abbaye de S. Cyprien en Poitou, dont M. Galland, page 55, a donné des extraits.
  6. Mais on ne pouvoit pas abréger le fief, c’est-à-dire, en éteindre une portion.
  7. Elles fixerent la portion dont on pouvoit se jouer.
  8. C’est pour cela que le seigneur contraignoit la veuve de se remarier.
  9. La plupart des grandes maisons avoient leurs lois de succession particulieres. Voyez ce que M. de la Thaumassiere nous dit sur les maisons du Berri.
  10. On voit dans le capitulaire de l’année 877, apud Carisiacum, art. 3, édit. de Baluze¸tome II, p. 269, le moment où les rois firent administrer les fiefs, pour les conserver aux mineurs : exemple qui fut suivi par les seigneurs, & donna l’origine à ce que nous appellons la garde-noble.
  11. On en trouve la formule dans le capitulaire II de l’an 802. Voyez aussi celui de l’an 854, art. 13, & autres.
  12. M. Du Cange, au mot hominium, p. 1163, & au mot fidelitas, p. 474, cite les chartres des anciens hommages, où ces différences se trouvent, & grand nombre d’autorités qu’on peut voir. Dans l’hommage, le vassal mettoit sa main dans celle du seigneur, & juroit : le serment de fidélité se faisoit en jurant sur les évangiles. L’hommage se faisoit à genoux ; le serment de fidélité debout. Il n’y avoit que le seigneur qui pût recevoir l’hommage ; mais ses officiers pouvoient prendre le serment de fidélité. Voyez Litleton, sect. 91 & 92. Foi & hommage, c’est fidélité & hommage.
  13. Capitulaire de Charles le chauve, de l’an 860 ; post reditum à Constuentibus, art. 3, édit. de Baluze, page 145.
  14. Ibid. art. I.
  15. Lib. de administratione suâ.
  16. Anno 757, chap. xvii.
  17. Tassillo venit in vassatico se commendans, perm anus sacramenta juravit multa & innumerabilia, reliquiis sanctorum manus imponens, & fidelitatem promisit Pippino. Il sembleroit qu’il y auroit là un hommage & un serment de fidélité. Voyez à la page 212, la note 2.