Esprit des lois (1777)/L4/C6

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CHAPITRE VI.

De quelques institutions des Grecs.


Les anciens Grecs, pénétrés de la nécessité que les peuples qui vivoient sous un gouvernement populaire fussent élevés à la vertu, firent pour l’inspirer des institution singulieres. Quand vous voyez dans la vie de Lycurgue, les lois qu’il donna aux Lacédémoniens, vous croyez lire l’histoire des Sévarambes. Les lois de Crete étoient l’original de celles de Lacédémone ; & celles de Platon en étoient la correction.

Je prie qu’on fasse un peu d’attention à l’étendue de génie qu’il fallut à ces législateurs, pour voir qu’en choquant tous les usages reçus, en confondant toutes les vertus, ils montreroient à l’univers leur sagesse. Lycurgue, mêlant le larcin avec l’esprit de justice, le plus dur esclavage avec l’extrême liberté, les sentimens les plus atroces avec la plus grande modération, donna de la stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes les ressources, les arts, le commerce, l’argent, les murailles : on y a de l’ambition sans espérance d’être mieux : on y a les sentimens naturels ; & on n’y est ni enfant, ni mari, ni pere : la pudeur même est ôtée à la chasteté. C’est par ces chemins que Sparte est menée à la grandeur & à la gloire ; mais avec une telle infaillibilité de ses institutions, qu’on n’obtenoit rien contr’elle en gagnant des batailles, si on ne parvenoit à lui ôter sa police[1].

La Crete & la Laconie furent gouvernées par ces lois. Lacédémone céda la derniere aux Macédoniens, & la Crete[2] fut la derniere proie des Romains. Les Samnites eurent ces mêmes institutions, & elles furent pour ces Romains le sujet de vingt-quatre triomphes[3].

Cet extraordinaire que l’on voyoit dans les institutions de la Grece, nous l’avons vu dans la lie & la corruption de nos temps modernes[4]. Un législateur honnête homme a formé un peuple, où la probité paroît aussi naturelle que la bravoure chez les Spartiates. M. Pen est un véritable Lycurgue ; & quoique le premier ait eu la paix pour objet, comme l’autre a eu la guerre, ils se ressemblent dans la voie singuliere où ils ont mis leur peuple, dans l’ascendant qu’ils ont eu sur des hommes libres, dans les préjugés qu’ils ont vaincus, dans les passions qu’ils ont soumises.

Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime à la Société, qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie : mais il sera toujours beau de gouverner les hommes en les rendant plus heureux[5].

Il est glorieux pour elle d’avoir été la premiere qui ait montré, dans ces contrées, l’idée de la religion jointe à celle de l’humanité. En réparant les dévastations des Espagnols, elle a commencé à guérir une des grandes plaies qu’ait encore reçues le genre humain.

Un sentiment exquis qu’a cette Société pour tout ce qu’elle appelle honneur, son zele pour une religion qui humilie bien plus ceux qui l’écoutent que ceux qui la prêchent, lui ont fait entreprendre de grandes choses, & elle y a réussi. Elle a retiré des bois des peuples dispersés, elle leur a donné une subsistance assurée, elle les a vêtus ; & quand elle n’auroit fait par-là qu’augmenter l’industrie parmi les hommes, elle auroit beaucoup fait.

Ceux qui voudront faire des institutions pareilles, établiront la communauté des biens de la république de Platon, ce respect qu’il demandoit pour les dieux, cette séparation d’avec les étrangers pour la conservation des mœurs, & la cité faisant le commerce & non pas les citoyens ; ils donneront nos arts sans notre luxe, & nos besoins sans nos désirs.

Ils proscriront l’argent, dont l’effet est de grossir la fortune des hommes au-delà des bornes que la nature y avoit mises, d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on avoit amassé de même, de multiplier à l’infini les désirs, & de suppléer à la nature, qui nous avoit donné des moyens très-bornés d’irriter nos passions, & de nous corrompre les uns les autres.

« Les Epidamniens[6] sentant leurs mœurs se corrompre par leur communication avec les barbares, élurent un magistrat pour faire tous les marchés au nom de la cité & pour la cité. » Pour lors le commerce ne corrompt pas la constitution, & la constitution ne prive pas la société des avantages du commerce.


  1. Philopœmen contraignit les Lacédémoniens d’abandonner la maniere de nourrir leurs enfans, sachant bien que sans cela ils auroient toujours une ame grande & le cœur haut. Plutarq vie de Philopœmen. Voyez Tite Live, liv. XXXVIII.
  2. Elle défendit pendant trois ans ses lois & sa liberté. Voyez les liv. XCVIII. XCIX. & C. de Tite-Live, dans l’épiteme de Florus. Elle fit plus de résistance que les plus grands rois.
  3. Florus, liv. I.
  4. In sece Romuli, Cicéron.
  5. Les Indiens du Paraguay ne dépendent point d’un seigneur particulier, ne payent qu’un cinquieme des tributs & ont des armes à feu pour se défendre.
  6. Plutarque, demande des choses Grecques.