Esprit des lois (1777)/L5/C6

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CHAPITRE VI.

Comment les lois doivent entretenir la frugalité dans la démocratie.


Il ne suffit pas, dans une bonne démocratie, que les portions de terres soient égales ; il faut qu’elles soient petites, comme chez les Romains. « À Dieu ne plaise, disoit Curius à ses soldats[1], qu’un citoyen estime peu de terre, ce qui est suffisant pour nourrir un homme. »

Comme l’égalité des fortunes entretient la frugalité, la frugalité maintient l’égalité des fortunes. Ces choses, quoique différentes, sont telles qu’elles ne peuvent subsister l’une sans l’autre ; chacune d’elles est la cause & l’effet ; si l’une se retire de la démocratie, l’autre la suit toujours.

Il est vrai que lorsque la démocratie est fondée sur le commerce, il peut fort bien arriver que des particuliers y ayent de grandes richesses, & que les mœurs n’y soient pas corrompues. C’est que l’esprit de commerce entraine avec soi celui de frugalité, d’économie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d’ordre & de regle. Ainsi tandis que cet esprit subsiste, les richesses qu’il produit n’ont aucun mauvais effet. Le mal arrive, lorsque l’excès des richesses détruit cet esprit de commerce ; on voit tout à coup naître les désordres de l’inégalité, qui ne s’étoient pas encore fait sentir.

Pour maintenir l’esprit de commerce, il faut que les principaux citoyens le fassent eux-mêmes ; que cet esprit regne seul, & ne soit point croisé par un autre ; que toutes les lois le favorisent ; que ces mêmes lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance, pour pouvoir travailler comme les autres ; & chaque citoyen riche dans une telle médiocrité, qu’il ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir.

C’est une très-bonne loi dans une république commerçante, que celle qui donne à tous les enfans une portion égale dans la succession des peres. Il se trouve par-là que, quelque fortune que le pere ait faite, ses enfans, toujours moins riches que lui, sont portés à fuir le luxe, & à travailler comme lui. Je ne parle que des républiques commerçantes ; car pour celles qui ne le sont pas, le législateur a bien d’autres réglemens à faire[2].

Il y avoit dans la Grece deux sortes de républiques. Les unes étoient militaires, comme Lacédémone ; d’autres étoient commerçantes, comme Athenes. Dans les unes, on vouloit que les citoyens fussent oisifs ; dans les autres, on cherchoit à donner de l’amour pour le travail. Solon fit un crime de l’oisiveté, & voulut que chaque citoyen rendît compte de la maniere dont il gagnoit sa vie. En effet, dans une bonne démocratie où l’on ne doit dépenser que pour le nécessaire, chacun doit l’avoir ; car de qui le recevroit-on ?


  1. Ils demandoient une plus grande portion de la terre conquise. Plutarque, œuvres morales, vies des anciens Rois & Capitaines.
  2. On y doit borner beaucoup les dots des femmes.