Esprit des lois (1777)/L6/C4

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CHAPITRE IV.

De la maniere de former les jugemens.


De là suivent les différentes manieres de former les jugemens. Dans les monarchies, les juges prennent la maniere des arbitres ; ils déliberent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient ; on modifie son avis, pour le rendre conforme à celui d’un autre ; les avis les moins nombreux sont rappellés aux deux plus grands. Cela n’est point de la nature de la république. À Rome, & dans les villes Grecques, les juges ne se communiquoient point : chacun donnoit son avis d’une de ces trois manieres, J’absous, je condamne, il ne me paroît pas[1] : c’est que le peuple jugeoit, ou étoit censé juger. Mais le peuple n’est pas jurisconsulte, toutes ces modifications & tempéramens des arbitres ne sont pas pour lui ; il faut lui présenter un seul objet, un fait & un seul fait, & qu’il n’ait qu’à voir s’il doit condamner, absoudre, ou remettre le jugement.

Les Romains, à l’exemple des Grecs, introduisirent des formules d’actions,[2] & établirent la nécessité de diriger chaque affaire par l’action qui lui étoit propre. Cela étoit nécessaire dans leur maniere de juger ; il falloit fixer l’état de la question, pour que le peuple l’eût toujours devant les yeux. Autrement, dans le cours d’une grande affaire, cet état de la question changeroit continuellement, & on ne le reconnoîtroit plus.

De-là il suivoit que les juges, chez les Romains, n’accordoient que la demande précise, sans rien augmenter, diminuer ni modifier. Mais les préteurs imaginerent d’autres formules d’actions qu’on appella de bonne foi[3], où la maniere de prononcer étoit plus dans la disposition du juge. Ceci étoit plus conforme à l’esprit de la monarchie. Aussi les jurisconsultes François disent-ils : En France[4] toutes les actions sont de bonne foi.


  1. Non liquet.
  2. Quas actiones ne populus prout vellet instituerce, certas solemnesque esse voluerunt. Leg. 2. §. 6. digest. de orig. jar.
  3. Dans lesquelles on mettoit ces mots : ex bonâ fide.
  4. On y condamne aux dépens de celui-là même à qui on demande plus qu’il ne doit, s’il n’a offert & consigné ce qu’il doit.