Esquisses contemporaines - Edouard Rod/01

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Esquisses contemporaines - Edouard Rod
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 122-146).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES

ÉDOUARD ROD

I
LE NATURALISTE ET LE NÉO-CHRÉTIEN


« Pour moi, j’admire, j’hésite, et je doute,
et, si j’aime qu’on aime, je ne sais si j’aurai
la force d’aimer... » (Le Sens de la vie,
p. 130-131.)


Je crois très sincèrement qu’il manquerait quelque chose à cette série d’études où j’essaie de définir l’esprit et de caractériser la physionomie morale d’une même génération littéraire, si je n’y faisais pas une place à Edouard Rod. Il n’a pas eu sur le mouvement des idées contemporaines une action décisive, mais il a été un témoin singulièrement averti, impartial et fidèle de son temps. Je ne sais pas d’œuvre où se soient plus complètement et plus curieusement reflétées que dans la sienne les diverses tendances qui, depuis plus d’un quart de siècle, se sont disputé la direction de la pensée française. Ajoutez à cela qu’étant Suisse, apportant parmi nous une éducation, une culture, bref, une « mentalité » assez différente de la nôtre, il n’a pas réagi exactement, comme pouvait le faire un Français de France, contre le milieu où il s’est trouvé placé : il a mis sa note personnelle dans le concert des préoccupations d’aujourd’hui : en se réfractant dans ses livres, les courans d’idées ou de sentimens qui s’entre-croisent à travers notre vie présente ont pris comme une teinte particulière qui les rend plus faciles à démêler et à suivre. Voilà, je pense, plus de raisons qu’il n’en faut, ici surtout, pour justifier ce nouvel essai.


I

Pâle et triste à donner le spleen, maigre comme un séminariste, chevelu comme un barde et regardant la vie avec des yeux désespérés, jugeant tout lamentable et désolant, imprégné de mélancolie allemande, de cette mélancolie rêveuse, poétique, sentimentale des peuples philosophans, dépaysé dans l’existence vive, rieuse, ironique et bataillante de Paris, Edouard Rod, un des familiers d’Emile Zola, erre par les rues avec des airs de désolation.


Tel était, à vingt-cinq ans, au témoignage de Guy de Maupassant[1], le romancier du Sens de la vie. S’il avait, physiquement, un peu changé au cours des années, il avait gardé jusqu’au bout sur toute sa personne cet air de tristesse morne qui frappait si vivement l’auteur de Pierre et Jean, et qu’on retrouve d’ailleurs dans presque tous ses livres. Edouard Rod était un triste : il l’était par nature, avant de l’être par réflexion et par expérience, et, comme il arrive toujours en pareil cas, l’expérience et la réflexion n’allaient pas s’aviser d’infliger un démenti à la nature.

Pour expliquer cette disposition foncière d’esprit et d’âme, il serait assez vain sans doute de faire appel à la « race. » Les Vaudois ne passent pas pour avoir l’humeur particulièrement sombre, et Edouard Rod était de pure race vaudoise. Né le 29 mars 1857, à Nyon, « la jolie ville vaudoise aux vieilles maisons étagées en gradins au bord du Léman[2], » il appartenait à une famille de notaires ruraux jadis assez aisés qu’on trouve installée dans le pays de Vaud dès le dernier quart du XVIe siècle[3]. Son grand-père était « régent, » c’est-à-dire maître d’école. Son père, qui fut « régent » aussi, puis libraire, semble avoir eu une intelligence fort avisée et pratique, et même volontiers sceptique : on nous le donne pour « un esprit fort de petite ville[4]. » Sa mère au contraire, qu’il perdit vers l’âge de dix ans, avait une vive imagination, et le tour de sa sensibilité inclinait à un ardent mysticisme : c’était une âme invinciblement inquiète et triste. Elle faisait partie de la secte austère et farouchement piétiste des darbystes. La maladie, qui vint l’assaillir de très bonne heure, ne fît que renforcer et qu’exaspérer ces tendances natives. On l’envoyait avec son fils, qui lui servait de garde-malade, tantôt dans la riante campagne parmi les paysans des bords du lac, tantôt « là-haut, » au pied du Jura, au sein d’une âpre et sévère nature, « toute chargée de nostalgies. « Dans Au milieu du chemin, l’écrivain nous a laissé quelques pages émues où il évoque le douloureux souvenir de ses lointains tête-à-tête avec le dur paysage, avec une mère paralytique et lentement agonisante : « J’étais un enfant Imaginatif et sensible. Ces spectacles me pénétraient sans que je les comprisse, me façonnant une âme de désir et de nostalgie... Je suis le fils d’un paysage triste et d’une malade : c’est pour cela que je n’ai pas l’âme heureuse[5]... »

Il y avait pourtant quelques bons momens dans cette vie d’enfant délicat, timide, peu bruyant, et que ses camarades trouvaient trop « fille : » c’étaient ceux, d’abord, où il apprenait à lire et à écrire dans l’école de « Mademoiselle Annette, » cette délicieuse créature dont il a tracé un si joli et si vivant portrait : c’étaient ceux ensuite où, dans la demeure paternelle, sous la surveillance inquiète et peureuse d’une amie de la famille et d’une domestique très maternellement dévouée, il lisait tous les romans qui lui tombaient sous la main. La mort de sa mère, dont il eut toutes les peines du monde à se consoler, l’entrée au collège de Nyon, « ce collège maudit » où, « puni deux fois injustement, brutalisé par ses camarades, il connut des colères impuissantes, l’indignation sans force[6], » le remariage de son père, furent, pour cette sensibilité déjà trop éveillée et trop tendre, une suite d’épreuves et de douloureuses leçons de choses. En même temps, la vocation littéraire naissait. Dès quatorze ans, il écrivait des vers, d’assez pauvres vers, à ce qu’il semble ; mais si l’on songe qu’Edouard Rod a composé des vers toute sa vie, il est intéressant de saisir là, à sa source, cette veine de poésie, et de lyrisme même, qui s’est épanchée plus d’une fois dans les romans de l’auteur du Silence :


Ou bien, fixant rues yeux sur l’étendue immense,
Regardant la forêt, le lac bleu, le ciel noir,
Où, tout en souriant, la pâle lune avance,
Je pense à Dieu, le soir[7].


Le Dieu auquel il pensait alors n’était assurément pas le Dieu des darbystes. Tout jeune, il avait été conduit aux bizarres réunions de la secte, et ce « gavage pieux, » trop contraire aux dispositions très humaines, aimables, conciliantes de sa propre nature, ne lui avait laissé que d’importuns souvenirs. Les darbystes, dans ses romans suisses, n’ont jamais le beau rôle, et ils en ont parfois un odieux. Peu s’en fallut même qu’il n’enveloppât, au moins par momens, — voyez Côte à Côte[8], — dans son antipathie pour le darbysme, le protestantisme lui-même. L’un des biographes les mieux informés et les plus pénétrans d’Edouard Rod, M. Paul Seippel, observe que, dans le canton de Vaud, la Réforme n’a jamais été un fruit naturel du sol, mais une importation bernoise, imposée par la politique et maintenue par la force, et il attribue à cette longue habitude historique le peu de goût qu’a toujours manifesté l’écrivain pour les minorités religieuses dissidentes, pour les hérétiques, quels qu’ils fussent, — un Père Hyacinthe, même un Lamennais, — et sa sympathie pour toutes les religions d’autorité, en particulier pour le catholicisme. On pourrait tout aussi bien expliquer ces tendances par de vieilles hérédités catholiques que l’action toute matérielle, et subie plutôt qu’acceptée, d’une Réforme étrangère n’aurait pu complètement abolir. Quoi qu’il en soit, et sans qu’il y ait eu, semble-t-il, dans son cas, de crise bien douloureuse[9], quelques lectures philosophiques aidant, l’esprit de son père finit par l’emporter en lui sur les croyances maternelles. De son passage à travers le christianisme, il garda, avec la haine de tout sectarisme et de tout pharisaïsme, un respect profond pour les choses de l’âme et de la conscience, un grand besoin et un souci constant de sincérité intérieure et de moralité, une vive intelligence et une curiosité émue, presque attendrie, des manifestations de la vie religieuse, enfin un tour d’esprit volontiers idéaliste ou mystique qui, dégagé de toute préoccupation dogmatique, en toutes choses, dépassait la région des apparences, et s’efforçait d’en saisir l’intime et mystérieuse réalité. Au protestantisme proprement dit, il devait, ce semble, un certain individualisme de pensée et de sentiment, une extrême inquiétude intellectuelle et morale, le besoin de ne s’arrêter nulle part, d’essayer toutes les solutions et tous les systèmes, de pousser ses idées jusqu’à leurs dernières conséquences, pour tout dire, un certain goût de l’aventure dialectique, et même du paradoxe, et, enfin, par-dessus tout cela, un sérieux profond, une gravité d’esprit et d’âme qui perçait jusque sous la grâce et dans l’abandon du sourire.

A l’heure où nous en sommes d’ailleurs, la préoccupation littéraire, dans la pensée d’Edouard Rod, laissait bien loin derrière elle la préoccupation religieuse. Au collège de Lausanne où il entra à l’âge de quinze ans, il scandalisait l’excellent pasteur chargé du catéchisme en lisant effrontément à sa barbe les Châtimens et des romans de Dumas père ; il s’éprenait de Musset ; bref, il se repaissait de littérature romantique. Et au lieu de se passionner comme les étudians, ses camarades du gymnase et de l’Académie, pour des discussions politiques, il écrivait dans quelques journaux locaux, et il ne rêvait rien moins que de « faire un chef-d’œuvre. » Hélas ! pour réaliser cette noble ambition, les bonnes études qu’il avait faites n’étaient point suffisantes. Les Suisses romands qui ont le goût des Lettres sont, pour percer et se faire un nom, plus mal partagés que les Tourangeaux ou les Parisiens : la langue qu’ils parlent, ou qu’ils écrivent, pâteuse, molle, souvent impropre, émaillée d’idiotismes, est bien dénuée de naturelles qualités littéraires. Ils ont besoin, plus que d’autres, d’être initiés aux vrais secrets du style, de savoir distinguer une bonne page d’une médiocre, et de rapprendre, si je puis dire, le vrai français de France. Edouard Rod trouva, pour l’y aider, l’enseignement et les conseils d’un maître fort distingué, M. Georges Renard, — aujourd’hui professeur au Collège de France, — alors professeur à l’Académie de Lausanne, à la suite des événemens de la Commune. A un autre point de vue, il eut la bonne fortune de suivre les cours de Charles Secrétan, ce subtil, original et généreux penseur, dont peut-être n’a-t-il pas subi réellement l’influence, mais qui lui ouvrit certainement de nouveaux horizons, et qui lui a, en tout cas, servi de modèle pour le portrait d’Abraham Naudié.

Cependant, le père du futur romancier, sans s’opposer à la vocation littéraire de son fils, désirait que celui-ci s’armât d’abord d’un solide diplôme. Le jeune étudiant partit compléter ses études en Allemagne. Il avait fait choix d’une thèse sur le Développement de la légende d’Œdipe : ce qu’il y a d’effroyablement tragique dans la destinée du héros grec avait de bonne heure frappé son imagination, et il n’est pas douteux qu’en écrivant son dernier livre, le Glaive et le Bandeau, il ne se soit, et très consciemment, — j’en puis témoigner, — inspiré d’Œdipe-Roi. A Bonn, à Berlin, il suivait des cours universitaires, s’ouvrait à la pensée et à la vie allemande, amassait entre temps des impressions de nature et d’art. Les minuties de l’érudition germanique le rebutaient ; mais il lisait avec ravissement les poètes, les lyriques, Heine surtout ; il découvrait Schopenhauer qui n’eut pas de peine à le convertir au pessimisme, et cela bien avant qu’on ne parlât sérieusement du philosophe en France. Enfin et surtout, il s’enivrait de Wagner. On ne saurait, je crois, s’exagérer, — et M. Seippel l’a très bien vu, — l’influence exercée par cette prodigieuse musique sur la sensibilité, sur l’intelligence et sur l’œuvre d’Edouard Rod. Il disait lui-même qu’il n’aurait su calculer le nombre d’heures de profonde jouissance qu’il devait à Wagner. Ce fut une révélation, une véritable initiation religieuse. A cet art complet qui nous prend par les sens comme par le cœur, par la pensée comme par le rêve, qui s’adresse à l’homme total, et qui semble littéralement « remplir tous nos besoins, » comme eût dit Pascal, il se livra tout entier, et pour ne plus se reprendre. Il a été hanté toute sa vie, — et plus d’un de ses romans en porte la trace, — par le rêve d’art de l’auteur de Parsifal. Sa conception de l’amour, — du douloureux, tragique et adorable amour, — lui vient en droite ligne du drame wagnérien. S’il n’avait pas bu à longs traits, dans la coupe enchantée, le philtre dangereux que lui versait le souverain poète de Tristan, le mélancolique et tendre écrivain de l’Ombre s’étend sur la montagne n’aurait assurément pas été tout ce qu’il a été.

Ce n’était certes pas encore un écrivain de bien grand avenir que le « pauvre petit Vaudois » qui, à vingt et un ans, un matin de septembre 1878, débarquait à Paris de l’express de Bâle, avec la ferme intention de « se vouer à la carrière des Lettres. » Mais s’il était fort ignorant d’une foule de choses, notamment de la littérature française contemporaine, il était laborieux, plein d’une grande bonne volonté et d’un ardent désir d’apprendre. II avait une personnalité déjà intéressante, complexe, où l’inquiète sensibilité maternelle s’unissait à la souple intelligence, au robuste sens pratique hérité de son père : sa candeur et sa timidité ne l’empêchaient pas d’utiliser ses expériences, de saisir au vol les occasions favorables. D’humeur liante, facile, aimable, il attirait vite la sympathie, et sa discrétion, sa bonhomie faisaient qu’on s’attachait volontiers à lui. Il avait enfin un commencement de culture cosmopolite, et, par-dessus tout, une passion pour les Lettres véritablement touchante dans sa naïveté même. Avec tout cela, et un peu de chance, on pouvait réussir : il réussit.


II

Non sans quelque peine tout d’abord. Dans une série d’articles peu connus, et qu’on devrait bien recueillir[10], Edouard Rod a raconté lui-même, avec une verve attendrie et très savoureuse, l’histoire de ses débuts à Paris. Vrai roman d’aventures littéraires que celui-là, et qui évoque mainte figure disparue, tout un coin du Paris d’autrefois. C’est d’abord l’excellent, l’hospitalier, l’obligeant Nadar, qui fut la Providence du débutant, et lui ouvrit bien des portes de journaux, de revues, d’éditeurs. C’est ensuite tout le petit monde qui gravitait autour d’Emile Zola, Huysmans, Maupassant, Hennique, Paul Alexis ; c’est Alphonse Daudet, avec sa conversation étourdissante ; c’est Catulle Mendès, « beau comme un dieu du Nord, » c’est Emile Hennequin, c’est le pauvre Villiers de l’Isle-Adam. Et ce sont d’éphémères revues qui se fondent pour se fermer bien vite, — Magasin de lecture il lustrée, W vue réaliste, Revue littéraire et artistique. Revue contemporaine, et ce sont des collaborations qui s’amorcent à des journaux dont le bon vouloir se lasse, ou dont l’insuccès abrège la vie, la Liberté, l’Événement, le National, le Parlement ; et ce sont de vastes lectures pour découvrir la littérature des trente dernières années, des conversations, des discussions sans fin avec les jeunes confrères, dans les cafés littéraires, dans les brasseries de Montmartre, — au Café de Madrid, à la Grand’ Pinte, — ou sur le boulevard ; et ce sont aussi des écritures de toute sorte pour atteindre un public distrait et insaisissable. Cette vie-là, cette période d’initiation fiévreuse, de tâtonnemens et d’apprentissage devait durer une huitaine d’années : elle n’a pas été perdue pour le développement de l’écrivain.

Une brochure, A propos de « l’Assommoir, » deux recueils de nouvelles, les Allemands à Paris, l’Autopsie du docteur Z., cinq romans, Palmyre Veulard, Côte à Côte, la Chute de miss Topsy, la Femme d’Henri Vanneau, Tatiana Leïlof, voilà ce qui constitue l’œuvre portative d’Edouard Rod durant cette période. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de gens, même en Suisse, qui aient lu d’un bout à l’autre ces sept ou huit volumes, devenus d’ailleurs introuvables, et que l’auteur du Sens de la vie, — je ne puis l’en blâmer, — a comme laissés tomber de son œuvre. Et assurément, ils ne sont pas bons ; mais sont-ils vraiment plus mauvais que la généralité des romans naturalistes que l’on perpétrait vers la même époque ? Ce qu’on peut leur reprocher de plus grave, c’est de manquer de personnalité ; et, s’ils étaient signés, — ne disons pas Zola, Huysmans, ou Maupassant, — mais Paul Alexis ou Léon Hennique, on ne voit pas trop quelle serait la différence. Ils sont tous conçus et exécutés suivant la formule et les procédés de l’école de Médan. Une parfaite vulgarité de sujets et de personnages, des histoires de filles, d’écuyères de cirque, d’actrices ou de ratés ; une conception toute déterministe, assez plate et méprisante de la vie et de la nature humaine[11] ; un pessimisme assez sincère, mais trop absolu pour n’être pas un peu enfantin ; une grande attention prêtée à la description soi-disant exacte des milieux, à la recherche des petits faits réputés vrais et des documens prétendus « humains ; » une brutalité voulue et même une tranquille impudeur d’expression, — plus atténuée d’ailleurs, semble-t-il, chez Rod que chez les autres ; — un certain goût du reportage et une tendance marquée au comique amer, voire à la caricature : on a reconnu les principaux traits communs à tous les romanciers naturalistes groupés autour d’Emile Zola.

C’est vraiment, quand on y songe, une chose bien extraordinaire que l’engouement prolongé d’Edouard Rod pour le grossier, mais puissant auteur de Germinal. Que le futur écrivain du Silence ait débuté dans les lettres par une défense et une apologie de l’Assommoir, c’est bien l’une des méprises les plus surprenantes qu’ait jamais enregistrées l’histoire de la littérature. Elle est du reste bien jeune de pensée et bien pauvrement écrite, cette première brochure où l’on nous décrivait copieusement l’appartement de Zola, sa méthode de travail, sa vie et ses doctrines : « Tout porte à croire, déclarait en terminant le candide néophyte, que le naturalisme triomphera : il a pour lui des écrivains de talent : M. Zola, c’est-à-dire un défenseur qui ne se ménage pas ; toute la jeunesse littéraire, c’est-à-dire l’avenir[12]. »

Ce mot du moins nous indique ce qui avait particulièrement attiré et séduit l’apprenti écrivain dans le programme et les ambitions de « la jeune école. » Les jeunes gens vont d’instinct vers la jeunesse : ils vont aussi vers tout ce qui brille et fait un peu de bruit ; le paradoxe, la violence, même la brutalité ne leur font pas peur, et plus leurs années d’enfance ou d’adolescence ont été comprimées, étroites et grises, plus, par réaction, ils inclinent aux gestes provocateurs et aux allures révolutionnaires. D’autre part, que l’on médise tant qu’on voudra, en littérature comme ailleurs, des écoles et des systèmes, il n’en est pas moins vrai que seules les écoles ont le pouvoir de grouper des bonnes volontés, de leur imprimer une direction commune, de les multiplier les unes par les autres, de changer le goût du public, de lui imposer de nouveaux noms et de nouvelles œuvres. Væ soli ! Il n’est pas mauvais, quand on désire passionnément le succès, et un succès rapide, de se laisser enrégimenter dans une petite armée de combattans résolus, systématiques, et un peu bruyans. Or, vers 1880, sur les débris de presque toutes nos traditions littéraires, seul le naturalisme semblait debout, seul il avait eu l’audace de se constituer à l’état d’école, avec son esthétique, son chef, ses disciples et ses œuvres. Il était inévitable que, tout frais débarqué à Paris, n’ayant pas, à ce qu’il semble, de credo personnel bien arrêté, cherchant sa voie, tout disposé à suivre, à croire et à imiter le premier apôtre venu, en quête surtout d’une initiation littéraire prompte, facile et profitable, Edouard Rod s’enrôlât sous la bannière naturaliste. Ce qu’il y avait dans le naturalisme de contraire à ses habitudes antérieures et à ses dispositions permanentes d’esprit n’était d’ailleurs point pour lui déplaire. On a noté à propos de lui, — c’est M. Firmin Roz, et la remarque est aussi fine qu’elle est juste, — qu’ « il était dans sa nature d’aimer toujours ce qui lui manquait, ce qui était différent de lui, par contraste et dans l’espoir de s’élargir. » Au contact d’Emile Zola, il risquait de ne pas beaucoup s’élargir, mais assurément il pouvait apprendre certaines choses qui ne s’acquièrent pas toujours dans les livres.

Et d’abord, son métier d’écrivain. Les premiers romans d’Edouard Rod ont cet intérêt de nous le montrer en voie d’acquérir progressivement ses moyens d’expression. S’il a presque toujours fort bien « composé, » je ne serais pas étonné qu’il le dût à l’exemple et à la discipline de l’auteur de la Terre, et si cela est, Zola mérite toute l’affectueuse gratitude dont Rod, il faut le dire à son honneur, ne s’est du reste jamais départi à l’égard du romancier de Médan. La composition, il faut le répéter sans trêve, est, après le don d’observation psychologique, la qualité maîtresse du romancier ; elle lui est, certainement, plus nécessaire que le style. Et sur ce dernier article encore, Edouard Rod pouvait profiter et a utilement profité des leçons de Zola[13]. Zola a toute sorte de défauts ; mais il sait construire un roman, et il est un écrivain. Or, nous n’avons pas, puisqu’il les a détruits, les quelques vers que le bon étudiant vaudois apportait, en débarquant à Paris, au fond de sa valise, et il ne nous a pas conservé non plus ce drame de Lucrèce, en trois actes et en prose, qu’il comptait bien faire jouer à la Comédie-Française ; mais il nous suffit de lire les Allemands à Paris, Palmyre Veulard, — comme il a dû se savoir gré de ce nom symbolique ! — ou même Côte à Côte, pour nous rendre compte de tout ce qui manquait, ne disons même pas pour le style, mais pour l’honnête maniement de la langue, au jeune ami de Nadar et du dessinateur italien Bianco. A quoi bon insister, et relever les multiples défaillances de l’ « écriture » de ces premières œuvres ? L’essentiel est que l’initiation ait été fructueuse ; et elle l’a été.

Elle l’a été encore sur un autre point. Par sa nature d’esprit, par son éducation antérieure, Edouard Rod se trouvait mieux préparé à regarder dans sa pensée et dans son âme, à comprendre et à discuter des idées, à analyser des états moraux qu’à peindre des êtres réels, à les voir s’agiter et vivre. A l’école des naturalistes, il a appris à objectiver, à concrétiser son observation ; il a dû ouvrir les yeux au décor mouvant de l’univers ; en un mot, il est devenu, selon le mot célèbre, « un homme pour lequel le monde extérieur existe. » Et je ne sais si cette qualité est absolument nécessaire à un romancier, — car enfin, il y a des romans d’analyse tout intérieure, — mais elle ne saurait pourtant lui nuire ; et si le romancier complet est celui qui voit et décrit aussi bien le dehors que le dedans, les leçons, même paradoxales, même excessives, du groupe de Médan n’ont pas été perdues pour l’auteur, naturellement un peu abstrait, d’Au milieu du chemin. Qu’on en juge par cette page de Tatiana Leilof :


Qu’y a-t-il de plus torturant pour un esprit déjà angoissé que la sensation des réveils de Paris dans les quartiers peuplés et tristes ? Une aurore blafarde tache les toits comme un liquide graisseux. Des volets s’entr’ouvrent, et du trou obscur qu’ils creusent dans les maisons on voit pendre une couverture, un tapis, tandis qu’ici et là des têtes en bonnet ou décoiffées, entourées d’un envolement de cheveux gris, des têtes lasses de servantes usées semblent coupées et suspendues dans des cages d’ombres. Sur un balcon, un serin piaille dans une cage, ou c’est une chatte indifférente qui lisse ses poils. Des bruits montent de la rue, mais assourdis comme si les sons perdaient leur clarté en gravissant des étages à travers une couche d’air trop lourd. Dans ce réveil hâtif, enfiévré déjà, d’une partie du quartier, dans le sommeil persistant de l’autre, derrière des murs gris tout pareils à des murs de caserne, on devine, on respire les fatigues accumulées des nuits commencées trop tard ou interrompues trop tôt. La pureté de l’atmosphère, que les miasmes de la journée n’empoisonnent pas encore, augmente, au lieu de l’atténuer, la lassitude qui pèse sur les toits avec les taches du jour levant. Et bientôt les premiers maraîchers passent en jetant leurs cris monotones qui se traînent avec des accens de mélopée[14].


Voilà, certes, une fort belle page, robuste, colorée, vivante : elle pourrait être signée de Maupassant. Cela est vu, et rendu, à merveille. En sept ans, — Tatiana Leïlof est de 1886, — Edouard Rod a appris à écrire, et à regarder.

Et enfin il a appris aussi peu à peu, sinon à se bien connaître lui-même, tout au moins à prendre conscience de ce pourquoi il n’était pas fait. Et il n’était pas fait pour écrire toute sa vie des romans naturalistes. A force de vivre avec les gens, on finit par s’apercevoir qu’on ne leur ressemble pas. D’autre part, ses insuccès répétés, — ses heureux insuccès, — allaient achever d’éclairer sur sa méprise l’auteur de Palmyre Veulard. Une fois, deux fois, on peut bien accuser son éditeur d’un échec ; sept fois de suite, c’est difficile, et, quand on a un peu de bon sens, mieux vaut s’en prendre à soi-même qu’à son libraire ou au public. Rod était modeste, et il ne manquait pas de bon sens ; il devait vaguement sentir d’ailleurs qu’il y avait en lui quelque chose de différent des autres, une personnalité, peut-être encore embryonnaire, mais qu’il s’agissait de dégager et de développer. Cette personnalité, il ne serait peut-être pas impossible, en cherchant bien, dans ses premiers romans, d’en entrevoir les premiers linéamens. Il semble qu’elle ait assez vivement frappé Maupassant, qui disait de son jeune confrère : « Grandi parmi les protestans, il excelle à peindre leurs mœurs froides, leur sécheresse, leurs croyances étriquées, leurs allures prêcheuses. Comme Ferdinand Fabre racontant les prêtres de campagne, il semble se faire une spécialité de ces dissidens catholiques, et la vision si nette, si humaine, si précise, qu’il en donne dans son dernier livre. Côte à Côte, révèle un romancier nouveau, d’une nature bien personnelle, d’un talent fouilleur et profond. » Il fallait mériter pleinement cet éloge, justifier ce pronostic, que le public ne ratifiait pas encore[15].


III

Le public avait raison : le public n’a pas toujours, il a souvent raison. Sous les traits d’emprunt dont il s’affublait, les lecteurs désintéressés ne distinguaient pas nettement « le romancier nouveau » qu’on leur annonçait. C’est ce dont Rod paraît s’être avisé d’assez bonne heure. Le problème qui se posait à lui, et qui se pose à tous les écrivains, à un moment donné de leur existence, après les tâtonnemens et les inévitables, les nécessaires imitations du début, c’était celui de la conquête de la personnalité. Puisqu’il se sentait, puisqu’on lui reconnaissait une originalité personnelle, il se devait à lui-même et aux autres de la dégager. Mais comment y parvenir ? Pour être soi, il faut tout d’abord se bien connaître. Pour se bien connaître, il faut appréhender son propre moi, sa personnalité morale, ce en quoi elle est elle-même, et non pas celle d’un autre, ce en quoi elle s’oppose à celle des autres. Pour y réussir, il n’y a guère qu’un moyen : il faut se regarder vivre, dans le présent et dans le passé, et comme rien ne concrétise et ne précise les impressions comme l’écriture, il faut se raconter à soi-même la plume à la main. En d’autres termes, il faut écrire son autobiographie psychologique. Et c’est ce qu’Edouard Rod a été amené à faire dans deux romans successifs, la Course à la mort (1885), qui a été commencée et même publiée en pleine période naturaliste[16], et le Sens de la vie (1888).

Sous quelles influences cette évolution s’est-elle produite ? L’écrivain s’en est expliqué dans l’importante Préface d’un roman ultérieur qu’il n’a pas réimprime, les Trois cœurs. La musique de Wagner, le pessimisme de Leopardi, et surtout de Schopenhauer, les préraphaélites et les poètes anglais, les romanciers russes, commentés et éclairés par les révélatrices et profondes études d’Eugène-Melchior de Vogué, enfin les beaux Essais de psychologie contemporaine, de M. Bourget, telles sont, d’après Rod lui-même, les principales œuvres dont l’action secrète l’a progressivement détaché du pur naturalisme. Puis vint la publication du Roman expérimental, d’Emile Zola, qui l’induisit à de nouvelles réflexions : l’expérience, en effet, très différente de l’observation, ne ramène-t-elle pas nécessairement à l’analyse intime ? Et puis, ce furent ses causeries avec Emile Hennequin, qui ruinèrent sa foi juvénile dans la théorie du milieu. De proche en proche, il en venait à concevoir « un roman exclusivement intérieur, se passant dans un cœur : » ce devait être la Course à la mort.

A ces causes toutes livresques, on peut en ajouter quelques autres dont Rod ne parle pas ou qu’il indique à peine. D’abord, des causes non littéraires, que le Sens de la vie nous permet d’entrevoir, et qui peuvent se résumer d’un mot : la vie réelle. Marié, père de famille, au fond peu fait pour la vie de bohème, même littéraire, les outrances et les paradoxes de boulevard ou d’atelier n’étaient pas pour le retenir bien longtemps, et il ne pouvait manquer de reconnaître bien vite qu’il y a plus de choses dans le monde que la philosophie de Zola n’en saurait expliquer. Il allait d’ailleurs être appelé, — en 1886, — à l’Université de Genève pour y enseigner les littératures comparées, et, si libéral qu’on fût à Genève, on aurait pu s’y étonner d’entendre parler un romancier trop naturaliste dans la chaire même de Marc-Monnier : de tous les coins de l’horizon lui venaient donc des conseils d’assagissement. D’autre part, le naturalisme touchait à la fin de sa carrière, et, en attendant que des défections retentissantes pussent autoriser la critique à en proclamer la banqueroute, il était visible que la faveur du public commençait à se retirer de lui ; c’était le mouvement même de la pensée contemporaine, qu’il a toujours été très préoccupé d’observer et de suivre, qui détachait Edouard Rod de l’école de Médan. Et enfin, entre cette école et lui, il était trop visible qu’il y avait une différence profonde, irréductible de nature : la plupart des naturalistes étaient fort inintelligens ; lui, au contraire, était l’intelligence même. Quelles affinités électives pouvait-il bien y avoir entre cet épais, truculent et ignorant Zola, le moins philosophe et le moins psychologue des hommes, et ce fin, souple, curieux et inquiet Vaudois, voué par nature, par éducation, et par tradition aux problèmes de la vie morale, et qu’une culture cosmopolite soigneusement entretenue avait ouvert à toute sorte d’aperçus et de préoccupations ? « Il faut dire, avouait-il, il faut dire qu’il devait se développer en nous des besoins que le naturalisme ne pouvait satisfaire : il était, de son essence, satisfait de lui-même, très limité, matérialiste, curieux des mœurs plus que des caractères, des choses plus que des âmes ; nous étions, — et nous devions le devenir de plus en plus, — des esprits inquiets, épris d’infini, idéalistes, peu attentifs aux mœurs et qui, dans les choses, retrouvions toujours l’homme[17]. »

Donc, il y eut rupture : rupture non bruyante, mais rupture. Mais que faire désormais, et par quoi remplacer le naturalisme ? Edouard Rod proposait, un peu timidement, mais il proposait, pour désigner, sinon l’école, du moins le groupe d’esprits auquel il appartenait le nom, un peu barbare, d’intuitivisme. « Regarder en soi, non pour se connaître, ni pour s’aimer, mais pour connaître et aimer les autres : » voilà l’objet, le but, le commun idéal des nouveaux écrivains. Il devait résulter de ces principes une forme d’art nouvelle que le jeune romancier s’efforçait de définir ; il proscrivait les descriptions, les récits rétrospectifs, les « scènes ; » il voulait « échapper plus complètement à la tyrannie des faits trop concrets et des figures trop précises, afin que leur sens général put se dégager plus facilement ; » bref, il s’agissait de « revenir, sous une forme à trouver, au symbole. »

Ce programme était peut-être un peu vague, et l’on pourrait en discuter les articles ; en tout cas, il était curieux comme expression d’un nouvel état d’esprit, et comme témoignage d’une réaction assez violente contre les tendances et les procédés du naturalisme ; et c’est dans cet esprit nouveau qu’ont été écrits la Course à la mort et le Sens de la vie.

J’insisterai peu sur la Course à la mort, « celui de mes livres qui m’a coûté le plus d’efforts, disait Rod, celui auquel je resterai toujours le plus attaché. » On aime toujours son premier succès, et la Course à la mort avait eu un succès assez vif dans la jeunesse lettrée d’alors, pour que Sarcey s’en alarmât et discutât les tendances pessimistes de l’ouvrage. « L’archiprêtre du bon sens » n’était point pessimiste. L’œuvre d’ailleurs, sans être capitale, était fort intéressante, et, bien qu’elle ait un peu daté, si le sens en était moins obscur, si les conclusions en étaient plus nettes, si le style en avait plus de force et plus d’éclat, elle justifierait peut-être encore aujourd’hui l’intime préférence de l’écrivain. Évidemment, celui-ci a mis beaucoup de lui-même, de son autobiographie morale, et même matérielle, et le fond peut-être de sa philosophie, dans cette sorte d’Oberman moderne, qui n’est pas un roman, — Rod s’en rendait bien compte, — mais bien plutôt un poème en prose, et, sous forme de journal intime, une longue lamentation pessimiste sur la vanité de tout effort humain. S’il y avait bien encore un peu de « littérature » dans tout cela, — on était à l’époque où Schopenhauer avait en France la vogue que Nietzsche a obtenue depuis, — il y avait pourtant autre chose aussi. Dans l’aveu de ce scepticisme douloureux et inquiet, dans cette obsession et cet appétit de la mort où tout va sombrer et s’anéantir, on sentait vibrer la sincérité vécue d’une sombre plainte, et qui, si elle avait trouvé une forme assez puissante, aurait pu être fort belle.


Les plus désespérés sont les chants les plus beaux.


Mais l’ensemble du livre était trop abstrait ; la réalité concrète des faits y était trop rare ; l’analyse des idées ou des sentimens y était trop ténue, ou trop grise et trop monotone ; la mise en œuvre enfin manquait un peu trop d’extériorité. D’un coup, l’écrivain était allé jusqu’au bout de son nouveau principe, et, par goût du symbole, il avait manqué la vie.

L’a-t-il senti ? Et a-t-il voulu renouveler l’expérience dans des conditions meilleures ? Ou bien, encouragé par son premier succès, a-t-il tout simplement persévéré dans la voie qu’il avait ouverte ? Ce qui est sûr, c’est que le Sens de la vie, suite et contre-partie tout à la fois de la Course à la mort, nous offre une réalisation fort remarquable de sa conception nouvelle. Je ne sais si c’est le chef-d’œuvre d’Edouard Rod romancier ; c’est celui, de tous ses romans, que de bons juges préfèrent, et c’est celui aussi qui l’a définitivement classé. Salué à son apparition par un article de M. Jules Lemaître, par un autre d’Edmond Scherer, ce fut le premier vrai et franc succès de l’auteur de Palmyre Veulard, un succès qui s’est soutenu depuis plus de vingt ans[18]. Cette fois, le grand public était atteint.

Pour qu’un livre ait du succès, et un succès qui ne soit pas éphémère, il doit, me semble-t-il, réaliser une double condition : il faut, d’une part, qu’il réponde aux aspirations, aux besoins latens d’une partie au moins du public ; il faut, d’autre part, qu’il exprime une pensée assez générale, assez humaine, qu’il enveloppe, si je puis dire, assez d’éternité dans ses pages, pour que les générations survenantes puissent encore s’y intéresser et s’y reconnaître. Le Sens de la vie, — moitié calcul, moitié hasard, ou inspiration, — remplissait à merveille ces deux conditions. D’abord, il était le livre, l’un des livres que la jeunesse d’alors attendait. Curieuse et pensive jeunesse, plus grave et plus troublée qu’elle ne l’avait été depuis bien des années, — on le verra bien quand on publiera ses correspondances, ses Mémoires, ses journaux intimes ! — passionnément éprise d’action, mais d’action raisonnée et raisonnable, — ah ! oui, comme nous nous interrogions tous alors sur le sens de la vie ! Avec quelle curiosité anxieuse nous prêtions l’oreille à toutes les voix soi-disant révélatrices d’une partie du mystère ! Avec quelle fièvre nous ouvrions les livres nouveaux où l’on essayait de deviner l’énigme qui nous obsédait ! Nous venions de lire le Roman russe et les grandes œuvres qu’il présentait et commentait : un grand souffle de générosité et de pitié avait passé sur nous. Nous aussi, comme l’auteur de la Course à la mort, nous en avions assez du naturalisme, et nous aspirions à une vue plus exacte et plus haute de la nature et de la vie. Comment n’aurions-nous pas été acquis d’avance à une œuvre où se reflétaient toutes nos tendances, et qui agitait la question fondamentale que notre conscience posait à notre raison ?

Question de tous les temps d’ailleurs, question éternelle comme l’humanité pensante, puisque toute philosophie, toute religion se ramène là. Que nous importent les plus subtiles théories de la métaphysique, que nous importent les rites et les pratiques prescrits par les théologiens, si nous ignorons ce que nous sommes venus faire en ce monde, le pourquoi de notre existence, et si rites, théories et pratiques ne sont pas en un étroit rapport avec l’idée même de notre destinée ? Le problème philosophique et moral et religieux par excellence, c’est donc bien celui du sens de la vie, puisque c’est celui de la destinée humaine. En faisant de ce problème le sujet même de son livre, en même temps qu’il était sur d’attirer l’attention de toute une jeunesse particulièrement préoccupée de questions morales, Edouard Rod risquait d’écrire un ouvrage qui fût éternellement d’actualité. S’il y a un livre pascalien dans son œuvre, c’est celui-là.

On en connaît la donnée. Un jeune homme moderne, très moderne, — le héros sans doute de la Course à la mort, — revenu de bien des illusions et détaché de toute croyance positive, rongé par l’esprit d’analyse, en proie au plus noir pessimisme, vient de se marier avec une amie d’enfance. Il tient en quelque sorte au jour le jour le journal de sa pensée et des principaux événemens de sa vie : il se pose constamment le problème du pourquoi de l’existence. Mais la vie réelle le prend dans son engrenage et substitue peu à peu à ses idées négatives d’autrefois des idées plus positives et plus saines. Après le mariage, la paternité : le sentiment paternel s’éveille lentement en lui ; il s’éveille pourtant, aiguisé par le danger mortel qui menace son enfant. Puis, la mort d’une vieille amie, dont la vie a été toute de dévouement et de sacrifice, lui révèle le prix de l’altruisme. Il s’y essaie gauchement à son tour, et sans grand succès. Et il découvre enfin que cet altruisme même manque de base, et que seule la religion peut lui en fournir une.


Cependant, la foule s’écoulait aux grondemens de l’orgue déchaîné en alleluia magnifique. L’église vide semblait un monde, et ses voûtes étaient comme un ciel infini. Quelques fidèles allaient s’agenouiller dans les confessionnaux et l’on voyait glisser des ombres blanches de prêtres. Je m’attardais à chercher Dieu au pied des piliers de la maison, je rêvais d’orienter ma route vers le port accessible à tous les navires, je songeais à l’acte de volonté qu’il s’agit d’accomplir pour qu’aussitôt la proue fende les flots dans la direction vraie. Il fallait seulement chasser les derniers doutes, il fallait substituer à mon cantique impie quelqu’une de ces humbles prières que la Foi murmure de ses lèvres d’enfant. Je sentais l’heure décisive, comme celle où Paul fut frappé sur le chemin de Damas, et dans un double effort pour faire jaillir de ma mémoire les formules perdues et pour secouer de ma pensée le joug de l’esprit qui nie, je me misa murmurer — des lèvres, hélas ! des lèvres seulement : Notre père qui êtes aux cieux !... »


Ce devait être là, on se le rappelle, une année plus tard, la conclusion aussi du Disciple de M. Bourget :


Les mots de la seule oraison qu’il se rappelât de sa lointaine enfance : « Notre Père qui êtes aux cieux... » lui revenaient au cœur. Certes, il ne les prononçait pas. Peut-être ne les prononcerait-il jamais...


Ce que le Disciple a été dans l’œuvre de M. Bourget, le Sens de la vie l’a été aussi dans l’œuvre d’Edouard Rod. Seulement, M. Bourget est allé plus loin dans l’affirmation que le philosophe Adrien Sixte. Edouard Rod, lui, n’a jamais dépassé l’état d’esprit final du héros du Sens de la vie, — si même il n’est pas quelquefois revenu en arrière.

Le Sens de la vie est inséparable des Idées morales du temps présent (1891). Dans ces trois années d’intervalle, absorbées, ce semble, pour une large part, par l’enseignement d’Edouard Rod à l’Université de Genève, ce qu’on appelait alors le « néo-christianisme » avait pris corps ; le nombre des « cigognes » annonciatrices s’était multiplié : le Disciple avait paru, et les Remarques sur l’Exposition du Centenaire, et le Dix-huitième siècle de M. Faguet ; les articles de Taine sur l’Église allaient paraître ; on écoutait les prédications laïques de M. Lavisse, on allait bientôt lire le Devoir présent, de M. Paul Desjardins. C’est précisément à M. Paul Desjardins que sont dédiées les Idées morales du temps présent. Le livre était une enquête un peu rapide, un peu hâtivement écrite, mais lucide, intéressante, et même pénétrante, sur une dizaine de notables écrivains contemporains ou qui, du moins, par l’influence qu’ils exerçaient, méritaient d’être mis au rang des contemporains : Renan, Schopenhauer, Zola, M. Bourget, M. Jules Lemaitre, Edmond Scherer, Alexandre Dumas fils, Brunetière, Tolstoï, E.-M. de Vogüé. Edouard Rod les interrogeait tous sur leurs idées ou leurs tendances morales, qu’il dégageait de l’ensemble de leur œuvre avec une extrême finesse et une intelligente sympathie. Son dessein n’était pas sans analogie avec celui de M. Bourget dans les Essais de psychologie contemporaine : dans les deux cas, il s’agissait de dresser une sorte de bilan ou d’inventaire des idées et des sentimens essentiels d’une génération en train d’accomplir son œuvre ; les deux ouvrages se faisaient moralement suite l’un à l’autre ; et si le second était à la fois plus systématique dans son intention et plus ferme dans ses conclusions que le premier, c’est que le temps avait marché, depuis les premiers Essais de psychologie, et qu’en 1889, il était plus facile qu’en 1883, et même en 1885, de voir clair dans les divers courans de pensée qui emportaient les esprits. Ace résultat M. Bourget lui-même n’était pas sans avoir activement contribué, et il convenait de lui faire une place dans l’enquête nouvelle, dont il avait peut-être donné l’idée.

Répondant à l’envoi du Sens de la vie, Tolstoï louait vivement l’ouvrage, mais il en critiquait la conclusion : « La conclusion, à mon avis, écrivait-il, n’est qu’une manière de se tirer tant bien que mal des problèmes si franchement et si nettement posés dans le livre. » Et il ajoutait : « Au fond, votre livre m’a procuré un des sentimens les plus agréables que je connaisse : celui de rencontrer un compagnon inattendu dans la voie que je suis. Vous avez beau dire et avoir écrit sur Leopardi : jeune ou vieux, riche ou pauvre, vigoureux ou faible de corps, je suis convaincu que vous trouverez, si vous ne l’avez fait déjà, la vraie réponse au titre de votre livre[19]. » A lire les Idées morales, on aurait pu se demander si Tolstoï n’était pas sur le point d’avoir raison. L’auteur s’y déclarait néo-chrétien, ou du moins très sympathique au néo-christianisme. « Je ne suis pas éloigné de croire, disait-il à M. Paul Desjardins, que vous avez raison, quand même, pour mon compte personnel, je ne vais pas aussi loin que vous dans la voie du néo-christianisme. » Et dans tout le livre s’exprimait un vif sentiment désolé des ruines accumulées par un demi-siècle de libre pensée. Les conclusions étaient curieuses. Dans le mouvement des idées morales contemporaines, Rod distinguait deux courans opposés : le courant négatif et le courant positif ; celui de l’individualisme intellectuel, et celui du traditionalisme social : le premier représenté par Ernest Renan, Schopenhauer, Zola ; le second, par Dumas fils, Brunetière, Tolstoï, E.-M. de Vogué ; entre les deux, ballottés de l’un à l’autre, cédant sur quelques points, résistant sur d’autres, quelques écrivains comme M. Bourget, M. Jules Lemaitre, Edmond Scherer. Et, constatant que le courant positif croissait tous les jours, et qu’il gagnait tout le terrain perdu par l’autre, l’auteur jugeait en ces termes d’une rare clairvoyance l’effort de Brunetière pour fonder sur la simple tradition « la réforme intellectuelle et morale : »


Cependant des esprits plus philosophiques encore et plus rigoureux ne peuvent s’empêcher d’observer que la tradition n’est point une autorité suffisante ; elle est mobile, elle se modifie de siècle en siècle, de pays en pays, elle prête à beaucoup d’interprétations différentes, elle n’est qu’un guide incertain, et son domaine demeure en tout cas très limité. Seule, la religion peut à la fois régler la pensée et l’action. C’est donc à elle qu’il faut s’adresser, en lui demandant, comme a fait Tolstoï, non pas des augures problématiques sur la vie future ou les problèmes de la métaphysique, mais des ordres formels sur la conduite de la vie présente. Pour être sûr d’interpréter exactement ces ordres, pour échapper au péril des gloses et des commentaires qui les dénaturent, il ne faut pas se contenter, si je puis parler ainsi, de la religion théorique ou du sentiment religieux ; il faut entrer dans la religion pratique, à laquelle l’Église a donné sa forme définitive, arrêtée, immuable, dans cette religion catholique qui est à la fois une politique et une morale. C’est là du moins le terme auquel doivent nécessairement aboutir les déductions de M. de Vogué ou de M. Desjardins, dont l’action, depuis deux ou trois ans, grandit sans cesse.


Et précisant encore ce dernier point dans un article qu’il n’a pas recueilli en volume sur le Devoir présent, de M. Paul Desjardins, il ajoutait un peu plus tard :


Allez ! ce n’est pas seulement une règle de conduite que réclament les pauvres âmes auxquelles vous vous adressez et que votre générosité voudrait sauver. Ce qu’il leur faut aussi, ce qu’il leur faut surtout, c’est une certitude et c’est une espérance. Vous leur refusez l’une et l’autre, sous prétexte qu’elles peuvent s’en passer pour agir ; mais elles ne s’en passent pas ; elles les appellent éperdument. Si vous voulez les conquérir, donnez-leur ce qu’elles vous demandent ; et comme vous ne trouveriez en vous-même ni cette espérance, ni cette certitude qui seraient le ciment de vos échafaudages, allez les chercher là où vous les trouverez, c’est-à-dire dans l’Église. Seule elle pourra vous fournir l’autorité collective et séculaire qui appuiera la vôtre et fera qu’on vous croie, et les bienfaisantes promesses attendues qui feront qu’on vous suivra[20].


Tout cela était admirablement vu, et l’on sait comme, sur tous ces points, l’avenir a donné raison à Rod. Je ne crois pas que, — parmi les incroyans tout au moins, — personne alors ait aussi nettement aperçu les vraies conditions du problème moral moderne. « Au fond, j’ai l’âme d’un croyant tombé dans le scepticisme, » disait le héros du Sens de la vie, parlant évidemment au nom de l’auteur lui-même. Et c’était vrai : et son sens chrétien était tel que non seulement, — chose extrêmement rare pour un protestant d’origine, — il rendait pleine justice à l’Église catholique, mais encore que, passant par-dessus le protestantisme, à l’égard duquel il n’a pas toujours été équitable, il voyait en elle la dépositaire unique du christianisme authentique, et que, s’il avait eu la foi, il n’est pas douteux qu’il lui eût donné son adhésion. Mais, d’autre part, son scepticisme restait inébranlable : il n’avait pas la foi, et il en souffrait peut-être, mais il lui eût répugné de donner le change sur ce point essentiel à lui-même et aux autres, et, tout en donnant raison aux chrétiens, plus même que certains de ses amis ne l’eussent souhaité, il se refusait, par scrupule intellectuel et par loyauté morale, à faire le geste de croire, à encourager de fâcheuses équivoques et de généreuses, mais utopiques illusions. « Soit ! — disait-il à M. Desjardins, dans ce même article sur le Devoir présent, — soit ! je souscris à tous les points de votre programme pratique, je veux être positif avec vous ; mais c’est sans contentement, sans illusion, sans une parcelle de cette joie divine que vous avez décrite en termes ravissans ; c’est en attendant autre chose, en attendant mieux, en attendant la foi que vous ne pouvez communiquer, que vous avez renoncé à prêcher, qui seule pourtant éclairerait la route où vous vous engagez. La route ?... Hélas ! qui me dira ici si ce n’est point une impasse ? » Et dans un autre article, sur le Jeune homme moderne : «. Quel qu’il soit, le secret de l’avenir appartient à ceux qui n’ont encore rien dit. C’est d’eux, — hélas ! ce ne pourrait être des autres, — qu’il faut attendre ce qui nous manque et ce que nous désirons si fort : un peu de stabilité, un peu de certitude, un peu de foi. Puissiez-vous nous l’apporter, ô jeunes inconnus dont on ne parle pas ! et si vous en avez les germes, puissiez-vous avoir assez d’instinct encore pour les laisser mûrir à l’abri de la clairvoyance qui les illumine et les corrompt[21] ! »

Jusqu’ici le développement de la pensée, du talent et de l’œuvre d’Edouard Rod a été remarquablement logique, et, si je puis dire, tout rectiligne. On sait la célèbre parole de Pascal : « La science des choses extérieures ne me consolera pas de l’ignorance de la morale au temps d’affliction ; mais la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des choses extérieures. » On en pourrait faire l’application à l’auteur du Sens de la vie. Tout d’abord, très jeune d’ailleurs, et sous l’influence du naturalisme contemporain, il s’est laissé séduire aux choses extérieures. Puis ayant reconnu, pour lui surtout, la vanité de cette étude, entraîné du reste par le mouvement des idées ambiantes, il s’est épris de la science des mœurs, et, après avoir largement payé tribut au pessimisme, ressaisi par la vie réelle, il en vient à reconnaître l’étroite union, la solidarité nécessaire du problème moral et du problème religieux ; la solution du problème religieux lui-même, il ne la trouve que dans le catholicisme. Arrivé là, où ira-t-il désormais ? Il semble que la question qui se pose alors pour lui soit la suivante. Fera-t-il comme quelques autres ont fait depuis, qui, par leur attitude de pensée, paraissaient pourtant beaucoup plus éloignés du catholicisme, et adhérera-t-il au Credo non seulement « des lèvres, » mais du cœur et de l’esprit[22] ? La solution eût été assez naturelle et logique ; elle n’eût, je crois, surpris personne : et elle aurait mis assurément dans la suite de son œuvre l’unité et la continuité que nous présentent ses premiers écrits. Ou bien, content d’avoir montré le port à autrui, se lais sera-t-il reprendre et dominer par le scepticisme intellectuel, par « le tenace individualisme [23], » — c’est lui qui souligne, — qu’il y a en lui ? Et, tiraillé entre diverses tendances, incapable de se fixer dans une ferme doctrine, inquiet d’ailleurs, souffrant de son inconsistance, et n’ayant du dilettantisme que l’apparence, se laissera-t-il aller au gré de l’heure, et se condamnera-t-il à refléter, au risque de paraître ne pas maîtriser son œuvre et sa pensée, les divers remous d’opinion et de sentiment qui agitent les âmes d’aujourd’hui ? On sait que c’est ce dernier parti qui l’a emporté ; et si l’unité intérieure, l’originalité peut-être de son œuvre y ont un peu perdu, elle n’est pas sans y avoir gagné en valeur représentative.

Sous quelles influences, extérieures ou intimes, cette évolution, ou plutôt cet arrêt ou ce refus d’évolution s’est-il accompli ? C’est ce qu’il est difficile de conjecturer, et de dire avec précision. Peu importe d’ailleurs. En matière morale, les influences les plus incontestées ne jouent pas le rôle décisif que nous leur attribuons parfois. Nous ne les subirions pas, si nous n’étions pas préparés d’avance à les subir ; elles n’agiraient pas sur nous, si elles ne répondaient pas à un vœu secret, à une disposition latente de notre nature ; elles peuvent nous révéler à nous-mêmes, elles révèlent aux autres tout un côté de notre être encore inaperçu ; elles donnent à certaines de nos énergies obscures l’occasion et les moyens de se déployer, elles ne les créent pas de toutes pièces. Il y avait chez Rod, en dehors de toute influence acceptée, ou subie, une certaine incertitude native de pensée, — de volonté peut-être, — qui perce dès ses premiers livres, et qui n’a guère fait que s’accentuer dans la suite. Il n’était pas l’homme des partis pris tranchés, des décisions irrévocables, des paris définitifs. La nature même de son intelligence répugnait aux affirmations trop nettes, et, si je puis dire, aux conceptions unilatérales. Il y a, ce semble, trois types différens d’esprits. Les uns, les dogmatiques, — Bossuet par exemple, — ont embrassé de bonne heure un système, une doctrine ; ils s’y tiennent ; et toute leur vie se passe à en préciser les principes, à en développer les conséquences ; quand ils n’ignorent pas les doctrines contraires, ils les dédaignent, ou du moins ne se laissent pas entamer par elles. A l’opposé de ce groupe, il y a les esprits, — dont Renan est la réussite supérieure, — que l’on pourrait appeler analytiques ou critiques. Toute idée éveille invinciblement en eux l’idée contraire ; ils voient le faible, en même temps que le fort, de chacune d’elles, et, pour plus de sûreté, ils les embrassent toutes les deux à la fois, ils les développent successivement ou simultanément ; ce sont de perpétuels irrésolus ; ils réalisent à la lettre l’union ou l’identité des contradictoires. Enfin, il y a les esprits que l’on peut appeler synthétiques, et dont Pascal me paraît l’un des plus complets exemplaires. Ceux-là, une idée étant donnée, ils la pénètrent à fond ; ils envoient tout aussi bien le fort et le faible, la vérité relative que les esprits analytiques ; ils pénètrent de même l’idée contraire ; mais ils savent découvrir l’idée supérieure qui opère l’union, la réconciliation et la synthèse des deux conceptions opposées. Edouard Rod appartient à la seconde catégorie, à celle des esprits analytiques, et Renan, qu’il a tant aimé, auquel, après sa mort, il a cru devoir présenter des « excuses, » pour l’avoir jadis un peu critiqué, Renan a dû avoir une très forte action sur lui. Très intelligent, certes, — d’une intelligence peut-être plus rapide et plus agile que profonde, — très accueillant et très ouvert à toutes les idées, d’où qu’elles viennent, il ne sait pas s’en tenir à une idée unique ; la thèse contraire lui sourit immédiatement, et il lui arrive de les développer tour à tour dans deux livres successifs. De là quelque chose qui déconcerte un peu, et qui rend bien difficile, sinon même impossible, la recherche et la découverte de l’unité directrice de son œuvre.

Cette unité, je ne la rechercherai pas dans les quarante volumes et les innombrables articles dispersés qu’il nous reste à examiner. Je me contenterai de suivre l’écrivain dans les principales directions où il s’est développé, épanoui, et de caractériser brièvement chacun de ces aspects de son talent, chacune des provinces de son œuvre. Je n’ose affirmer d’avance que l’idée d’ensemble qui se dégagera de là sera d’une extrême netteté. Mais il s’agit avant tout d’être vrai et de « faire ressemblant. » La vérité, » l’humble vérité » de la vie vaut mieux que les plus triomphales prouesses de l’esprit de système. Qu’ai-je à faire d’un portrait dont le premier mérite serait de ne pas ressembler au modèle ?


VICTOR GIRAUD.

  1. Maufrigneuse (Guy de Maupassant), Edouard Rod (Gil Blas, 1882).
  2. Les Roches blanches, p. 1. — La ville de Nyon est celle qu’Edouard Rod a si souvent décrite, dans les Roches blanches et Mademoiselle Annette, sous le nom de Bielle.
  3. Eugène Ritter, Revue historique vaudoise, 1900, p. 72 et sqq.
  4. Paul Seippel, Edouard Rod : L’enfance et les années d’étude ; — les débuts littéraires (Bibliothèque universelle, mai et juin 1910) : j’utiliserai largement ces deux excellens et très documentés articles. — Il faut joindre à cette étude celle de Mlle J. de Mestral-Combremont, en tête de la Pensée d’Edouard Rod, Perrin, 1911, et la fine et substantielle monographie de M. Firmin Roz. Edouard Rod, dans la collection les Célébrités d’aujourd’hui, Paris, Sansot, 1906.
  5. Au milieu du chemin, p. 222-231.
  6. La Course à la mort, p. 52.
  7. Paul Seippel, Le Cahier brun d’Edouard Rod, Journal de Genève du 17 avril 1910. — Parmi les vers d’Edouard Rod, citons ici cette pièce intitulée Spleen, qui date de 1889, et qui était restée célèbre dans le petit cercle de ses intimes :

    L’Ennui cruel, l’Ennui mortel, le cher Ennui
    Etend sur moi le dais de ses deux larges ailes
    Dont l’ombre à reflets noirs flotte derrière lui,
    Ainsi qu’un manteau lourd et brodé de dentelles.

    L’Ennui cruel est doux aux cœurs qu’il accoutume
    A la subtilité de ses parfums troublans ;
    L’Ennui cruel est un poison sans amertume,
    Dont j’aime à savourer les effets sûrs et lents.

    L’Ennui mortel est un bon guide, qui conduit
    Par des chemins ombrés au repos taciturne,
    En suivant, de sa voix fluette, dans la nuit,
    Les rythmes alanguis et doux de son nocturne

    Le cher Ennui m’est un ami sûr, et qui m’aime,
    Jusqu’à se dévouer à faire à mon côté
    Le long voyage vain que j’accomplis moi-même...
    Ah ! l’ami sûr, et qui ne m’a jamais quitté !...
  8. C$oe à côte a pour sous-titre les Protestans, comme si l’auteur avait voulu en souligner l’intention satirique.
  9. A moins pourtant qu’il ne faille prendre au pied de la lettre, et comme un morceau d’autobiographie morale, une sorte de récit ou de nouvelle intitulée la Promenade, publiée dans la Revue des Belles-Lettres de 1880, et réimprimée dans la Semaine littéraire du 11 juin 1910. « Cette courte étude, disait Rod dans une note, est un fragment d’un livre à peine commencé (peut-être la Course à la mort), qui, s’il est achevé un jour, aura pour titre : Les transformations d’un homme. » C’est l’analyse de l’état d’esprit d’un jeune homme qui, dans une « crise terrible, » a perdu la foi, et qui ne retrouve le calme de l’âme que dans la pensée virile d’une application tout humaine du mystique : « Cherchez et vous trouverez. »
  10. Cette série d’articles intitulés Mes débuts dans les lettres ont paru en 1889 dans une éphémère revue genevoise, l’Illustration suisse. Ils ont été réimprimés dans la Semaine littéraire des 23, 30 juillet, 13, 20 août, 3, 17 septembre, 13, 20 octobre, 12 novembre 1910, 21, 28 janvier, 18 février 1911.
  11. Détachons ces quelques lignes assez caractéristiques de l’Autopsie du Docteur Z... : « Leur lecture (des lettres que l’auteur est censé publier), croyons-nous, ne laissera pas indifférens ceux qui s’intéressent au spectacle de l’homme continuellement vaincu par la nature, tourmenté jusque dans ses sentimens par des lois encore mal définies, mais dont la puissance implacable se fait trop souvent sentir » (p. 69). Ailleurs, Rod fait écrire à un homme de lettres : « Et ton grand désir était d’étaler la misère humaine avec les purulences de ses plaies, les hontes de ses mesquineries, ses douleurs, son éternelle banalité dans le noir » (p. 78).
  12. A propos de « L’Assommoir, » p. 106.
  13. On trouvera quelques lettres intéressantes et amicalement encourageantes à Edouard Rod dans la Correspondance d’Emile Zola (les Lettres et les Arts), Fasquelle, 1908. — Voyez notamment la curieuse lettre sur Côte à Côte (p. 212-213) : le suet lui parait « très beau » et le livre « bien construit. »
  14. Tatiana Leïlof, roman parisien, Paris, Plon, 1886, p. 242-243.
  15. Le feuillet de garde de l’Autopsie du Docteur Z... accuse une 5e édition de Côte à Côte : ce doit être un « bluff » de l’éditeur ; je ne crois pas que le livre ait eu plus d’une édition.
  16. La Course à la mort dont l’idée, on l’a vu plus haut, remonte peut-être à 1880, ne serait-elle pas annoncée, sous le titre de Nihil, — en même temps qu’un « roman parisien » qui n’a jamais paru, la Vie déserte, — sur le feuillet de garde de Côte à Côte (1882) ?
  17. Les Trois cœurs, préface, p. 5-6.
  18. Le livre est parvenu aujourd’hui à la 21e édition. C’est, de tous les livres de Rod, celui qui s’est le plus vendu, avec l’Ombre s’étend sur la montagne (11e mille en 1912).
  19. 23 février 1889. Lettre publiée par M. E. Halpérine-Kaminsky, dans son article sur Edouard Rod et la « Revue contemporaine » (Nouvelle Revue du 1er mai 1910, p. 93)
  20. Le Devoir et la Foi (Journal des Débats du 12 janvier 1892).
  21. Le Jeune homme moderne (Figaro du 3 janvier 1890), non recueilli en volume.
  22. Qu’il en ait été parfois très fortement tenté, c’est ce que j’incline volontiers à croire. Il avait annoncé, pour faire suite au Sens de la vie, un livre qu’il eût intitulé Vouloir et Pouvoir, et qu’il renonça à écrire. Ce projet non exécuté ne serait-il pas un signe de ce que j’avance ici ?
  23. « Le tenace Individualisme qu’il y a en moi est toujours prêt à reprendre ses droits. » (Le Sens de la vie, p. 216).