Esquisses contemporaines - Edouard Rod/02

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Esquisses contemporaines - Edouard Rod
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 592-621).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES

ÉDOUARD ROD

II[1]
LES ŒUVRES DE LA MATURITÉ

Comme s’il avait deviné l’embarras où l’extrême diversité de son œuvre plongerait ses critiques, Edouard Rod a voulu leur venir en aide en leur indiquant, dans la Préface d’un de ses derniers livres, Aloÿse Valérien, « comment il souhaiterait qu’on classât ses romans. » Il les divise en œuvres de début, études psychologiques, études passionnelles et études sociales. On pourrait discuter cette classification. En quoi, par exemple, les Trois cœurs sont-ils moins une étude passionnelle que l’Inutile effort, ou que le Ménage du pasteur Naudié ? Et en quoi Au milieu du chemin est-il plus une étude sociale que la Vie privée de Michel Teissier ? Acceptons donc en gros, mais sous bénéfice d’inventaire, cette division ; et puisque, aussi bien, nous avons déjà examiné les livres de début et les plus importantes des études dites psychologiques, retenons, pour en parler à loisir, les romans passionnels et les romans sociaux. Ajoutons-y, pour être complet, les ouvrages de critique ; et ne craignons pas de mettre à part, pour les étudier séparément, les six ou sept romans suisses.


I

Edouard Rod critique mériterait une assez longue étude. Si à cet égard son œuvre n’a pas l’importance de celle d’un Bourget ou d’un France, par exemple, elle est bien loin d’être négligeable. Pour valoir tout son prix, il lui manque deux qualités, sinon essentielles, tout au moins plus précieuses qu’on ne semble le croire à notre époque : la décision de la pensée, et la grâce, la force où l’éclat du style. Un grand critique est celui dont l’être tout entier vibre et réagit puissamment au contact d’une œuvre littéraire, et qui, aussi capable d’admirations raisonnées que de « haines vigoureuses, » donne avec netteté, avec bravoure, les raisons générales de son goût personnel, et, au risque de se tromper, ne redoute pas le péril des opinions tranchées et des jugemens catégoriques. Et, d’autre part, il est un artiste à sa manière : pour traduire ses impressions, pour les faire passer dans d’autres âmes, il faut qu’il ait un style ; il faut qu’il sache trouver des alliances de mots, des comparaisons, des formules assez parlantes et assez vivantes pour figurer aux yeux de l’esprit l’exacte nuance de beauté qu’il se propose d’évoquer. En un mot, il ne saurait nuire au critique d’être tout à la fois un ferme penseur et un original écrivain.

Avouons-le : les études critiques d’Edouard Rod ne répondent pas toujours entièrement à cette double exigence. Trop porté à voir tous les aspects des choses et des questions, ses jugemens manquent souvent de la force, de l’autorité impérieuse qui entraînent les adhésions ou provoquent les contradictions ; et son style un peu gris, abstrait, parfois un peu lâché, ne met pas suffisamment en relief l’originalité des idées ou des impressions qu’il veut traduire. Évidemment, le très actif et fécond auteur de tant d’articles dont la plupart n’ont pas été recueillis en volume, travaillait très vite, et, si je puis dire, plus en largeur qu’en profondeur ; la multiplicité des sujets et des aperçus l’attirait. Peut-être aussi n’attachait-il pas à son œuvre critique toute l’importance qu’elle eût méritée ; il lui en eût, certes, coûté de renoncer à cette partie de son labeur, mais, en revanche, il n’y voulait pas consacrer trop de temps, et il réservait le plus clair de ses loisirs et tout son effort d’art à ses romans. Je ne voudrais pas me donner l’air et le ridicule d’être trop orfèvre, et de le lui reprocher trop durement ; mais j’ai peur qu’en littérature comme ailleurs, la parole évangélique qui nous interdit de servir deux maîtres n’ait aussi sa raison d’être.

Et pourtant, Edouard Rod, — en dehors même de ses Idées morales du temps présent, — a sa place marquée dans l’histoire de la critique contemporaine. S’il n’a pas créé un genre, ni inventé une méthode, — chose rare, et difficile, et qui exige peut-être la continuité exclusive et ininterrompue d’un unique et long effort, — il a rempli avec distinction un rôle singulièrement utile. D’abord, et en pleine conformité d’ailleurs avec le génie et les traditions de sa race, il a été un critique cosmopolite : j’entends par là qu’il s’est donné pour tâche d’être chez nous un intermédiaire des plus actifs entre les littératures ou les arts étrangers et la pensée française. A Genève, ce boulevard unique, ce carrefour de la pensée européenne, il avait, pendant sept années, enseigné l’histoire des littératures comparées, puis celle de la littérature française. Je ne crois pas qu’il ait jamais regretté ces fécondes années de recueillement intellectuel : il faut enseigner pour apprendre, et tous ceux qui ont passé par cette salutaire discipline savent bien qu’elle est, pour le moins, aussi bonne pour l’esprit qui la dispense que pour celui qui la reçoit. A étudier, pour en faire sentir les beautés, les principales œuvres littéraires de l’Europe moderne, Rod avait, je ne dis pas acquis, — car il me semble qu’il les a toujours eus, — mais affiné et développé cette intelligence des esthétiques les plus diverses et des arts les plus opposés, ce sentiment de la relativité artistique qui font un peu défaut au critique d’une seule langue et d’une seule littérature, et qu’il a possédés à un très haut degré. Il connaissait assez bien l’Angleterre, il connaissait mieux encore l’Allemagne et l’Italie[2] ; il a écrit des pages curieuses sur l’esthétique de Wagner et sur le pessimisme de Leopardi ; il a été l’un des premiers à parler chez nous des préraphaélites anglais et des « véristes » italiens, le premier peut-être à nous révéler Fogazzaro. Nous lui devons une rapide monographie sur Dante, un très suggestif, encore que peut-être un peu partial et excessif, Essai sur Gœthe[3]. Et ses études sur Cavour ou sur Bœcklin, sur Schopenhauer ou sur Sudermann ne l’ont pas empêché d’écrire des livres sur Lamartine, sur Stendhal et sur Rousseau, et de fort intéressans articles sur Victor Hugo et sur Taine, sur Alphonse Daudet et sur Anatole France. En un mot, après avoir enseigne par la parole l’étude des littératures comparées[4], il a continué à les enseigner par la plume ; et peu d’écrivains français ont autant fait que lui, depuis vingt ou vingt-cinq ans, pour nous maintenir en perpétuel contact avec les œuvres et les personnalités littéraires originales de l’étranger. C’est là un service dont la patrie d’Emile Montégut et d’Eugène-Melchior de Vogué doit lui rester reconnaissante.

Un second trait de la critique d’Edouard Rod, c’est d’être, plus encore que littéraire, psychologique et morale. Assurément les questions d’esthétique, la valeur propre des œuvres ne lui sont pas indifférentes, et, à l’occasion, il les discute avec toute l’attention désirable. Mais, visiblement, ce n’est pas là ce qui l’attire le plus. Ce qu’il cherche dans les livres, c’est la vie ; ce qu’il leur demande, c’est de le renseigner sur la conception qu’il faut se faire de l’existence, sur la personnalité morale dont ils sont l’expression, plus ou moins déformée, et parfois trompeuse. Oserai-je le louer très vivement de cette manière d’entendre la critique ? Certes, les problèmes de pure forme, les questions de langue, de composition et de style ont leur importance. Mais toute la littérature, pour parler comme Pascal, ne vaudrait pas une heure de peine, si on la réduisait là. Si elle n’est pas avant tout une interprétation de la vie, qui seule la rectifie, la contrôle et la juge, si les idées ou les sentimens qu’elle exprime ne plongent pas leurs racines profondes dans notre vie intérieure, elle n’est alors que la plus puérile des amusettes, et il faut donner raison à la boutade du vieux Malherbe, déclarant qu’un poète est moins utile à l’Etat qu’un joueur de quilles. Mais il n’en est heureusement pas ainsi. La littérature est chose vivante parce que, quelle qu’en soit la forme, elle est action rêvée, pensée, suggérée, et qu’elle est donc génératrice d’action à son tour. Il y a plus de vie véritable dans une page d’un écrivain digne de ce nom que dans des années entières de tant d’automates humains qui se bornent à faire le geste de vivre. Telle était l’intime conviction d’Edouard Rod. Et c’est pourquoi, plus encore que sur la valeur relative de leurs réussites d’art, il interrogeait les écrivains qu’il étudiait sur leur attitude de pensée et d’âme, sur l’ensemble de leurs dispositions foncières, sur les tendances morales qu’ils manifestaient. Et comme il avait une intelligence très souple, alerte et pénétrante, il nous a laissé une œuvre de critique moraliste fort abondante et variée, pleine de vues et d’aperçus de toute sorte, extrêmement suggestive par conséquent, et qui, à elle toute seule, suffirait à retenir l’attention des historiens d’aujourd’hui.

Et assurément, tout dans cette œuvre n’est pas d’égale valeur. Rod a écrit trois ou quatre volumes de vulgarisation sur lesquels, évidemment, il ne comptait pas pour y fonder sa gloire. Je n’aime pas beaucoup son Stendhal, auquel je reproche surtout de ne pas répondre à la seule, ou du moins à l’essentielle question que me parait soulever l’étude de Beyle, à savoir les raisons de l’extraordinaire et démesurée réputation de ce pauvre écrivain. Je suis assez mauvais juge de la valeur de son Dante. Mais je signale à ceux qui ignoreraient ce volume, en tête de ses Morceaux choisis des littératures étrangères, une fort importante et curieuse Étude sur le développement des littératures modernes. Et enfin, si son Lamartine est sans doute un peu rapide, il contient d’excellentes pages ; et je ne crois pas que l’on ait jamais mieux senti, ni mieux mis en lumière que Rod l’étroite et intime parenté qui existe entre le paysage maçonnais et le génie lamartinien :


Un paysage presque insignifiant, semble-t-il d’abord, dépourvu de couleur pittoresque, mais dont l’intimité vous gagne peu à peu sans qu’on sache comment. On regarde, on cherche un détail frappant, un trait caractéristique, on n’en trouve aucun. L’horizon est étroit, coupé par les lignes ondulées de petites collines arrondies, arides. Peu d’arbres ; à peine, çà et là, une brève lignée de peupliers. Pas d’eau ; rien de ce qui peut animer la nature. Elle est là, toute seule, toute nue, sans beauté, dans sa douceur résignée et passive, comme si elle attendait patiemment l’effort humain pour prendre vie. Les villages eux-mêmes semblent s’absorber en elle ; leurs maisons de teinte grise se perdent dans l’ensemble, indistinctes, obscures, acceptant comme le reste cette teinte monotone d’un gris rose qu’interrompent seulement les lignes jaunâtres des étroits sentiers pierreux gravissant les pentes... Je n’ai jamais mieux compris le charme pénétrant de la phrase lamartinienne qu’en regardant fuir et se combiner les longues lignes de ces collines, toutes pareilles, d’une monotonie envahissante que rien n’arrête, et qui vous prend à la fin à la façon d’une musique de berceuse[5].


Voilà certes une fort belle page de poésie critique, et qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans un ouvrage de cette nature. Elle suffirait à nous prouver que Rod était très capable de fort bien écrire, en dehors même de ses romans, et que, s’il ne l’a pas fait plus souvent, c’est sans doute qu’il ne l’a pas voulu, qu’il n’a pas voulu s’en donner le temps. Du moins si, dans son Essai sur Gœthe, dans son Affaire Jean-Jacques Rousseau, dans les innombrables articles qu’il a écrits, les pages de cette qualité sont, au total, assez rares, les idées générales abondent, les aperçus féconds, les rapprochemens ingénieux, les vues originales, paradoxales quelquefois, souvent justes, subtiles, pénétrantes. Veut-on savoir à quel signe on reconnaît un vrai critique ? A celui-ci surtout, ce me semble, que, quel que soit le sujet qu’il traite, on ne le lit jamais en vain. Ils sont assez rares, les critiques, même « professionnels, » qui répondent à ce signalement ; quand on a un peu pratiqué Edouard Rod essayiste, je ne crois pas qu’on puisse lui refuser ce mérite.

On peut être un très grand artiste et être fort peu cultivé, et même peu intelligent. Quand le développement de la faculté artistique ne se fait pas au détriment de la culture et de l’intelligence critique, il peut être fort intéressant de suivre dans l’œuvre abstraite les origines intellectuelles de l’œuvre d’imagination. Et c’est pourquoi les « pages de critique et de doctrine » écrites par les romanciers, les dramaturges ou les poètes sont, — indépendamment de leur valeur impersonnelle et objective, — si curieuses à étudier pour qui veut comprendre et pénétrer à fond les inventions de leur fantaisie créatrice. Cet intérêt-là, l’œuvre critique d’Edouard Rod nous l’offre à un très haut degré, et il y aurait, dans une étude plus développée, à y insister longuement. Qu’il nous suffise de l’indiquer d’un mot. Dans une œuvre comme la sienne, il n’y a pas de compartimens rigides ou de cloisons étanches. De ses romans à sa critique il n’y a pas rupture, mais prolongement continu, transition insensible, et retentissement profond. Qui sait même si ses romans ne sont pas surtout des romans de critique ? Ce qui est sûr, c’est que la critique l’a maintenu en perpétuel contact avec le mouvement de la pensée de son temps, qu’elle a renouvelé constamment son fonds d’idées générales, et son œuvre romanesque lui a dû, pour une large part, cette variété un peu déconcertante, cet air d’inquiétude intellectuelle qui lui composent une physionomie bien distincte dans la littérature contemporaine.


II

À la fin d’un très pénétrant article sur Fogazzaro, Rod s’attarde, avec une visible complaisance, à l’analyse et à la discussion d’une bien curieuse conférence du grand romancier italien sur Une opinion d’Alessandro Manzoni. L’auteur des Fiancés avait déclaré « qu’on ne doit pas parler d’amour de manière à incliner l’âme des lecteurs vers cette passion ; » il estimait certes que « l’amour est nécessaire dans ce monde, mais qu’il y en aura toujours assez, » et qu’à « vouloir le cultiver, » et donc à « le provoquer là où il n’y en a pas besoin, » au détriment de tant d’autres sentimens plus rares et plus utiles à répandre dans les âmes, on fait « œuvre imprudente, » et dangereuse, et peut-être même moralement condamnable. Cette opinion avait paru un peu bien rude à Fogazzaro qui, pour échapper à ce rigorisme, avait distingué assez subtilement entre les diverses sortes d’amour, et conclu que seule une conception un peu basse du sentiment amoureux peut justifier pareil anathème. Et Rod, que la question intéressait au premier chef, l’envisageant avec sa ferme raison de moraliste vaudois, « réfutait douloureusement les argumens de l’orateur : »


Notre bon sens lui répondait, — écrivait-il, — qu’il n’y a qu’un seul amour, toujours le même, quelque grande part qu’il fasse à l’idéal, quelque divin qu’il soit ou qu’il se croie ; que, dans un nombre infini de cas, cet amour est contrarié par les lois, par les usages, par les convenances, par la morale ; qu’alors il devient une force destructive si terrible qu’elle est presque irrésistible et sème autour d’elle les ruines, les hontes, les désolations ; qu’en conséquence ceux qui prisent au-dessus de tout le bon ordre de la société et le bel équilibre de l’âme doivent se méfier d’elle et soigneusement éviter d’augmenter sa tragique puissance...


Et le poète, le romancier, l’amoureux de Wagner, le compatriote de Jean-Jacques, l’âme tendre et passionnée qu’ont tant inquiétée, troublée et ravie les problèmes du cœur, reprenait à son tour :


On pourrait accepter l’amour pour ce qu’il est, avec ses grandeurs et ses faiblesses, ses misères et ses beautés, sans parti pris de pessimisme cynique ni phraséologie idéaliste. Peut-être bien qu’on trouverait alors que, malgré les ravages qu’il promène à travers notre pauvre monde, malgré le sang et les larmes qu’il fait couler, il est encore ce qu’il y a de plus noble et de meilleur dans notre âme, comme il est le sourire de notre vie. Et l’on ne voudrait plus le proscrire, quelque périlleux qu’il soit ; et l’on donnerait tort à Manzoni, quand même il a pour lui l’inflexible logique ; et l’on relirait les romans de M. Fogazzaro, en y prenant un vif plaisir... parce qu’ils « inclinent l’âme vers l’amour[6]. »


Ce texte éclaire toute une partie, la plus considérable peut-être, de l’œuvre romanesque d’Edouard Rod, les dix ou douze romans qu’il a groupés sous le titre d’ « Études passionnelles. » Toute sa vie il a été comme ballotté entre ces deux conceptions de l’amour, les mêlant parfois ensemble, passant de l’une à l’autre, les corrigeant ou les atténuant l’une par l’autre, de telle sorte qu’on ne saurait dire si le moraliste en lui a plus redouté l’amour, ou si le poète l’a plus aimé.

A lire ses premiers romans, on aurait pu malaisément prévoir que l’auteur des Idées morales du temps présent allait devenir, à brève échéance, le romancier « passionnel, » presque par excellence, de notre temps. Même, quand au Sens de la vie, on vit succéder les Trois cœurs, il y eut parmi le public un mouvement de surprise dont Anatole France se fit, dans un article du Temps<ref> La Vie littéraire, t. III, p. 266-277. <ref>, l’écho discret. Mais quand on vit aux Trois cœurs (1890) succéder la Sacrifiée (1892) et la Vie privée de Michel Teissier (1893), on se rendit compte qu’il y avait là une vocation décidée, un désir bien arrêté d’étudier sous tous ses aspects le problème de l’amour, tel qu’il se pose dans la conscience et dans la vie des hommes d’aujourd’hui. A la suite de quelles réflexions personnelles, ou de quelles expériences intimes, ou de quelles circonstances extérieures et fortuites cette vocation est-elle née, ou s’est-elle développée ? C’est ce que nous n’avons ni à rechercher, ni à conjecturer ici. Le fait est là, qui se suffit à lui-même. Dans un cœur d’homme ou de femme, en dehors du mariage, la passion vient à éclater : comment cet homme ou cette femme vont-ils se comporter, et quelles vont être pour eux, et pour ceux auxquels leur vie est liée, les conséquences de leur conduite ? Telle est la question qui forme le fond d’un grand nombre des romans de Rod, et dont il a très ingénieusement diversifié les données, mais qu’il agite avec une inlassable inquiétude et une anxieuse complaisance. Ce qui fait pour lui, comme pour nous, l’intérêt de la question, c’est que ses héros ne sont pas des âmes vulgaires ; ils ont une conscience, et une conscience élevée et délicate ; à l’image de leur créateur, ils ont une invincible horreur de l’esprit gaulois, de ses traditionnelles plaisanteries, de ses sournoises tolérances ; les classiques mensonges, les plates banalités, les compromis commodes de l’adultère bourgeois ne sont pas leur fait ; ils veulent marcher la tête haute ; leurs passions ont besoin de vivre au grand jour ; ils préfèrent à la duplicité la souffrance. Et comme il arrive, leur loyauté même, leur intransigeance morale leur font accumuler des ruines. Hélas ! c’est peut-être qu’ils se font illusion sur eux-mêmes. Ce qu’ils prennent pour de la franchise, n’est-ce pas de l’orgueil ? Ce qu’ils appellent délicatesse, n’est-ce pas cruauté et monstrueux égoïsme ? En morale, ce ne sont pas seulement les intentions qui jugent et mesurent les âmes ; ce sont les actes. Et de deux faiblesses, la moins condamnable, n’en doutons pas, est celle qui sacrifie le moins de destinées et qui broie le moins de cœurs.

Michel Teissier, l’orateur éloquent, le champion infatigable du parti conservateur, unanimement respecté pour la probité de son caractère et pour l’intégrité de sa vie, en plein succès politique, en plein bonheur familial, est mordu au cœur par l’une de ces passions d’autant plus tenaces et envahissantes qu’elles s’insinuent sous le couvert d’une affection permise. Sa femme, qui l’aime passionnément, découvre ce douloureux secret et dicte ses conditions. Michel lutte de son mieux contre son fatal amour ; mais dans cette nouvelle atmosphère de gêne, d’aigreur et de méfiance mutuelles, la vie domestique n’est plus tenable, et c’est la propre femme de Teissier qui, de guerre lasse, finit par imposer le divorce à son mari. Celui-ci y consent enfin, brise sa carrière et épouse celle qu’il aime, au grand scandale de son parti et de presque toute l’opinion. Mais il a deux filles qui, après la mort de leur mère, viennent habiter sous son nouveau toit. L’ainée, douce, tendre et profonde créature, est aimée du fils d’un violent adversaire de son père, — car Michel Teissier, qui souffre de son inaction, s’est laissé reprendre par le démon de la politique, mais, cette fois, de la politique radicale, — et l’opposition des deux pères rendant le mariage impossible, elle meurt de douleur, victime elle aussi de cette passion paternelle qui n’a reculé devant aucun obstacle pour se satisfaire. — La leçon morale ici est évidente ; mais ce qui est assez curieux à observer dans les deux Vies de Michel Teissier, c’est l’évolution graduelle des sentimens d’Édouard Rod à l’égard de son héros. Évidemment, — voyez la Dédicace de la Vie privée, — il avait commencé surtout par le « plaindre ; » et même, il n’était pas bien sûr, contrairement à « son idée première, » de n’avoir pas été « entraîné par la partie romanesque de son sujet, » et de n’avoir pas simplement tracé « une peinture de la passion, dangereuse et perverse. » Et puis, à voir son personnage penser et sentir sous ses yeux, et vivre les deux vies successives qu’il lui a prêtées, ses sentimens se sont peu à peu modifiés ; le romancier a fait place à l’homme ; le fonds d’égoïsme presque féroce qu’il y avait dans cette passion coupable lui est peu à peu apparu, et, si objectif et impersonnel qu’il se soit efforcé d’être, il a laissé transparaître la sévérité de son jugement final. Presque tout Rod, ce me semble, est dans cette opposition entre l’indulgence apitoyée, et peut-être admirative, du début, et la ferme désapprobation de la fin.

Si la passion est, généralement, à base d’égoïsme, ne peut-elle quelquefois, chez certaines âmes nobles et élevées, être génératrice de dévouement et même d’héroïsme ? C’est sans doute pour répondre à cette question qu’après les deux Vies de Michel Teissier Édouard Rod a écrit le Silence. Le Silence est le roman de l’amour, sinon chaste, qui, en tout cas, se dompte, et qui se tait, et qui se renonce lui-même. Cette fois, l’auteur du Sens de la vie a fait une œuvre sobre, discrète, émouvante, qui est d’un poète plus encore que d’un romancier peut-être, et qui est allée au cœur non pas sans doute de la foule vulgaire et grossière, mais des délicats, de ceux dont tout véritable artiste doit surtout désirer le suffrage. Je sais, dans la littérature contemporaine, peu de pages plus poignantes, plus simplement et plus humainement tragiques que celles où le héros du Silence, Kermoysan, après un diner où il a appris la mort de la femme aimée, un soir de neige, court s’accouder sur un parapet de la Seine, puis va rêver désespérément en face de la demeure mortuaire, et, las d’errer dans les rues noires, vient échouer enfin dans un cabaret resté ouvert où, en face d’un flacon de liqueur, la tête dans les mains, il s’abandonne librement à sa douleur et à ses sanglots... Celui-là du moins, il semble qu’il ait acheté chèrement, par sa souffrance même, le droit d’aimer. Qui sait pourtant ? L’héroïsme n’aurait-il pas été plus grand encore, et plus méritoire, si le silence avait été complet, si l’amour avait su ne pas se déclarer, ne pas se faire accepter, et, même dans ce cas douloureux et infiniment rare, est-il bien sûr que la passion, si elle a eu sa noblesse que nous ne lui marchandons guère, n’ait pas, plus qu’on ne le veut bien dire, été la secrète, la subtile ouvrière d’indéniables ruines morales ? Car, en pareille matière, il est sans doute spécieux, mais il est trop facile de conclure comme le faisait Rod :


Qui dira quand l’amour défendu par les lois humaines l’est aussi par ces lois supérieures dont nous pressentons quelquefois la divine indulgence ? Qui dira quand la faute, par la souffrance, est expiée ou, peut-être même, changée jusque dans son essence ? Car, enfin, la puissance d’aimer au-dessus de tout, d’un cœur épanoui qui brise les chaînes des préjugés, d’une âme qui s’exalte au-dessus des entraves sociales, n’est-ce donc pas une vertu ? N’y a-t-il pas des héroïsmes supérieurs à la froide observance des règles, à la banale obéissance aux lois[7] ?


O romancier, ô poète, ô romantique invétéré, ô compatriote et disciple de Jean-Jacques, vous avez trop aimé l’amour, vous avez trop cru à la souveraineté, à la légitimité de la passion ! La passion, dans certains cas infiniment rares, peut-elle être « une vertu ? » Elle n’est assurément pas la vertu. Et « la faute, » certes, peut être « expiée » par la souffrance ; elle n’est point par elle « changée jusque dans son essence. » Ce n’est pas être nécessairement pharisien que d’admettre, que de maintenir ces vérités morales élémentaires contre les dangereuses illusions des poètes. Et, nous le verrons, c’est ce qu’Edouard Rod a lui-même plus d’une fois compris.

A l’ordinaire, d’ailleurs, ce qui atténue le danger des peintures qu’il nous a laissées de la passion triomphante, c’est qu’il ne nous en a pas dissimulé les douloureuses, les tragiques conséquences[8]. C’est une « course à la mort » que la vie amoureuse de ces pauvres êtres fragiles et tendres qui se laissent prendre aux trop séduisans mirages de l’amour partagé, mais coupable. La mort, comme pour les tristes héros du Dernier refuge, c’est parfois l’expiation même qu’ils acceptent, — que dis-je ! qu’ils s’infligent à eux-mêmes, en cédant à l’entraînement de leur chair et de leur cœur. Et pour plus d’un, la mort n’est même pas « le dernier refuge : » elle est un commencement ou un recommencement de nouvelles épreuves. La faute d’Aloÿse Valérien a entraîné la mort de son mari et de son amant : cette double mort, la douleur qui en est résultée pour elle, elle a pu croire que c’était son châtiment ; mais elle a une fille qui, à son tour, veut vivre sa vie d’amour comme sa mère jadis a vécu la sienne ; et à voir son ancien péché renaître et marcher vivant devant elle, la mère douloureuse comprend que l’expiation continue toujours. — Ils sont morts aussi, les deux amans tragiques du Glaive et du Bandeau, la mère de Lionel Lermantes, et le général de Pellice, ce dernier tué d’une balle involontaire par son propre fils. Et c’est celui-ci qui va expier pour eux, en même temps que pour lui-même, et qui va être la victime, l’émouvante victime, — l’une des victimes plutôt, — de l’un des plus sombres drames judiciaires qu’ait conçus l’imagination d’un romancier pessimiste... Non, la mort ne termine rien. Si elle est une fin pour nous, — une fin d’ailleurs apparente et provisoire, — elle n’en est pas une pour les autres, pour tous ceux qui ont été mêlés à notre vie, et qui nous survivent, et qui vont porter le poids si lourd de nos défaillances et de nos erreurs. Nos fautes ne sont jamais des actes isolés et sans lendemain. Elles vivent en dehors de nous, malgré nous, d’une vie indépendante et personnelle ; elles développent à travers le temps et l’espace la série infinie de leurs conséquences ; une fois accomplies, elles échappent à nos prises, et s’en vont, êtres vivans, répandre dans le monde leurs germes de mort et « se propager en ondulations infinies de souffrances. » Cette philosophie, — qui fut celle aussi de George Eliot, — on la retrouve dans la plupart des romans passionnels de Rod ; elle corrige ce que l’inspiration en a quelquefois de trouble, et, peut-être même, d’un peu malsain. Et l’expression qu’il en a donnée à plus d’une reprise, — dans l’Inutile Effort, notamment, — fait honneur, tout ensemble, à sa loyauté d’écrivain et à sa haute sagacité de moraliste.

Et enfin, comme s’il ne pouvait se résoudre à condamner sans appel l’amour illégitime, Edouard Rod a fait un rêve, celui-là même, — M. Faguet l’a très finement observé, — que Jean-Jacques avait déjà fait dans la Nouvelle Héloïse : représenter quelques êtres si noblement exceptionnels, si affranchis des conditions habituelles et presque des instincts de l’humanité commune, que l’amoureux, la femme et le mari puissent vivre côte à côte presque sans inconvénient pour leur sensibilité et leur vertu respectives. Hélas ! eux aussi ont fait ce rêve téméraire ; eux aussi ont tenté cette gageure : et ils s’aperçoivent, — un peu trop tard, — qu’ils n’ont pu la tenir jusqu’au bout. Il n’y a désormais que la mort qui puisse dénouer logiquement cette situation fausse, rétablir l’équilibre de ces cœurs meurtris, de ces destinées brisées, et répandre sur toutes choses le pardon et l’oubli. En dépit de quelques gaucheries, de quelques naïvetés aussi, la fin de l’Ombre s’étend sur la montagne, — celui des romans de Rod où il a peut-être mis le plus de lui-même, où son effort d’art a été le plus grand, celui peut-être aussi que le grand public a le plus goûté, avec le Sens de la vie, — cette fin de roman est un beau poème symbolique de l’Amour et de la Mort.

Ce qu’Emile Augier appelait irrévérencieusement « la turlutaine du droit au bonheur » n’a donc pas eu en Edouard Rod un apologiste sans réserve. Quelle puérilité d’ailleurs que cette formule dont aujourd’hui tant de gens abusent ! Le droit au bonheur ! Comme si le seul droit que l’homme apporte en naissant n’était pas le droit à la souffrance ! Rod était trop profondément pessimiste pour n’en pas être convaincu d’avance. Si ses romans à lui aussi « inclinent l’âme vers l’amour, » et de plus d’une manière, ce n’est pas vers un amour serein, souriant, paisible et heureux. Quand les lois sociales ne viendraient pas briser l’élan de notre pauvre cœur éperdu, il trouverait en lui-même, dans les lois les plus inexorables de la nature et de la vie, sa limite et la dure rançon du bonheur insaisissable auquel il aspire. Les seuls vrais amours sont des amours tragiques. L’auteur du Silence a eu, à tout le moins, le mérite de ne point nous le dissimuler. Et je ne sais si, parmi les romanciers d’aujourd’hui, aucun ne nous a, par ses livres, plus subtilement insinué tout à la fois le goût et la terreur de la passion.


III

Qu’il en ait eu parfois, et même souvent, certains scrupules, c’est ce que savent bien tous ceux qui l’ont connu, qui ont correspondu avec lui ; et c’est ce que suffirait à prouver l’un des romans les plus curieux et les plus significatifs qu’il ait écrits, Au milieu du chemin. On en connaît le sujet, inspiré, — la Préface nous l’indique, — de la conférence de Fogazzaro que nous rappelions tout à l’heure, d’une autre de Brunetière sur l’Art et la Morale, et enfin de l’histoire de la conversion de Racine. Un écrivain et dramaturge de grand talent, Clarancé, s’est fait dans ses écrits l’apologiste enthousiaste et le peintre hardi de la passion ; il a d’autre part une liaison irrégulière avec une femme divorcée. Or, un jour il apprend que ses livres ont été lus avec passion par une pauvre fille qui, devenue la maîtresse d’un de ses meilleurs amis, s’est donné la mort pour échapper au déshonneur. Il voit alors clairement, à la lumière d’un fait trop réel, et qui le touche de trop près, que l’art, la littérature peuvent faire du mal, infiniment de mal... Et, de réflexion en réflexion, ne pouvant plus vivre comme il a vécu, hors de la règle sociale, il en vient à proposer, à sa maîtresse, et il finit par lui faire accepter le mariage...

Qu’est-ce à dire ? Et n’est-ce pas là, qu’il l’ait voulu ou non, le désaveu formel des tendances qui se font jour dans presque tous les romans « passionnels » d’Edouard Rod ? « Quelques personnes m’ont demandé, — écrivait-il dans sa Préface, — si ce livre est une profession de foi ; il est simplement, comme mes autres romans, l’étude d’un cas, ou, si l’on préfère, d’un conflit intérieur... » Mais d’avoir choisi ce « cas » plutôt qu’un autre, et de l’avoir traité surtout dans un certain esprit, c’était bien, sinon une « profession de foi, » tout au moins l’indication d’une préoccupation, peut-être momentanée, mais en tout cas assez différente de celle qui perce dans nombre d’œuvres du même écrivain. C’est qu’en effet le droit au bonheur, le droit à l’amour, le droit à la représentation intégrale de la passion, ce sont là des thèses qui peuvent, — dans une certaine mesure, — se soutenir quand on considère l’homme isolément et abstraitement. Mais il n’en va plus de même quand on envisage l’homme dans l’engrenage social, c’est-à-dire l’homme véritable. Car l’homme réel n’est pas un Robinson, et il n’est personne d’entre nous qui puisse se vanter d’être seul au monde. L’homme est un être social, engagé, dès sa naissance, qu’il le veuille ou non, dans cet organisme formidable et prodigieusement complexe qui s’appelle la société ; il ne vaut, — que dis-je ! il n’existe même que dans et par la société ; le moindre de ses actes peut avoir des répercussions infinies sur des vies étrangères. Il n’y a pas de morale individuelle : il n’y a qu’une morale sociale. — Rod était trop intelligent, trop hanté par les problèmes de vie intérieure pour ne pas s’en apercevoir à la longue. C’était du reste le moment où, sous différentes influences, la préoccupation sociale s’imposait d’une manière croissante à la conscience française, — quel est celui de nos écrivains contemporains qu’on ne puisse ici, aux environs de 1900, invoquer en témoignage, depuis Brunetière jusqu’à M. France, et depuis M. Faguet jusqu’à M. Jules Lemaître ? — Beaucoup pensaient que, s’il est vrai, comme on l’a soutenu, que la question sociale est une question morale, on peut tout aussi bien dire que la question morale est une question sociale. M. Barrès, Eugène-Melchior de Vogué, M. Bourget. écrivaient des « romans sociaux[9]. » Édouard Rod suivit le mouvement ; et sans renoncer entièrement à ses anciens thèmes d’inspiration, — Aloÿse Valérien, l’Ombre s’étend sur la montagne, le Glaive et le Bandeau sont postérieurs à Un vainqueur et à l’Indocile, — il a très opportunément renouvelé sa manière.

A-t-il d’ailleurs suivi cette veine jusqu’au bout ? En a-t-il tiré tout le parti possible ? Lui-même n’avait aucune illusion à cet égard. « Mon grand souci, dans un roman, — écrivait-il, — a toujours été de ne pas dépasser ma pensée, de ne pas me donner pour autre chose que ce que je suis, et d’exprimer aussi exactement que possible, à travers mes personnages, ce que je pense des questions morales ou sociales auxquelles j’ai touché, et surtout de la question passionnelle. Ce souci m’a fait manquer Au milieu du chemin : je sentais bien que j’aurais dû pousser mon héros jusqu’à la conversion, et n’ai pu m’y résoudre par crainte de passer pour converti, ne l’étant pas. Vous me direz que cela n’est pas d’un artiste, lequel ne doit s’inquiéter que d’animer ses personnages et les regarder vivre ; et vous aurez raison. Mais je crois que j’ai toujours été plus homme qu’artiste[10]. » Ce n’est pas nous qui l’en blâmerons. De même, à quelqu’un qui lui suggérait l’idée, — elle lui était déjà venue spontanément plus d’une fois, — d’écrire le roman de la conversion du protestantisme au catholicisme, il répondait, — tout en avouant qu’un tel livre pouvait être un grand livre, et qu’il n’en était peut-être pas incapable, — qu’il ne saurait jamais se résoudre à l’entreprendre, ne voulant pas se donner l’air de prêcher une foi qui n’était pas la sienne. N’ayant que le goût du sentiment religieux sans être croyant, et n’ayant pour le catholicisme qu’une sympathie très vive, il ne se reconnaissait pas le droit d’imaginer un héros de roman avec lequel on aurait pu le confondre. Ces scrupules de haute probité intellectuelle et morale, — que Sainte-Beuve n’avait pas eus en écrivant Volupté, — font à mon gré le plus grand honneur à Rod. Il faut bien reconnaître, — et il s’en rendait parfaitement compte, — qu’ils lui ont nui littérairement. « Je sais très bien, déclarait-il, que pour arriver au grand succès, il faut des opinions nettes, dans un sens ou dans l’autre. » Et il se résignait à ne pas l’atteindre, et, sachant bien qu’il déconcertait le public par la perpétuelle incertitude de sa pensée, il aimait mieux ne pas satisfaire quelques-uns de ses lecteurs qu’être infidèle à lui-même.

Mais précisément parce qu’il évitait, avec une attention scrupuleuse, de se montrer, dans ses romans, un homme de parti, et même de doctrine, les peintures qu’il nous a laissées de certains aspects de la société d’aujourd’hui ont un accent de vérité qui les rendra extrêmement précieuses pour les historiens de l’avenir. Le conflit armé des « deux Frances » a eu dans Rod un témoin très perspicace, un peu inquiet, mais fort impartial. Un vainqueur, l’Indocile nous font assister à l’ascension du politicien radical « imprégné de certitudes, bourré de jugemens tout faits, pédant, catégorique, perpétuellement en chaire. » Maximilien Romanèche est un frère puîné de Bouteiller et de Monneron. Dans l’Indocile encore, Rod a mis en scène trois jeunes gens d’aujourd’hui, trois camarades de collège qui, à peine entrés dans la vie réelle, ont pris chacun une direction morale différente. Le premier, Claude Brévent, est devenu l’un des membres les plus actifs du Sillon. Un autre, Urbain Lourtier, membre de l’École française de Rome, anticlérical et socialiste, sera sans doute quelque jour, aux côtés de Romanèche, l’un des coryphées du Bloc. Un troisième enfin, Valentin Délémont, esprit inquiet et curieux, incapable d’accepter une discipline extérieure, — c’est pourquoi le romancier l’a baptisé du nom, un peu impropre, de « l’Indocile, » — celui-là est nourri des théoriciens et des prophètes de l’individualisme et de l’anarchie, et il éprouve, à l’égard de tous les groupemens, de toutes les autorités, une antipathie, une répulsion invincibles. Le fond du roman, c’est l’opposition de ces trois types, et des trois conceptions de la vie qu’ils représentent ; et cette opposition, l’écrivain a su la marquer en traits si vigoureux et si vivans, que d’un simple roman d’idées il a réussi à faire un dramatique roman de passion.

Si objective que soit la peinture, elle laisse pourtant percer les préférences personnelles et les antipathies du peintre ; et dans l’auteur, nous avons la joie de découvrir l’homme. À propos du livre de M. Paul Seippel sur les Deux Frances, Édouard Rod écrivait : « J’observe avec un ardent intérêt le jeu des partis qui s’entre-déchirent (dans la France contemporaine). Je n’ai pas la prétention de tenir entre eux la balance impartiale : l’impartialité est une chimère quand il s’agit de tels mouvemens, d’intérêts si généraux. Je tâche du moins d’être équitable, puisque ces deux partis extrêmes, tout malfaisans qu’ils soient à cette heure, ont cependant leur raison d’être et leur sens. Et malgré tant d’apparences angoissantes, il me reste la robuste confiance que quelque chose que nous ne pouvons prévoir, viendra réunir à nouveau ces forces, qui menacent de s’entre-détruire, et dont l’union rendrait au pays la grandeur qui fait de son histoire la plus universelle et la plus humaine qu’il soit[11]. » Ces dispositions d’esprit se retrouvent dans l’Indocile. Évidemment, Edouard Rod a peu, très peu de sympathie pour Lourtier, et pour le groupe auquel il se rattache, les Romanèche, les Nicolas Frümsel ; ses sympathies sont partagées entre Valentin Délémont et Claude Brévent, entre l’individualiste ardent et le « catholique social. » Voyez, par exemple, comme il comprend bien et comme il exprime fortement ce que l’on pourrait appeler l’état d’esprit catholique. Il nous fait assister, dans la basilique de Saint-Pierre de Rome, à une imposante cérémonie religieuse :


Muet, les yeux illuminés, Désiré s’abandonnait à son émotion. Sa pensée échappait à l’habituelle tyrannie des volontés hostiles qui en contrariaient l’essor ; il s’élançait fraternellement vers ces inconnus dont le nombre augmentait sans cesse ; l’unité isolée qu’il souffrait d’être au milieu des siens se fondait dans un tout homogène dont chaque partie lui servait d’appui, et qui l’emportait comme une note noyée dans un flot d’harmonie ; l’ardeur de sa foi s’avivait comme une flamme dans le vent ; la part héroïque de son imagination s’exaltait à la victoire de la Basilique ouvrant ses portes à la foule et l’attirant des quatre coins du monde, comme un pôle dont le magnétisme s’exerce au loin, triomphe de l’espace[12]...


Et voici maintenant le farouche individualiste :


— Non, j’ai dans l’âme des flots d’amertume à submerger votre embarcation !... Et puis, ce sont des vents différens qui nous poussent, d’autres pôles qui nous attirent... Je veux toute ma liberté : vous m’offrez un joug ; toute la vérité : vous me tendez du mensonge ou de l’illusion... Rappelle-toi ce fils d’Agar, dont il est parlé quelque part dans la Genèse, ce pauvre diable d’Ismaël. Il en est dit qu’il dressera ses tentes dans le désert contre celles de ses frères, et qu’il lancera contre eux ses ânes sauvages, — ou quelque chose d’approchant !... Je suis de sa postérité : l’esprit de révolte nous tient lieu de bonheur, nous avons un courage qui vaut peut-être vos vertus, et nous sommes les vrais maîtres du monde, puisque c’est notre misère qui le meut...

Entre ces deux états d’esprit, Rod n’a jamais su, pu, ou voulu choisir.

Mais, d’autre part, comme il vivait dans la terreur a de semer le trouble dans des âmes de paix, » quand il venait d’écrire un livre dont la tendance pouvait paraître quelque peu « anarchiste, » il s’efforçait d’atténuer cette impression par une préface, ou par un autre livre conçu dans un esprit sensiblement différent. Et c’est ainsi qu’après avoir écrit Aloÿse Valérien, — dont le titre primitif avait été la Femme nue, — il écrivit les Unis, où il a voulu montrer « comment, quoi qu’en pensent certains réformateurs, les perturbations passionnelles ne tiennent pas aux défauts des institutions et des lois, mais à la nature même des hommes et à l’opposition permanente de leurs instincts individuels et des exigences de la vie en société. » Les Unis, — qui ne sont pas d’ailleurs le meilleur roman d’Edouard Rod, — sont une apologie indirecte du mariage par une peinture, peut-être un peu caricaturale, de l’union libre. La conclusion qui s’en dégage, c’est que l’union libre présente, — au moins, — autant d’inconvéniens que le mariage, et peut-être plus, et que, pour rendre l’homme heureux et parfait, ce n’est pas le mariage qu’il faut « élargir, » c’est la nature humaine elle-même qu’il faudrait changer.

Cette conclusion, très juste et très sensée, il eût été difficile de la tirer d’Aloÿse Valérien. Ainsi Rod nous fournit toujours le moyen de corriger Rod par lui-même : et le meilleur correctif de ses romans passionnels, nous le trouvons dans ses romans sociaux.


IV

J’en arrive à l’une des parties les plus intéressantes et les plus originales de l’œuvre d’Edouard Rod, à celle qui, peut-être, lui survivra le plus : je veux parler de ses romans suisses. Je ne crois pas que ce fût celle que, personnellement, il appréciât le plus : il écrivait trop facilement, disait-il, ces sortes de livres. Et il est certain que, pour écrire des romans de mœurs parisiennes ou provinciales, il lui fallait faire un effort, souvent heureux, nous en convenons, mais qui, parfois, l’est moins, et, presque toujours, se fait sentir. Dans ce genre-là, il a des rivaux, d’illustres rivaux, et des modèles : pour se différencier des uns et des autres, pour découvrir et creuser son sillon propre, il a quelques précautions à prendre, une vigilance plus inquiète à exercer. Peut-être aussi la matière de son observation lui est-elle plus lointaine, moins familière. Dans cette course à l’originalité personnelle qu’est la vie littéraire contemporaine, on risque parfois ou de forcer sa nature, ou de perdre en chemin un peu de sa spontanéité première. Je voudrais être sûr que cela ne fût jamais arrivé à Rod. Au contraire, dans le roman de mœurs suisses, où ni les rivaux, ni les modèles ne pouvaient le gêner beaucoup, il n’avait qu’à se laisser porter en quelque sorte par son sujet ; disons mieux : il n’avait qu’à se ressouvenir.

Est-ce pour cela que je suis tenté de trouver, d’une manière générale, plus vivans, plus amis de la mémoire les romans suisses d’Edouard Rod que ses romans parisiens ou provinciaux ? Avez-vous remarqué ? Quand on lit ces derniers, on s’intéresse, certes, aux personnages ; mais on leur porte, comment dirai-je ? un intérêt plus moral, plus intérieur, plus abstrait qu’aux personnages d’un Maupassant ou d’un Daudet. Un Maupassant, un Daudet, eux, en quatre coups de crayon, campent devant vous, font mouvoir sous vos yeux des silhouettes inoubliables. Ce don de vie, que de moins grands romanciers qu’Edouard Rod ont eu en partage, il ne l’a qu’assez rarement : il s’entend mieux à imaginer, à représenter des états d’âme, qu’à évoquer, à faire surgir aux regards des êtres concrets. Ses héros, le livre une fois fermé, on ne les revoit plus avec les yeux du corps ; leur personne physique se dissout peu à peu dans une sorte de pénombre, et l’on finit par avoir quelque peine à reconstituer les principaux traits sous lesquels ils nous sont tout d’abord apparus. Pareillement, si intéressante ou émouvante même que nous ait semblé, en la lisant, leur histoire, elle ne se grave pas, comme nous le voudrions, dans notre souvenir. Au bout d’un certain temps, maints détails nous en échappent, et nous n’arrivons pas à restituer, dans sa teneur essentielle, la donnée même du roman. Je crois bien que l’une des raisons de ce phénomène est la suivante : les romans de Rod sont, pour la plupart, — ses Préfaces, au besoin, nous en fourniraient l’aveu, — la mise en œuvre, d’ailleurs ingénieuse, l’illustration, d’ailleurs très adroite, d’une idée abstraite. Ce qui lui vient tout d’abord à l’esprit, quand il songe à un nouveau livre, ce qu’il recherche peut-être, c’est, je ne voudrais pas dire une thèse, tout au moins un cas très général, une donnée assez neuve, mais toute théorique ; et c’est seulement quand il l’a trouvée, qu’il cherche des personnages, une affabulation, bref, des moyens de la réaliser, de l’exprimer sous une forme concrète et vivante. Le procédé est parfaitement légitime : encore faut-il, ce me semble. que le romancier ait l’imagination assez puissante pour oublier, si je puis dire, l’origine abstraite de ses personnages, pour les voir et les faire voir comme des êtres vivans, doués d’une vie indépendante et propre. Et je persiste à penser que les plus grands romanciers sont ceux qui voient d’abord, dans le lumineux raccourci d’une soudaine vision, tout le drame qu’ils vont écrire, avec tous ses organes essentiels, caractères, intrigue, dénouement : tant mieux pour eux et pour nous s’il y a une idée profonde impliquée et comme enveloppée dans leur conception d’artiste un peu visionnaire ! — Il faut bien reconnaître qu’avec toutes ses qualités et tout son talent, Edouard Rod n’appartient pas à ces deux familles d’esprits. Peut-être est-il trop intelligent pour être un très grand artiste, un romancier de tout premier ordre ; quoi qu’il fasse, il reste critique, philosophe, moraliste ; sa pensée abstraite l’accompagne partout, même quand il crée. En un certain sens, il n’en est que plus complet, plus complexe en tout cas, et plus difficile à définir.

Eh bien ! ce caractère un peu trop abstrait de l’art d’Edouard Rod, on ne le retrouve pour ainsi dire plus dans ses romans suisses. Les Roches blanches, Là-haut, Mademoiselle Annette, l’Eau courante, l’Incendie, le Pasteur pauvre sont des œuvres bien vivantes et, je crois, uniques dans la littérature contemporaine. Rod a fait pour son pays natal ce que George Sand a fait pour le Berri, Ferdinand Fabre pour le pays cévenol, Pierre Loti pour la Bretagne, M. Bourget pour la Côte d’Azur ; il donne à sa chère Suisse droit de cité dans les Lettres françaises. C’est par l’auteur de Là-haut, — ce livre qui serait un chef-d’œuvre, s’il n’y avait pas deux sujets mêlés, — que les lecteurs français les plus lointains, les plus casaniers, les plus étrangers aux mœurs et à la vie suisses sont entrés en communion spirituelle avec les âmes des compatriotes de Jean-Jacques.

D’abord, les paysages. Feuilletez ces romans, et aussi les Scènes de la vie cosmopolite, les Nouvelles romandes, les Scènes de la vie suisse, les Nouvelles vaudoises... Oui, c’est bien là la Suisse ; c’est bien la nature de là-bas, tantôt âpre et grandiose, tantôt plus infléchie et plus humaine ; c’est « l’Alpe homicide, » avec ses neiges éternelles, ses glaciers, ses avalanches, et ses admirables spectacles ; et ce sont aussi les jolis vallons du canton de Vaud, avec leurs vieilles vignes pleines de promesses. Rod, peu descriptif d’ordinaire, a attrapé à merveille cette nature, et il en a rendu dans la perfection le charme, la grandeur, et la poésie vertigineuse.


Maintenant, d’autres montagnes surgissaient : celles qu’avait jusqu’alors cachées la paroi même qu’ils gravissaient, et d’autres encore, qui semblaient monter à l’horizon. Prochaines ou lointaines, nettement profilées, en tons durs, aux premiers plans, ou estompées en lignes bleuâtres sur le bleu du ciel, elles les entouraient de tous les côtés, pareilles aux vagues figées d’une mer furieuse ; les unes, en troupeaux, descendaient en tranches énormes et bondissantes entre les vallées : les plus hautes, dédaigneusement isolées, semblaient se menacer à distance, par-dessus les moutonnemens de l’espace ; fines comme des découpures de cathédrales ou régulières comme des pyramides, elles s’accroupissaient en des poses de monstres au repos, s’estompaient avec des sveltesses de colonnades, se tordaient comme des troncs que travaille la sève, se tassaient comme des citadelles écroulées. Aux Alpes du Valais, s’ajoutaient les Alpes de l’Oberland, dont la ligne tourmentée fermait l’horizon ; plus près, par delà le Florent, les aiguilles des massifs du Trient et d’Orny surgissaient de leurs déserts de glace ; puis l’Aiguille-Verte allongeait son arête énorme et circulaire, aussi grandiose que l’entassement voisin du Mont-Blanc ; plus près encore, une autre arête, celle du Cheval-Blanc, allait rejoindre le sommet du Buet, morne, désolée, avec des coulées de roches noires parmi ses neiges. Et puis, partout, c’étaient encore d’autres montagnes, des montagnes toujours, les Alpes, toutes les Alpes, telles qu’un caprice de la nature les a faites de pierre et de glace pour écraser un morceau de la terre sous leur poids magnifique.

Volland contemplait ce spectacle toujours changeant et toujours le même, qu’il avait vu déroulé au pied de tant de cimes. Pour en varier l’aspect, il fit quelques pas sur l’arête, s’éloignant ainsi de ses compagnons. La victoire l’exaltait. La fièvre de la marche battait dans ses veines. Il ne sentait plus aucun vertige, aucune fatigue. Il plongeait ses regards dans le vide, il les emplissait d’espace, de lumière, d’air frissonnant, de lignes superbes, de couleurs merveilleuses. Il buvait la blancheur étincelante des glaciers, le vert des pentes et des vallées, le bleu du ciel. Il ne pensait plus : sa pensée aspirait l’espace. Son âme s’ouvrait pour accueillir, comme en reflets condensés, toute la beauté des choses : elle s’élargissait, comme si elle eût embrassé l’infini, elle se fondait, elle se dissipait, dégagée de ses liens, délivrée de ses attaches, n’étant plus qu’un atome imperceptible de cet ensemble qu’elle suffisait pourtant à réfléchir avec ses plus légers détails et dans toute son immensité. Il vécut un de ces instans dont la volupté une fois savourée dépose au fond de vous le germe d’un désir éternel ; un de ces instans où la conscience s’évanouit délicieusement dans les choses et se pâme sous la caresse du néant ; un de ces instans où l’on ne sent plus peser sur soi ni le poids fatigant de l’être, ni l’effrayante menace de la mort. Et comme il était là, debout au bord de l’arête, la roche friable céda tout à coup sous ses pieds. Il ne poussa pas un cri. Ses deux compagnons, dont les cheveux se dressèrent d’effroi, virent seulement son grand corps tomber en tournant sur lui-même le long de la paroi qu’ils surplombaient, filer sur la surface du glacier qu’ils venaient de traverser, disparaître. parmi des cailloux que sa chute entraînait, dans le gouffre ouvert sur Solnoir. La catastrophe ne dura pas un quart de minute : la montagne avait, d’un seul coup, dévoré sa proie et rentrait dans son silence tranquille et souriant[13].


Voilà, certes, une superbe page, admirable de mouvement, de puissance et d’ampleur. En cherchant bien, on pourrait y découvrir sans doute quelques menues défaillances de plume[14] ; mais on aurait tort d’appuyer trop lourdement sur ces insignifiantes faiblesses. Car l’on n’a jamais rendu, en termes plus justes, plus directs, plus saisissans, cette sorte d’ivresse toute spéciale, ivresse morale autant que physique, qui s’empare des alpinistes de vocation, et qui les pousse, presque toujours, à « vivre dangereusement » pour la conquérir. On n’a jamais plus fortement, ni plus sobrement exprimé l’horreur soudaine de ces morts tragiques qui sont comme la sournoise revanche des grandes forces inviolées et implacables de la nature. Et enfin, l’on n’a jamais mieux traduit, par des images plus heureuses, plus suggestives, l’impression d’accablement et, tout à la fois, d’admiration éperdue que l’on éprouve en face de ces prodigieux entassemens de montagnes toutes différentes les unes des autres, de ces énormes monstres de pierre et de glace pacifiquement accroupis sur le coin de terre qu’ils écrasent, témoins muets et formidables de lointaines révolutions cosmiques, et, peut-être, de drames humains dont nous avons quelque peine à nous représenter les péripéties... On a appelé, — c’est M. Faguet[15], et la formule est d’une grande justesse, — on a appelé Là-haut une « épopée de la montagne : » il fallait un poète pour concevoir cette épopée, et un écrivain pour l’exécuter.

Et ce ne sont pas seulement les paysages, sourians ou sublimes ; ce sont les mœurs aussi, et ce sont les âmes. Pasteurs pauvres et chargés d’enfans, paysans durs à la peine, faciles à tromper, au parler lent, à l’âme obscure, régens, notaires, hôteliers, avocats, artisans malchanceux, ménagères prudentes et économes, tout ce monde-là vit dans l’œuvre de Rod avec un singulier relief, chacun avec son accent particulier et sa physionomie spéciale. Chacun de ces modestes héros nous reste dans l’esprit, comme des personnages qu’on a coudoyés dans la vie réelle. « Après avoir lu Là-haut pendant six heures, — écrit M. Faguet, — je crois très fermement avoir vécu à Vallanches quatre ou cinq ans. » C’est cela même. Il y a, en particulier, dans ce roman, parmi bien d’autres types originaux et curieux, un certain M. de Rarogne, créateur d’hôtels, exploiteur de paysages, aidant les gens à se ruiner pour profiter de leurs dépouilles, qui est une des créations les plus saisissantes du vigoureux écrivain : « Bien que ses ancêtres eussent détroussé des voyageurs,... celui-ci était un montagnard comme les autres, trapu comme eux, construit, râblé, musclé à leur manière, avec un col de taureau, court et puissant, des épaules massives, de larges mains velues, aux doigts courts ; mais s’il n’avait ni les membres plus fins, ni les allures plus dégagées, ses petits yeux despotes annonçaient plus de ruse, ses mâchoires de carnassier semblaient de force à broyer des pierres entre leurs dents de loup. Sa robuste personne, envahissante et satisfaite, s’imposait avec une bonhomie inquiétante d’arme au fourreau : il en jouait, d’ailleurs, de cette bonhomie, comme il jouait aussi de son prestige, habile à faire miroiter son auréole de succès, de renommée, d’argent[16]. » Ecoutez-le parler, ce descendant des vieux barons batailleurs et pillards :


Ceux qui ont raison, ce sont ceux qui s’emparent des armes nouvelles pour redorer leurs vieux blasons, ceux dont vous pouvez lire les noms illustres à la quatrième page des journaux, parmi les annonces, ceux qui ouvrent des hôtels, qui vendent du vin, qui travaillent et produisent. Voyez moi ! L’écusson des Rarogne était tombé dans la poussière : je l’ai refait à ma manière : c’est mon enseigne ! Ils portaient, — à ce que m’a expliqué mon savant, — d’or à l’aigle de sable, allumée, lampassée et armée de gueules. Moi, je porte simplement : Grand Hôtel de Lestral. C’est aussi de sable et d’or, puisque les lettres sont jaunes sur fond noir[17] !


Celui-là, quand on l’a vu et entendu, on ne l’oublie plus. Et l’on n’oublie pas non plus le père Théodore Boudry, le sinistre héros de l’Incendie, ni Bertigny, le héros douloureux de l’Eau courante. Et par-dessus tous les autres peut-être, on garde le souvenir de « Mademoiselle Annette, » cette délicieuse créature de dévouement, d’abnégation et de tendresse, qui, de ses rêves détruits, de sa destinée manquée, a su faire du bonheur pour les autres. Edouard Rod, qui a tracé, dans toute son œuvre, de bien touchantes figures de femmes, n’en a pas tracé de plus touchante, de plus vraie, de plus vivante. Et ses compatriotes doivent être heureux de lui en avoir fourni, sinon le modèle, tout au moins l’idée et l’inspiration.


V

Rod allait ainsi, très actif sous ses apparences de nonchalance, produisant beaucoup, en livres et en articles, épiant avec curiosité, avec sympathie, avec inquiétude, et les accueillant dans son œuvre, les divers mouvemens de sensibilité et de pensée qui se faisaient jour autour de lui. Il était à peine « au milieu du chemin. » De longues années de fécond labeur semblaient lui être promises. Il allait peut-être essayer sérieusement du théâtre[18]. Bien qu’il eût donné plus d’un beau livre, il ne semblait pourtant pas qu’il eût encore écrit un de ces ouvrages où un écrivain s’exprime à fond et tout entier. Il croyait, très sincèrement, qu’il ne dépasserait, « ni comme art, ni comme étoffe, » l’Ombre s’étend sur la montagne ; mais il était trop modeste, et il se trompait sans doute sur lui-même. Car il nous donnait l’idée d’un chef-d’œuvre que lui seul peut-être, en son temps, pouvait accomplir. Nous rêvions qu’il trouvât un sujet qui lui permit d’évoquer et de décrire des paysages, des mœurs et des âmes suisses, d’étudier, en même temps peut-être qu’une crise passionnelle, quelques-unes des plus vivantes « idées morales du temps présent, » et, en un mot, de traiter, ce qui semblait bien sa vocation propre, un drame de conscience. Si à un pareil sujet, il avait apporté toute la sincérité morale, toute la décision de pensée, tout l’effort d’art dont il était capable, il aurait pu faire un de ces livres qui suffisent à la gloire d’un homme, et qui le classent définitivement grand écrivain.

C’est à ce moment-là que la mort, brutalement, nous l’a pris. Il travaillait alors, pour la Revue, avec son entrain habituel, à un roman dont il voulait bien dire qu’il me devait l’idée, et qu’il eût intitulé la Vie. Il est probable qu’il y eût repris quelques-unes des questions qu’il avait agitées déjà, — plus que résolues, — dans le Sens de la vie. Il voulait y raconter, avec le plus de simplicité possible, sans rien inventer, sans rien arranger, sans essayer de combler les lacunes de ses souvenirs ou de ses ignorances, une histoire dont il avait été le témoin et le confident : l’histoire nullement romanesque d’un homme qu’il appelait Emile Cerliat.


Cet homme, — écrivait-il dans un « Prélude » qu’il a laissé, et où il indiquait son dessein, — cet homme dont le souvenir me préoccupait tout à coup, avait-il été un ami ? Plutôt un camarade. Il m’avait parlé de lui même avec plus d’abandon qu’on n’en a d’habitude. Je ne serai pas indiscret en le mettant en scène, car il suffirait de changer son nom pour que personne ne le reconnût : les événemens de sa vie ressemblaient à ceux de toutes les existences. Si je parvenais à les raconter, mon livre ne serait pas le roman de celui que j’appelle Emile Cerliat ; il serait le roman de la vie commune, de la vie de tous, de la vie enfin...


Qu’est-ce qu’aurait été exactement ce roman de la vie ? Quelles en eussent été la philosophie et les conclusions ? La mort ne nous a pas permis de le savoir : elle a emporté l’écrivain en plein travail et en plein talent ; il n’avait pas cinquante-trois ans.

Mais il n’a point disparu tout entier, puisqu’il nous a laissé une œuvre considérable, — cinquante volumes, — une œuvre extrêmement variée, et qui l’avait placé haut dans l’estime des connaisseurs. Il n’eût tenu qu’à lui, s’il l’avait voulu, d’entrer à l’Académie ; mais il lui eût fallu paraître renier sa patrie d’origine, et, quelque tenté qu’il eût été parfois, — car il l’a été, et son mérite en est d’autant plus grand, — de céder à d’amicales, à de pressantes suggestions, il n’avait pu se résoudre à une démarche qui lui semblait à lui-même moralement discutable. Il avait raison : de tels scrupules honorent plus un écrivain qu’un beau livre.

Les beaux livres, d’ailleurs, abondent, nous l’avons vu, dans son œuvre. Non pas, à dire vrai, qu’on ne puisse, du point de vue de l’art pur, adresser aux meilleurs d’entre eux plus d’une objection. Rod est un bon écrivain, et nous avons cité de lui de fort belles pages : ce n’est pourtant pas un maître de la langue. Il écrivait, je crois, un peu vite, et, surtout, quelque attention qu’il y prêtât, il ne s’était pas entièrement défait de certaines habitudes d’esprit et de style, de certaines locutions aussi qui fleurissent en pays romand[19]. Sainte-Beuve a dit de Rousseau qu’ « il parle un français né hors de France, » qu’ « il articule fortement et avec âpreté, » qu’ « il a par momens un peu de goitre dans la voix. » Cela est vrai aussi de l’auteur du Silence : on trouvera dans sa prose des « pour autant, » des « dans le fait, » des « c’est en règle, » qui attestent leur origine étrangère. De même, il se défend moins que les auteurs de chez nous contre certaines incohérences de métaphores assurément peu recommandables. C’est ainsi qu’il écrira sans sourciller : « A l’inverse du puissant pamphlétaire qui déchire la question romaine avec une éloquence de sang. » Mais il y aurait sans doute quelque injustice à trop insister sur ces chicanes de rhéteur. L’homme qui a écrit telles ou telles pages de Là-haut, de l’Indocile, de l’Ombre s’étend sur la montagne, qui, par exemple, en nous parlant d’un de ses personnages, Michel Teissier, nous dit de lui : « Il se mit alors à errer sur les chemins, talonné par les mauvaises choses de sa vie, » cet homme-là, à ses heures, était un écrivain, et il a, au total, bien honoré les Lettres françaises.

A un autre point de vue, plus essentiel peut-être, on ne saurait dire que l’œuvre romanesque de Rod se place tout à côté de celle des grands maîtres du roman moderne. Il n’est ni un Balzac, ni un Flaubert, ni un Daudet. Aucun de ses personnages n’est marqué de traits assez fortement particuliers et assez généraux tout ensemble pour rester à tout jamais gravé dans la mémoire des hommes ; il n’a pas créé de types littéraires ; il ne fait pas, selon le mot célèbre, concurrence à l’état civil. Mais s’il n’a pas ce don suprême, comme elles sont en revanche bien modernes les âmes dont il a conté les douloureuses destinées, étudié les coupables faiblesses ! Michel Teissier, Richard Noral, Kermoysan, Clarencé, Valentin Délémont, M. Jaffé, Lermantes, et surtout la touchante théorie des femmes, Blanche Estève, Annie Teissier, Mme Herdevin, Alice Délémont, Irène Jaffé, Aloÿse Valérien, Renée Lermantes, — cette Renée que l’écrivain voulait reprendre dans un roman ultérieur pour en faire une Antigone, — ce sont bien là des hommes et des femmes d’aujourd’hui, avec nos idées, nos préjugés ou nos scrupules, et leurs passions mêmes ont l’exacte nuance de tristesse ardente qui est propre à notre temps. Quand les historiens futurs de la sensibilité contemporaine voudront des documens psychologiques sur notre époque, ils en trouveront en abondance dans l’oeuvre d’Edouard Rod.

Ils y trouveront aussi de très justes indications sur l’état des esprits contemporains, sur la manière précise dont se posent, dans notre pensée et notre conscience, les grandes questions morales du temps présent. Toutes les idées qui nous agitent et nous divisent, Rod les a reflétées, exprimées, discutées, dans ses romans et ses essais, avec une fidélité, une impartialité, une lucidité vraiment extraordinaires. Et entre ces doctrines contradictoires, il s’est, il est vrai, toujours refusé à choisir, à prendre parti. Mais je crois qu’on aurait tort de penser que ce fût là pur et simple scepticisme. Que peut-être, vers la fin, il y ait eu dans cette attitude de pensée un peu de diplomatie, il est possible. Mais cette attitude, dans son fond, correspondait bien à un trait essentiel de la physionomie morale de l’auteur du Silence. Trop intelligent pour ne pas tout comprendre, trop épris de moralité personnelle et collective pour ne pas sentir le danger de certaines indulgences, il était à la fois détaché et anxieux. Il souffrait de se donner l’air d’un dilettante, car originairement il avait horreur du dilettantisme. Mais, en vertu de cette indécision foncière d’esprit, et peut-être de volonté, que nous avons déjà notée en lui, il ne pouvait se résoudre à s’arrêter, à se fixer en une doctrine unique, concevant trop bien la relativité de toutes celles qu’il essayait successivement, sans apercevoir « l’endroit par où elles se rejoignent. » Et c’est pourquoi ni les positifs, ni les négatifs, comme il appelait ingénieusement les deux catégories d’esprits qui se disputent la direction de la pensée contemporaine, n’ont jamais pu le compter dans leurs rangs : il leur échappait, et, encore une fois, il souffrait de ne pouvoir appartenir à un groupe déterminé ; car peu d’hommes ont mieux compris et senti le prix de la certitude, n’ont plus douloureusement éprouvé la nostalgie de la paix intellectuelle, n’ont plus sincèrement envié, ni plus passionnément désiré la joie de penser en commun. Au total, c’était un inquiet, une âme complexe et divisée contre elle-même : représentant trop fidèle, et symbole d’autant plus expressif d’une génération qui a été très troublée elle-même, très partagée, et dont tous les fils n’ont pas su trouver l’apaisement de leur inquiétude.

Cet apaisement, Rod aurait-il fini par le trouver, s’il n’avait pas été enlevé sitôt par la mort ? Nous n’en pouvons rien savoir : il y a trop d’imprévu, trop d’inconnu aussi, dans l’histoire des âmes. A raisonner d’après les vraisemblances psychologiques, j’en doute pourtant un peu pour ma part. Au delà d’un certain âge on ne change plus guère ; on prend son parti des contradictions de sa propre nature, on s’en accommode, et, si l’on en souffre encore un peu, cette souffrance même ne va pas sans douceur. C’est une jouissance après tout que de ne pas se sentir une âme étroite et mutilée, et de pouvoir se dire qu’on a l’esprit assez accueillant, assez hospitalier pour contenir une grande diversité de points de vue et de doctrines. Et je sais que, par ce biais-là, il est facile de glisser au dilettantisme. Mais s’il est vrai que l’ascétisme soit une condition de la plus haute vie intellectuelle comme de la plus haute vie morale, le dilettantisme, un certain dilettantisme tout au moins, ne guette-t-il pas, tôt ou tard, tous ceux qui se refusent à l’ascétisme ? Pareille aventure, on le sait, est arrivée à Renan ; et Rod, qui a tant aimé Renan, n’a-t-il pas, à cet égard, subi son influence ? Il se connaissait d’ailleurs assez bien lui-même, et il se définissait volontiers un anarchiste conservateur. Le mot est joli, et il exprime à merveille la double tendance de la pensée de Rod. Mais d’avoir une conscience aussi nette de ses contradictions intérieures, de pouvoir les formuler avec une aussi juste précision, cela n’implique-t-il pas un certain degré de satisfaction, et même d’ironie, où un janséniste verrait assurément percer un peu d’orgueil, et un simple moraliste, une légère pointe de dilettantisme ? Volontiers un peu « anarchiste » dans ses romans passionnels, assez résolument « conservateur » dans ses romans sociaux, l’auteur du Sens de la vie possédait une faculté de dédoublement qui aurait pu devenir aisément dangereuse. S’il avait vécu plus longtemps, il eût été à souhaiter qu’il s’en défiât. Elle a pu le faire accuser d’un peu de dilettantisme ; et du dilettantisme au scepticisme moral, la distance, comme on sait, n’est pas grande.

Et cela eût été d’autant plus fâcheux qu’il aurait ainsi donné le change sur sa vraie pensée. A défaut d’une foi religieuse positive, il s’était fait à la longue une sorte de credo stoïcien qui, pensait-il, non peut-être sans quelque illusion, était susceptible d’en tenir lieu.


La vie, — écrivait-il, — n’a de valeur vraie, comme tant d’autres belles choses, qu’à l’expresse condition qu’on ne l’aime pas trop, et qu’on soit à chaque heure prêt à la quitter. Ceux qui ont conservé la foi n’y ont pas grand’peine, puisqu’elle les rassure sur toutes choses et leur ouvre derrière ce monde des horizons plus radieux. Aux autres, il reste le courage, qui fut l’arme et la cuirasse des stoïciens de tous les temps : c’est encore, à défaut de la foi qui n’est pas à la portée de tous, ce qu’on a trouvé de plus efficace.


Resterait à savoir si ce discret stoïcisme est bien « à la portée de tous, » et s’il n’est pas, lui aussi, lui surtout, une croyance bien aristocratique. Mais, en tout cas, ce n’est point là la profession de foi d’un dilettante et d’un sceptique.

C’est sur cette virile parole que je voudrais prendre congé de ce pénétrant et curieux esprit, de cet écrivain fécond et divers, de ce moraliste ingénieux, de cette âme subtile et tendre. Il est mort sans avoir dit son dernier mot, et sans avoir donné peut-être toute sa mesure. Il manquera longtemps à ceux qui l’ont connu : sa simplicité, son obligeance, sa bonté lui avaient valu des amitiés fidèles et dévouées, et sa fin soudaine, presque tragique, a fait surgir de partout de touchans témoignages d’affection douloureuse et vibrante : il en eût été très heureux, lui qui avait à un si haut degré le culte délicat de l’amitié ! La Suisse tout entière était justement fière de lui, de son talent, de ses succès, de la place qu’il tenait dans la littérature contemporaine. Et cette place était considérable : on l’a bien vu par le vide qu’il a laissé, en nous quittant. Romancier et essayiste, il aura, par des moyens qui lui appartenaient bien en propre, autour des hautes questions de morale individuelle et sociale, entretenu parmi nous la grande inquiétude. Je vois en lui quelque chose comme un Bourget moins Latin, plus ondoyant et plus indécis, un Bourget moins « géomètre » et moins artiste.


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Dès l’époque de Palmyre Veulard, Rod annonçait « en préparation » deux volumes qui n’ont jamais paru, sous ces deux titres : Notes sur l’Allemagne et les Écrivains de l’Italie contemporaine. Fogazzaro disait de lui : « Il ne parlait pas l’italien, mais il le comprenait à merveille, et il avait une large connaissance de notre littérature. Ce qu’il a écrit sur nos anciens maîtres et sur nos auteurs modernes est très remarquable d’intuition et de précision... Je me rappelle avoir lu de lui, il y a longtemps, des aperçus rapides sur notre production littéraire contemporaine qui, venant d’un étranger, m’ont étonné. » (Lettre du 31 janvier 1910, citée dans le Journal de Genève du 7 février.)
  3. Voyez sur ce livre et sur la façon dont il a été compris et accueilli, F. Baldensperger, Gœthe en France, Hachette, 1904, p. 325-330, et Bibliographie critique de Gœthe en France, Hachette. 1907, p. 223-225.
  4. Il est l’auteur d’une intéressante brochure De la littérature comparée, Genève, Georg. 1893.
  5. Lamartine, p. 10-12.
  6. Nouvelles études sur le XIXe siècle, p. 272-281.
  7. Le Silence, p. 194.
  8. « Il (l’auteur) n’entend certes pas donner leur faiblesse en exemple ; mais il ne croit pas non plus dépasser ses droits de romancier en la décrivant, sans en dissimuler les conséquences amures ou tragiques. » (Aloÿse Valérien, préface.)
  9. Voyez, dans la Revue du 15 août 1904, l’article de M. René Doumic sur la Renaissance du roman social.
  10. Lettre inédite du 24 mai 1908.
  11. Journal de Genève du 13 novembre 1905 (non recueilli en volume).
  12. L’Indocile, p. 184-185. — On peut rapprocher cette page d’un article d’Edouard Rod (non recueilli en volume), Rêverie au Vatican (Figaro du 7 février 1906), où l’écrivain s’émerveille « en pleine liberté d’esprit, avec des yeux d’incroyant, » de la place que le Vatican occupe dans le monde, et de la force actuelle et croissante du catholicisme.
  13. Là-haut, p. 286-288.
  14. Par exemple, — et je m’excuse de ces chicanes de rhéteur, — le mot de la fin est bien médiocre. On attendait, et il nous fallait, pour terminer cette belle page, au lieu d’une queue de phrase vague et arythmique, non pas une double épithète approximative (« dans son silence tranquille et souriant ») qui diluât et banalisât l’impression finale du lecteur, mais au contraire une forte, sonore et unique épithète qui reportât la pensée à la contemplation des lois inexorables de la nature : quelque chose comme ceci : « et rentrait dans son silence éternel. » Et il va sans dire qu’un grand artiste, un Chateaubriand ou un Loti, aurait trouvé beaucoup mieux.
  15. E. Faguet, Propos littéraires, 1re série, p. 78.
  16. Là-haut, p. 129.
  17. 'Ibid., p. 250.
  18. Il se proposait de tirer un drame de son roman le Glaive et le Bandeau. Il avait déjà tiré une pièce, qui fut un franc insuccès, de Michel Teissier, et une autre, qui n’a été représentée qu’à Lausanne, de l’Eau courante. Enfin, en 1906, le Théâtre de l’Œuvre a représenté le Réformateur, qui, de l’aveu même d’Edouard Rod, est à peine une pièce de théâtre, mais simplement « de l’histoire conjecturale. » Je n’ai pas cru devoir étudier ces essais dramatiques, qui me paraissent ne rien ajouter à son œuvre, ni à son talent.
  19. Il y a aussi quelque » helvétisme » dans les noms et surtout les prénoms qu’il prête à ses personnages : Aloÿse Valérien, Valentin Délémont ne sont guère des noms de chez nous.