Esquisses du Cœur/02

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ESQUISSES DU CŒUR.


II.
UNE COURSE DE NOVILLOS.
À MADRID.[1]


Mi marido en los toros
Bien se divierte:
Todo el mundo se alegra
Al ver su g ente.

(Cantar Español.)


I.

Je venais à peine d’arriver, un soir de l’hiver de 18.., chez la marquise de Rioja, que, pour la première fois, j’avais trouvée seule, lorsque son mari rentra suivi de son inséparable ami, le comte de Genstiern, chargé d’affaires de Suède à Madrid. — Toute ma soirée était gâtée. — Dans mon dépit, je fus bien tenté d’abord de me retirer sans prolonger davantage ma visite. La manière avec laquelle je tirais mes gants et j’examinais mon chapeau, trahissait, sans doute, une intention de départ. J’étais assis au coin de la cheminée vis-à-vis de la marquise. Je crus lire dans ses yeux qu’elle avait pénétré mon projet, et qu’elle me saurait gré de ne pas l’exécuter. — Ce n’était pas là vraiment de la fatuité, car sans avoir jamais osé, sans avoir pu jamais le lui dire, j’aimais Piedad de toutes les forces de mon âme, je l’aimais trop pour qu’elle ne l’eût pas compris, pour qu’elle ne m’aimât pas elle-même un peu. — Je suspendis donc mes préparatifs de retraite. Je demeurai.

La conversation se traînait lourde et insignifiante depuis plus d’une heure à travers tous les lieux communs imaginables, lorsqu’elle finit par tomber, je ne sais comment, sur les courses de taureaux. C’était un texte favori, un thème inépuisable pour le marquis, vrai grand d’Espagne de la vieille souche, intrépide fumeur, qui n’aimait rien tant au monde, après les cigares du roi, que les courses de taureaux. Une fois mis sur ce chapitre qui convenait surtout à son éloquence, le marquis, jusque-là sombre et taciturne, s’échauffa vite et fit mille curieux récits des innombrables courses auxquelles il avait assisté ou pris part lui-même, conta mille précieuses anecdotes concernant Romero, Pepe-Yllo, et d’autres célèbres toreros dont l’Espagne a gardé le souvenir.

Tandis que le marquis parlait, le comte qui passait pour l’amateur de taureaux le plus éclairé du corps diplomatique, était tout oreilles, et semblait suspendre son intelligence entière aux lèvres de l’orateur.

Quant à moi, je le confesse avec sincérité, j’avais des distractions, j’écoutais à peine. Nouveau venu comme je l’étais à Madrid, assurément, j’avais grand tort de ne pas mieux profiter de cette excellente occasion de m’instruire. Il ne faut pourtant pas me reprocher trop sévèrement mon inattention et mon insouciance. La marquise n’était-elle pas là devant moi, moins attentive encore peut-être, languissamment assise, les bras croisés, au fond de sa bergère, ses jolis petits pieds chaussés de bas de soie blancs à jour et de souliers de satin noir, gracieusement étendus sur un carreau de tapisserie bleue ?

Ô Piedad ! dites. Quand de ces adorables pieds que mes lèvres brûlaient de couvrir de baisers, mon regard s’élevait timidement jusqu’à votre pâle et beau visage ; lorsque je rencontrais tant d’amour dans vos traits si expressifs et si passionnés, n’étais-je pas bien excusable de tout oublier pour ne plus songer qu’aux promesses de bonheur que me faisaient vos grands yeux noirs ?


La conversation continuait cependant entre le comte et le marquis sur le même sujet. Je n’y pouvais plus décemment rester tout-à-fait étranger moi-même.


— Qu’est-ce donc, demandai-je, qu’une course de novillos annoncée pour demain, et dont j’ai lu ce matin l’affiche à la Puerta del sol ?

Le marquis, qui devait, sans doute, ce soir-là nous faire un cours complet de tauromaquia, ne laissa pas échapper la nouvelle occasion que je lui fournissais de déployer toute son érudition, et se chargea fort obligeamment de me répondre, ce dont il s’acquitta certes avec bien plus de développement que n’en attendait la question que je venais de faire au hasard. Il m’expliqua donc que les novillos étaient de jeunes taureaux que l’on faisait combattre dans les courses d’hiver ; qu’en général ils étaient alors embolados, c’est-à-dire qu’ils avaient les cornes garnies à leurs pointes de fortes boules qui amortissaient leurs coups. Il m’apprit encore que l’on tuait habituellement à ces courses deux ou trois taureaux non embolados qui faisaient eux-mêmes de leur mieux pour rendre la pareille à leurs adversaires, hommes ou chevaux, ce à quoi ils réussissaient fréquemment, parce qu’ils avaient alors affaire à des toreros la plupart jeunes débutans sans expérience, qui venaient l’hiver faire leur apprentissage et se former aux courses de l’été, plus sanglantes, plus sérieuses et par conséquent beaucoup plus intéressantes.

Le marquis voulut bien me donner encore sur les novillos une foule d’autres détails que je fus assez ingrat pour n’écouter et ne comprendre que très imparfaitement.

Lorsqu’il eut enfin achevé :

— Voilà sans doute une belle et profonde dissertation, me dit en souriant la marquise. Elle ne doit cependant point vous suffire. Il ne faut pas que vous manquiez d’assister à cette course annoncée pour demain. Il y a long-temps que je n’ai vu moi-même de novillos. Je ferai retenir une loge. Vous y viendrez, si vous voulez, avec nous. Les véritables aficionados, comme le marquis, honorent, il est vrai, rarement ces courses de leur présence ; mais mon mari nous accompagnera peut-être en votre honneur, et nous compléterons là, je l’espère, ensemble votre éducation.

— Je ne pourrai partir avec vous, mais j’irai, je vous le promets, vous rejoindre, dit le marquis, évidemment bien satisfait de voir sa femme s’intéresser si fort à la propagation de la science.

J’avais accepté l’offre de la marquise avec reconnaissance. — Je ne fus pas assez indiscret pour insister sur l’exécution de la promesse que son mari venait de nous faire.

— Ne manquez pas de me venir prendre demain à trois heures précises, me dit la marquise au moment où je me retirais.

Y manquer ! y manquer ! répétai-je, tout haut, ivre de bonheur, courant et sautant follement par les rues désertes de Madrid, en retournant à mon hôtel. Y manquer ! que dites-vous là, Piedad ? Quelle recommandation vous me faites !

Et je ne pus m’endormir que bien tard. Et une seule pensée me poursuivit toute la nuit, dans mon insomnie et dans mes rêves.

II.

On se doute bien que je fus exact au rendez-vous que m’avait donné la marquise. J’arrivai donc chez elle le dimanche un peu avant trois heures. Je la trouvai déjà tout habillée. Elle avait mis une basquine garnie de boutons d’or au bas de la jupe et sur les manches, puis la longue mantille noire. C’était le costume complet de maja. Il lui allait délicieusement. Jamais elle ne m’avait semblé si belle, si espagnole !

On vint l’avertir que sa voiture était prête. Nous partîmes.

La journée était magnifique. Il n’y avait pas un nuage au ciel. Ce soleil de février était si ardent, que la marquise baissa l’un des stores de soie verte de la voiture.

— Nous aurons bien beau temps, lui dis-je alors, m’applaudissant d’avoir enfin osé rompre, par cette ingénieuse observation, le silence que nous avions gardé jusque-là l’un et l’autre.

— Oui, la course sera belle, reprit-elle ; puis, après une pause de quelques momens, ne vous semble-t-il pas cependant, ajouta-t-elle, qu’il convient peu à une femme d’assister à des spectacles pareils à celui que nous allons voir ? Il n’y a plus vraiment beaucoup d’Espagnoles de la société qui aient maintenant le courage de supporter de si cruels plaisirs. Moi-même je n’y suis pas fort habituée, je vous assure. Pourtant vous m’allez croire peut-être bien insensible et bien inhumaine.

— Oh ! non pas, m’écriai-je, vivement touché par cette justification à laquelle elle daignait descendre, et que rendait pour moi si complète la douce et tendre expression de son regard, oh ! non pas. Je serais trop à plaindre, madame, si je ne pouvais compter sur beaucoup de pitié dans votre cœur.

Et mon regard disait aussi davantage ; mon regard la remerciait d’être venue bien moins pour cette course, que pour me permettre d’être un peu seul avec elle au milieu de la foule ; — et mon regard fut aussi compris.


III.

Nous étions cependant arrivés à la place des taureaux. Nous étions montés à notre loge. Dès que j’y fus entré, je me trouvai vivement saisi d’abord du spectacle pittoresque et animé qui s’offrait à mes yeux. Au-dessous du rang des loges, l’amphithéâtre des gradas cubiertas, puis plus bas celui du tendido déroulaient leurs gradins encombrés d’une multitude immense. Le sable de l’arène, vide encore, réfléchissait vivement les rayons d’un éblouissant soleil qui servait de lustre à cette vaste salle de spectacle.

Après avoir ainsi quelques momens contemplé tout le cirque, je me tournai vers la marquise, près de laquelle j’étais assis sur le devant de la loge. Elle semblait jouir de ma surprise, et souriait doucement.

— Prenons courage, me dit-elle, ils vont, je crois, commencer bientôt.

En effet, les cris éclatans et la joyeuse rumeur qui s’élevaient des divers points de l’enceinte s’apaisèrent tout-à-coup. Le corrégidor venait de paraître dans sa loge.


IV.

Quatre alguazils à cheval entrèrent bientôt dans l’arène. Ils y introduisirent d’abord les toreros à pied, revêtus de leurs riches costumes, tenant à la main leurs manteaux aux couleurs éclatantes. De grands applaudissemens saluèrent l’arrivée de quelques-uns d’entre eux ; mais ce fut une joie, ce furent des rires et des transports universels, lorsqu’au lieu de picadors à cheval, on vit paraître dans la place deux espèces de Sancho Pança, portant vestes bariolées et chapeaux pointus, montés sur des ânes, et brandissant fièrement de très longues lances. Ils se placèrent comme se placent d’ordinaire les picadors, près de la porte du toril, le long de la barrière, à quelque distance l’un de l’autre.

Un profond silence régnait dans tout le cirque.


— Le premier taureau va être lancé, me dit la marquise. Mais ne vous alarmez pas ; ce n’est encore qu’un taureau embolado. Il ne s’agit pas cette fois d’un combat sérieux.

Un roulement de tambour se fit entendre. C’était le signal. Je me sentais très ému. Je repoussai au fond de la loge une chaise qui se trouvait entre la mienne et celle de Piedad.

Les portes du toril s’ouvrirent. Un jeune taureau embolado s’élança dans l’arène. L’animal, étonné, s’arrêta d’abord, grattant du pied la terre, mais dès qu’il eut aperçu le premier Gilles, il se précipita soudain vers lui, et le heurtant avec fureur, il le renversa lui et son âne, leur faisant faire du coup cinq ou six culbutes l’un sur l’autre, puis, sans s’arrêter, courant au second cavalier qui le défiait et le menaçait de sa lance, il le désarçonna de même et le fit aussi rouler sur la poussière, ainsi que sa monture.

À cette première escarmouche qui fut l’affaire d’un instant, de joyeux applaudissemens éclatèrent aux amphithéâtres. Moi, cependant, je tremblais pour ces malheureux bouffons, si rudement jetés sur le sable. Je fus néanmoins bientôt rassuré. Pendant que les capeadors entraînaient le taureau vers l’autre bout de l’arène en agitant devant lui leurs manteaux, nos deux chevaliers se relevèrent eux-mêmes. Ils n’étaient, il est vrai, nullement blessés, et firent, au contraire, mille gestes plaisans, mille grotesques bravades, en brandissant leurs lances qu’ils avaient reprises. Quant aux deux ânes, ils semblaient beaucoup moins disposés à recommencer les hostilités, et restaient languissamment étendus à terre. On eut grand’peine à les remettre sur leurs pieds, et il fallut même pour cela les prendre à bras et les porter ; encore, les pauvres bêtes, lorsque leurs cavaliers furent remontés sur elles, se tinrent-elles les jarrets ployés, les oreilles basses, toutes tremblantes, craignant au moindre mouvement de voir se renouveler le rude assaut qui venait de leur être donné. Il le leur fallut pourtant subir deux autres fois, à-peu-près de la même façon, à l’inexprimable contentement de la multitude. Ils n’étaient pas néanmoins encore blessés, non plus que les cavaliers après leur troisième défaite. Ces derniers paraissaient bien souhaiter de rentrer en lice ; mais il n’y eut pas moyen d’y décider leurs ânes. On eut beau s’y prendre avec eux de toute manière. On eut beau les flatter et les caresser, puis les frapper de coups de bâton, les piquer et les tirer par la queue ; ce fut en vain. Si l’on réussissait à les relever en les portant, ils se recouchaient soudain. Il fallut donc absolument renoncer à leur faire affronter un quatrième combat ; il les fallut abandonner là, en butte aux moqueries et aux sifflemens du peuple, dont ils semblaient au surplus avoir beaucoup moins de frayeur que des bourrades du taureau.


V.

Assurément tout cela ne m’avait que très médiocrement réjoui. Je ne me sentais pas vraiment fort à l’aise. Cependant il n’avait pas encore coulé de sang. — Je faisais bonne contenance.

J’avais quelque peu rapproché ma chaise de celle de la marquise.

— Ce spectacle est moins terrible que je ne l’avais craint, lui dis-je alors, essayant de sourire.

— Oh ! reprit-elle, ça n’est rien jusqu’ici. Dieu veuille que toute la course se passe ainsi.

Et en même temps la chaise de Piedad fit aussi un léger mouvement qui ne l’éloigna pas de la mienne. — Je la regardai. Elle rougit et je rougis comme elle.

Et mes yeux se baissèrent comme les siens et se tournèrent de nouveau vers l’arène.


VI.

À ce moment, un jeune homme, revêtu du costume de majo, s’élança légèrement du tendido dans la place, et, courant s’agenouiller devant la loge du corregidor, demanda la permission de piquer une paire de banderillas dans le cou du taureau. De pareilles requêtes sont fréquentes, et il y est fait droit d’ordinaire sans difficulté. L’autorisation s’accorde d’ailleurs aux risques et périls de l’aficionado. Tant pis pour lui s’il ne vient point avec assez d’adresse et d’expérience pour soutenir la lutte dangereuse à laquelle il s’expose.

On remit au jeune homme une paire de banderillas. S’avançant soudain du côté du taureau, lorsqu’il fut à une trentaine de pas de lui, il leva les bras en l’air, défiant son ennemi de la voix et du geste, épiant l’instant où celui-ci baisserait la tête, pour courir lui enfoncer ses flèches dans le cou. Mais le taureau ne se livra pas ainsi. Prenant l’avance sur son adversaire, il s’élança vers lui avec une incroyable rapidité. Le jeune homme s’était laissé enlever l’avantage, il ne lui restait plus assez de temps ni d’espace pour prendre aussi son élan ; il ne pouvait donc plus attaquer, et comme armes défensives, ses banderillas ne lui suffisaient point : aussi, les jetant à terre, songea-t-il d’abord à fuir ; mais s’étant retourné, il vit bien qu’il se trouvait beaucoup trop loin de la barrière pour l’atteindre à temps et s’y mettre à l’abri. Il fit donc volte-face, et s’imaginant sans doute que ce novillo embolado n’était que peu redoutable, il l’attendit de pied ferme, comptant peut-être esquiver son choc en sautant de côté, ou même par-dessus l’animal.

Le pauvre enfant avait calculé ses ressources avec plus de courage que de prudence. La furie du taureau et son agilité déjouèrent tous les moyens de défense de son ennemi. Avant que ce dernier eût pu seulement bouger, le novillo l’avait pris déjà sur ses cornes et l’avait jeté à une vingtaine de pieds en l’air. — Le malheureux retomba sur la tête. Il avait dû se la briser du coup. — Le taureau ayant passé outre, on accourut vers le jeune homme. Il ne donnait plus signe de vie. Les chulos l’emportèrent immobile. — Au moins n’avait-il pas long-temps souffert.


VII.

Je n’y pus tenir. Je me levai brusquement. Piedad me saisit la main ; la sienne tremblait. Je me rassis sur ma chaise, qui se retrouva, je ne sais comment, beaucoup plus près de la sienne. — Elle était toute pâle.

— Qu’avez-vous, mon Dieu ? m’écriai-je. Vous trouvez-vous mal, Piedad ?

— Moi ! je n’ai rien, dit-elle d’une voix émue. Je suis bien ! C’est vous qui souffrez, John ! Allons-nous-en, n’est-ce pas ? Allons-nous-en.

Oh ! oui. J’aurais bien voulu partir, mais comment le pouvoir ? Nous étions seuls dans cette loge ! Nous étions seuls ensemble pour la première fois ! — Et sa main tenait toujours la mienne ! Pour partir, il eût fallu renoncer à tout ce bonheur ! Et ce bonheur n’était-il pas mille fois plus grand que ce spectacle n’était cruel ?

— Non, restons, je vous en supplie, restons, si vous le pouvez, repris-je enfin. Je suis un homme, Piedad ; cette scène m’a ému un peu, je l’avoue, mais je puis demeurer ; je puis maintenant supporter le reste.

— Restons, dit-elle, bien bas.

Et en même temps sa main pressa doucement la mienne, et ses yeux à demi fermés me jetèrent un de ces regards qui vous traversent toute l’âme. — Oh ! la course pouvait continuer. Je l’aimais cette course, je la trouvais belle ! — J’étais inhumain peut-être, j’étais sans pitié. — Mais que voulez-vous ? J’étais si heureux !


VIII.

La mort de ce pauvre jeune homme, cet évènement qui m’avait semblé d’abord devoir suspendre la course, avait produit bien peu d’impression dans la place. Rapide et instantané comme il avait été, à peine avait-on eu le temps de le remarquer. Lorsque je regardai de nouveau du côté de l’enceinte, on ne s’y occupait déjà plus du torero tué. Aux amphithéâtres, le peuple s’épuisait seulement encore en joyeuses observations sur la persévérance des deux ânes, qu’aucune bastonnade ne pouvait parvenir à remettre sur leurs pieds.

La gaîté universelle fut cependant bientôt distraite de ce plaisir par un autre spectacle non moins divertissant qui lui fut offert.

Deux chulos entrèrent dans la place, marchant à grand’peine dans de longs paniers défoncés qui leur venaient jusqu’aux aisselles et leur formaient des espèces de robes d’osier. Leurs têtes et leurs bras en sortaient par le haut, et ils tenaient aux mains des banderillas, qu’ils devaient, affublés ainsi, piquer sur le cou du taureau. À vrai dire, la chose n’était pas facile, et dans cet attirail, ils étaient médiocrement libres de leurs mouvemens.

Je tremblai encore en songeant aux suites probables du nouveau combat qui allait s’engager. Je tâchai néanmoins de me préparer un peu de courage pour quelque autre catastrophe.

On avait cependant conduit ou plutôt porté dans son panier l’un de ces toreadors à une trentaine de pas du taureau, puis tous les chulos s’étaient retirés à distance, laissant l’homme et l’animal vider seuls leur querelle.

Le toreador avait la tête tournée vers son ennemi, et dans ses mains élevées en l’air, tenait deux banderillas. Le taureau de son côté, regardait d’un air étonné cet homme cuirassé d’une si bizarre façon. Ils s’observèrent ainsi quelques instans, immobiles l’un et l’autre. Puis, tout d’un coup, l’impatient novillo, commençant l’attaque, se précipita sur son adversaire ; mais celui-ci, qui se tenait prêt et ne perdait pas de vue un seul des mouvemens de l’animal, au moment où il s’avança les cornes baissées, lui piqua fortement ses banderillas dans le cou. — Ainsi qu’une tortue qui se retire et se retranche au moindre danger sous ses écailles, tête, bras et pieds, l’habile toréador s’était en même temps réfugié tout entier sous l’abri du panier que le taureau avait seulement heurté violemment et renversé. Voyant sa rage trompée et se sentant en outre blessé, le novillo, doublement excité par le besoin de la vengeance et par la douleur, revint et se précipita plus furieux sur le panier qu’il fit sauter, et retourna de toutes façons, sans néanmoins en pouvoir arracher l’adroit banderillero, qui en fut quitte pour rouler dans sa coquille tout le long de l’arène, rudement poussé jusqu’à la barrière. Là le taureau, lassé, sans doute, d’épuiser sa colère sur un objet inanimé, finit par l’abandonner et courut attaquer le second banderillero, qui ne se défendit pas avec moins de bonheur et ne fut pas non plus moins vigoureusement renversé, secoué, puis roulé dans son panier sur la poussière.

Après avoir plusieurs fois livré le même combat, avec les mêmes chances, le même courage et la même habileté, les deux banderilleros furent enfin tirés de leurs paniers, dont ils sortirent sains et saufs, d’ailleurs un peu en désordre et non sans quelques légères contusions, aux grands applaudissemens des spectateurs.

Bien que blessé par quelques banderillas, ce premier taureau n’était pas condamné à mort. Les chulos le firent sortir de la place ainsi que les ânes, qui consentirent enfin à se relever dès qu’ils ne se trouvèrent plus en présence de leur redoutable vainqueur.


IX.

Je commençais à m’aguerrir. Je prenais goût à ce spectacle. Non-seulement je ne songeais plus à partir, mais je tremblais que la course ne se terminât bientôt. Il est vrai que j’étais près de Piedad, — tout près d’elle. — Nous nous taisions pourtant ; mais non. — Ce n’était pas là du silence. Nos cœurs se parlaient si bien par nos regards, — par nos mains qui se tenaient toujours, et qui, — je ne sais comment cela s’était fait, — du rebord de la loge étaient retombées sur nos genoux, qui se touchaient aussi.

Et puis, pendant que le drame de la place se jouait sous nos yeux, chaque fois que l’action devenait plus vive, chaque fois que l’un des acteurs était menacé, nous nous rapprochions involontairement un peu davantage ; nos mains tremblaient ensemble et se pressaient plus étroitement.


X.

Cependant une scène d’un nouveau genre se préparait dans l’arène. L’entracte ne fut pas long. Les chulos étaient venus planter un arbre coupé à une quarantaine de pas en face de la porte du toril. On vit bientôt paraître un torero, affublé d’un costume complet d’ours noir. Cet ours, des plus lestes et des plus ingambes, courut faire la révérence obligée au pied de la loge du corregidor. On lui remit alors une lance dont le fer était très long, très large et très affilé, puis on le conduisit auprès de l’arbre. L’ours s’accroupit au-dessous, tenant sa lance dans ses pattes, et en dirigeant la pointe du côté de la porte du toril, par laquelle allait être introduit le taureau. Deux véritables picadors à cheval entrèrent en même temps dans l’arène et s’allèrent placer le long de la barrière, afin sans doute d’être à portée de secourir l’ours, s’il en était besoin.

Le roulement du tambour se fit entendre. Aussitôt un petit taureau noir non embolado se précipita dans la place, puis s’arrêta brusquement, bien moins effrayé que surpris en apparence, à l’aspect de l’étrange ennemi qui l’attendait.

L’ours et le taureau se mesurèrent ainsi quelques momens du regard, l’un et l’autre dans une complète immobilité. Cependant l’ours toréador, qui paraissait être un joyeux et hardi compère, ouvrit sa large gueule, et poussa un cri aigu. Ce fut le signal. Le taureau, voyant là sans doute un affront et un défi, s’élança soudain vers son adversaire. Mais celui-ci, qui le voyait venir, dirigea si habilement la pointe de sa lance, appuyée d’ailleurs fortement au sol, entre les cornes du taureau, que ce dernier se l’enfonça profondément lui-même et par son seul élan dans le front.

L’animal était blessé à mort. Il recula lentement, puis releva convulsivement sa tête où la lance était restée fixée. On eût dit une licorne.

L’ours, qui sortait vainqueur de cette lutte difficile et périlleuse, se redressa joyeusement sur ses pieds de derrière, ouvrit une seconde fois son énorme gueule, avec une manière de ricanement grotesque ; puis, courant vers le taureau, lui sauta sur le dos à califourchon. Il ne s’y tint pas long-temps. Sentant sa victime chanceler, il la laissa seule se renverser à terre, s’y rouler, s’y débattre, et bientôt expirer. Quant à lui, faisant mille gentilles salutations à la foule qui le couvrait d’applaudissemens et de viva, il franchit en un bond la barrière et disparut, se dérobant modestement à son triomphe.

XI.

Au moment où les mules enlevaient au grand galop, traîné sur la poussière, le corps du taureau qui venait d’être ainsi tué, on frappa vivement à la porte de notre loge. — Ce bruit nous réveillait comme en sursaut, et nous tirait d’un bien doux rêve. — Je fus si troublé d’abord, que je ne pus bouger. Cependant on avait frappé de nouveau. — Je me remis un peu. J’éloignai brusquement ma chaise de celle de la marquise, puis je me levai ; je fus ouvrir la porte.

C’était le marquis qui arrivait. Il n’arrivait pas seul au moins. Cela valait mieux. Avec lui venait le comte, le chargé d’affaires de Suède.

— Vous me trouvez bien en retard, dit le marquis avec bonhomie, en entrant dans la loge.

Je ne songeais, je l’avoue, à rien moins qu’à lui en faire le reproche ; pourtant il m’avait mis sur la voie, j’aurais pu lui dire oui. — Mais je fus généreux, je ne répondis rien.

— Eh bien ! poursuivit le marquis, s’adressant à sa femme, comment les choses se sont-elles passées ? Vous êtes-vous fort divertis ?

La marquise se pencha quelque peu hors de la loge, et parut ne pas entendre. — Elle rougit pourtant, mais ne répondit rien non plus.

Notre silence et notre trouble auraient sans doute été remarqués par de soupçonneux et clairvoyans observateurs. Mais le marquis s’était occupé fort peu des paroles qu’il nous avait dites probablement en l’air, par forme de politesse et de conversation. Se retirant d’abord au fond de la loge dans un coin, il se mit à fumer très paisiblement un énorme cigare du roi, et ce fut à peine si les épais nuages de fumée dont il s’enveloppa bientôt, laissèrent distinguer sur son visage l’expression de béatitude qui s’y était venu peindre. Quant à notre chargé d’affaires, diplomate des plus énormes dimensions, et de l’espèce la moins communicative, après nous avoir honorés d’une gracieuse salutation, accompagnée de quelques mots inintelligibles d’une langue faite à son usage avec des lambeaux de toutes les langues de l’Europe, sans faire à nous plus d’attention, il s’assit entre Piedad et moi, et s’étalant sur le devant de la loge, il pointa sa lorgnette vers la place.

Je me trouvai donc séparé de la marquise par toute la largeur et toute l’épaisseur de ce personnage. Il n’y avait pas jusqu’à nos regards qui n’en fussent interceptés ! Qu’y faire ? Il fallait bien se résigner !


XII.

La course avait cependant continué. Un taureau blanc, non embolado, avait été lancé dans la place ; mais bien que condamné à mourir, il ne semblait pas d’une humeur fort belliqueuse, et reculait obstinément devant la lance des picadors. Indigné de sa lâcheté, le peuple le sifflait à outrance et demandait à grands cris les banderillas de fuego. Ce fut alors que parut le Portugais Antonio Gravina, torero célèbre par son adresse et son courage. Il était monté sur des échasses au moins hautes de quatre pieds, et devait combattre ainsi le taureau. Cette lutte était assurément l’une des plus périlleuses que l’on eût inventées ; et quand je songe à tout ce que ce toréador affrontait à-la-fois de dangers, en vérité, je ne crois pas que jamais homme ait joué sa vie contre autant de chances mortelles.

On ne trouvait pas néanmoins que le taureau fût encore assez animé pour être attaqué par le matador avec l’épée. Selon le vœu du peuple, on apporta donc des banderillas de fuego. On en remit deux à Gravina, qui, les tenant dans chaque main, s’avança vers son adversaire à pas immenses. L’ayant bientôt atteint, il lui lança de côté ses banderillas dans le cou. À peine s’y furent-elles fixées qu’elles s’enflammèrent, et l’on vit soudain la pauvre bête bondir effroyablement au milieu d’une pluie de feu, accompagnée de fortes détonations. Cela dura quelques secondes, pendant lesquelles Gravina put s’éloigner et aller prendre l’épée, en demandant au corregidor la permission de tuer le taureau.

Mais l’animal, si cruellement torturé tout-à-l’heure, ne fuyait plus maintenant. Il brûlait de se venger, et poursuivait les capeadors, écumant, furieux, terrible. C’était bien, au surplus, ainsi qu’on l’avait voulu.

Il n’attendit pas non plus que Gravina fît tout le chemin une seconde fois, et le vint défier encore. L’ayant reconnu sans doute, il courut à sa rencontre. Le matador, le voyant ainsi s’élancer, s’arrêta de son côté, se mit en garde et se pencha du haut de ses échasses, tenant son épée inclinée. Le combat ne fut cependant pas long. Bien que l’estocade fût merveilleusement dirigée, le taureau s’était précipité avec une telle rapidité, la tête si basse, qu’à peine le fer lui entra-t-il dans le cou de quelques pouces. Ce n’était qu’une légère blessure ; ce n’était pas assez pour retenir son élan, car en même temps il heurta de ses cornes si violemment le pied des échasses, que le malheureux matador, perdant l’équilibre, fut renversé sur le dos, de toute leur hauteur.


XIII.

Cette horrible chute m’avait brisé tout entier moi-même. Un nuage passa sur mes yeux. Une sueur froide couvrit mon front. Je demeurai quelques instans comme privé de connaissance, sans plus rien voir, sans plus rien entendre. Puis je me levai brusquement. Cette fois j’étais décidé. Je voulais absolument m’en aller. — Mais je regardai Piedad. Tous ses traits étaient renversés. De grosses larmes coulaient le long de ses joues. Elle les essuya. Ses yeux, encore humides, s’étaient cependant fixés sur les miens avec une expression d’une incroyable puissance. Ils m’ordonnaient avec prière de rester. Ils me disaient : — Oh ! ne pars pas ! Tu es à moi maintenant. Tu m’appartiens. Je ne veux pas que tu partes. — Et puis il y brillait un rayon d’espoir, je ne sais quelle promesse de consolations prochaines. Ils disaient aussi : — Nous serons seuls encore. On nous laissera revenir ensemble. — En vérité, je n’eus pas la force de désobéir à ce regard. — Je restai.


XIV.

On avait cependant emporté le matador mourant. Pour venir à bout du taureau blessé, pour l’achever, les chulos avaient dû lui couper traîtreusement les jarrets avec la media luna. Cette boucherie terminée, le corps sanglant de l’animal fut entraîné par les mules hors de l’arène.

Est-ce tout ? me disais-je. Trouvent-ils que l’on ait maintenant assez versé de sang ?

Tandis que je me parlais ainsi, l’on s’occupait à diviser la place en deux portions égales, au moyen d’une barrière à hauteur d’appui, formée de pieux que l’on fixait en terre, et de planches adaptées les unes aux autres,

— Oh ! oh ! il y a division de la place, s’écria mon gros voisin, ce sera drôle.

— Vous avez du bonheur, dit, en me frappant sur l’épaule, le marquis, qui venait d’achever son second cigare du roi. Vous allez voir l’un des spectacles les plus divertissans de nos courses.

J’ai bien du bonheur, en effet, pensai-je, pour mon début, voici déjà que je viens de voir tuer deux hommes.

— Mais, demandai-je au marquis, est-ce pour nous donner ce spectacle si divertissant que l’on sépare la place en deux parties ?

— Justement, répondit-il ; au moyen de cette division, nous allons avoir deux combats à-la-fois, un dans chacune de ces deux parties de la place.

— Fort bien, observai-je, mais un double combat simultané ne doit-il pas nuire à l’intérêt d’une course, à-peu-près de même qu’une double action à celui d’un drame ?

Le marquis sourit avec bienveillance, et cette objection me parut lui avoir donné une idée assez haute de ma capacité.

— Vous avez bien raison, répondit-il gravement, après une légère pause, aussi de pareilles scènes sont-elles en dehors de l’art, et ne doit-on les considérer que comme de simples divertissemens.

Cela dit, il se remit à fumer un troisième cigare du roi, qu’il venait d’allumer tout en me formulant ce dernier axiome.


XV.

Cependant le double combat avait commencé, et comme je l’avais si bien prévu, c’était chose pénible et fatigante que de suivre en même temps ces deux actions. L’une et l’autre sans doute étaient déjà bien saisissantes, bien terribles. Déjà dans l’une et l’autre arène, un picador, qu’assistaient de leur mieux les capeadors et les chulos, se trouvait aux prises avec un taureau.

La tête me tournait. J’étais étourdi, frappé de vertige, ébloui. Je regardais bien, mais je regardais stupidement, je voyais à peine.

Tout-à-coup une éclatante et universelle clameur s’éleva des amphithéâtres, et me tira de cet engourdissement. Je frémis et tremblai de la tête aux pieds. Ô mon Dieu ! Une péripétie bien brusque et bien inattendue venait de rétablir toute l’unité d’action de ce drame sanglant. — Dans l’une des arènes au-dessous de notre loge, un picador seul était assailli par les deux taureaux dont l’un venait de franchir la barrière qui divisait la place. Que pouvait avec sa lance le pauvre cavalier contre ces deux bêtes furieuses ? Son cheval, éventré d’abord et mis en lambeaux par elles, disparut bientôt avec lui sous leurs pieds.

C’était un effroyable spectacle. Je ne pus le soutenir. Quoi qu’il m’en dût coûter, je ne voulus pas cependant partir. Je fermai les yeux. Je me les couvris avec les mains. Je me bouchai les oreilles. — Je demeurai long-temps ainsi. J’entendais bien par intervalles comme de vagues et sourds bourdonnemens, des rumeurs confuses ; — au moins n’en distinguais-je pas le sens ; — au moins ne savais-je pas si c’étaient là des cris de joie ou de détresse. — Ce n’est pas que la joie de ce peuple ne m’eût épouvanté peut-être autant que sa pitié ! — Mais je ne voyais ni l’une ni l’autre. C’était beaucoup.


XVI.

Tous ces bruits paraissaient néanmoins s’être apaisés. Il me sembla qu’un profond silence régnait dans le cirque. Je rouvris les yeux. Je regardai.

Le double combat était terminé. Déjà l’on faisait disparaître la barrière qui divisait la place. L’armée des toreros, cavalerie et infanterie, picadors, chulos, banderilleros et matadors, se retirait en bon ordre. Les corps de trois chevaux et des deux taureaux étaient seulement encore couchés sur le champ de bataille, mais on attelait les mules qui les en allaient successivement enlever. Des jeunes gens, des hommes, des enfans, s’étaient aussi précipités en foule du tendido dans l’arène et se pressaient autour des cadavres sanglans de ces animaux qu’on venait de leur immoler ; se penchant sur eux, considérant de tout près leurs larges blessures.

— Est-ce fini ? dis-je au marquis. Allons-nous avoir encore quelque autre divertissement ?

— Oh ! ce qui reste est peu de chose et bien moins intéressant que tout ce que vous venez de voir. Il est bon cependant que vous demeuriez et que vous attendiez la fin. Vous aurez ainsi une idée complète de ces courses. Pour moi, je vais descendre à l’infirmerie de la place avec le comte ; nous y saurons des nouvelles du picador, qui sans doute est bien grièvement blessé. Vous dînez avec nous, je pense. Alors vous ramènerez ma femme, n’est-ce pas ?

Je n’avais assurément point d’objection contre cet arrangement. Je n’en fis donc aucune.

Le jour baissait. Le marquis et le comte partirent.


XVII.

Ils nous avaient donc laissés ! Piedad et moi, nous nous retrouvions seuls ! Nous demeurâmes silencieux quelques momens. À peine nos yeux eux-mêmes osaient-ils se parler.

— Tout leur carnage est maintenant achevé, me dit enfin Piedad d’une voix émue ; mais vous avez bien souffert, John ! Et c’est moi qui l’ai voulu ; c’est pour moi que vous êtes resté. — Vous devez me trouver sans pitié ! Vous êtes fâché contre moi. — Oh ! pardonnez-moi, mon ami !

Et elle me tendit la main. Et je la pressai passionnément dans les deux miennes.

Oh ! quel moment pour nous ! Comme nous avions l’un et l’autre besoin de cet épanchement ! Au moins nos âmes dont tant de cruelles secousses venaient de frapper si violemment les cordes les plus sensibles, en pouvaient mêler et confondre les vibrations ! Et leur accord était si parfait ! Tant de sympathies pareilles résonnaient en nous ! Nos cœurs palpitaient si harmonieusement sur le même mode. — Jamais, oh non ! jamais nous ne nous étions aimés ainsi ; — oh ! c’est que jamais aussi semblables émotions n’avaient exalté en nous à ce point la puissance d’aimer !


XVIII.

Le jour baissait rapidement ; on ne pouvait plus voir que confusément ce qui se passait dans la place. Les corps des taureaux et des chevaux enlevés, six très jeunes novillos embolados y avaient été, successivement et à tour de rôle, lancés au milieu de la foule qui la remplissait. Ces pauvres animaux, étourdis, sinon effrayés par les cris et les huées de cette multitude qui les entourait et les harcelait, couraient çà et là, tête baissée, de tous côtés. C’était d’ailleurs, surtout parmi les enfans, à qui les défierait avec sa veste ou son manteau, et ferait avec eux le petit matador. Quelques-uns de ces écoliers-toreros attrapaient cependant de bons coups de cornes, ou bien étaient culbutés et jetés en l’air. Mais peu d’entre eux étaient mis hors de combat. Ils se relevaient, la plupart, très vite et revenaient à la charge. C’était pour eux une affaire d’amour-propre ; et puis, sans doute, ce jeu les amusait fort.


XIX.

Lorsque le dernier de ces novillos fut sorti de la place avec les cabestros que l’on avait amenés pour le faire rentrer au toril, un long roulement de tambour se fit entendre. Une compagnie de volontaires royalistes entra dans l’arène et la fit évacuer. Toute cette foule qu’ils chassaient devant eux, regrimpa bien vite alors dans le tendido, par-dessus la barrière.

Il faisait nuit. À peine déjà distinguait-on vaguement groupées par masses, les formes et les figures du peuple, encore entassé sur les gradins du cirque ; mais on y voyait luire et scintiller de tous côtés, comme des étoiles, les cigaritos allumés.

On tira bientôt un feu d’artifice au milieu de la place. C’était assurément un curieux et beau spectacle, lorsque les bombes éclataient, de voir soudainement éclairés, jaillir à-la-fois de l’obscurité, tant de milliers de visages rangés circulairement aux amphithéâtres, tant de milliers de regards levés en même temps vers le ciel.

Oui, tout ce spectacle était beau, car je le voyais avec Piedad, car je respirais son souffle, car son front touchait presque le mien, car j’étais assis sur sa chaise plus que sur la mienne, car nos mains se tenaient et nos doigts s’étaient entrelacés, car nous étions seuls, car la nuit était sombre.


XX.

Cependant tout était fini. Les tambours avaient battu la retraite. La foule se pressait aux portes et s’écoulait rapidement. Il nous fallait bien aussi partir. Nous descendîmes lentement.

— Vous m’aimez bien au moins, me dit avec passion la marquise, serrant fortement mon bras qu’elle avait pris.

Sa voiture nous attendait en bas. Lorsque le chasseur eut refermé sur nous la portière, je levai les glaces. L’air était devenu vif.

Il y avait une assez longue distance de la plaza de Toros à l’hôtel de la marquise, situé près du palais. — Le temps du trajet fut cependant bien court !


— Oh ! tu m’aimeras toujours, n’est-ce pas ! me dit Piedad à voix basse, s’appuyant avec abandon sur moi, comme nous montions l’escalier de son appartement.


lord feeling
  1. Voyez pour la course d’été la livraison du 1er novembre 1831.